16 La chambre des tapisseries

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En fin d'après-midi, la lumière avait cette pâleur de porcelaine qui ne blesse pas les yeux. Élise arrangeait sans y penser un bouquet de tiges sèches sur le comptoir quand elle l'aperçut à travers la vitre : il avançait d'un pas plus clair qu'à l'ordinaire, les épaules droites, les mains vides. Elle eut ce petit battement de cœur qu'on a en reconnaissant de loin une silhouette devenue familière — non qu'on l'attende, mais parce qu'on sait déjà quelle place prendre pour qu'elle vous trouve.

La clochette tinta. Raphaël entra, referma la porte derrière lui comme on retient un souffle. Ils se dirent bonjour d'une même voix basse. La lampe allumée près du comptoir creusait autour d'eux une zone de miel. Sur la table, trois verres d'eau attendaient comme des promesses modestes.

— Vous travaillez ? demanda-t-il, en désignant d'un signe de tête les cadres posés contre le mur.

— J'essaie, répondit-elle. Parfois j'ai l'impression que les murs savent mieux que moi où les œuvres doivent aller.

Il sourit. Un silence coula entre eux, doux comme un tissu qu'on déplie.

— J'ai pensé… dit-il, puis se ravisa. Si vous n'êtes pas trop prise : on pourrait marcher un peu. Il n'y a pas de pluie, c'est presque un événement. Et… si vous voulez… la Tapisserie est ouverte encore une heure. J'ai envie d'y retourner depuis des jours. Je n'y ai fait qu'un passage depuis que je suis ici. J'aimerais la voir avec vous.

Il avait dit cela sans solennité, comme on propose un pain encore tiède. Le mot avec vous ne sonnait pas comme une invitation, mais comme une justesse.

Élise baissa les yeux un instant. Dans la poche intérieure de sa veste, l'enveloppe qu'elle avait écrite l'avant-veille appuyait sa présence, fine et chaude comme une fièvre. Elle posa la main sur sa poche, presque sans y penser, puis releva la tête.

— Oui, dit-elle.

Ils sortirent ensemble. La ville avait basculé dans ce gris vivant des fins de jour. Les pavés, nettoyés par les averses passées, renvoyaient des éclats sourds. La cathédrale, à l'angle de la rue, se dressait comme un rocher qu'on n'a pas besoin de regarder pour le savoir là. Ils marchèrent sans précipitation.

Au coin d'une librairie, Raphaël cueillit d'un geste la poignée de la porte pour laisser passer une mère et son enfant ; l'enfant tenait un livre à deux mains comme une miche. Élise regarda cette scène avec un sourire qui était autant pour l'enfant que pour l'homme qui s'était écarté.

Le bâtiment qui abritait la Tapisserie les accueillit avec sa sobriété de pierre. À l'intérieur, l'air avait une température sage, attentionnée. On leur tendit des billets, on leur proposa un appareil audio ; ils refusèrent d'un même mouvement. Ils voulaient voir d'abord, entendre ensuite, ou pas.

Un couloir, une porte, et la pénombre, enfin. La salle s'ouvrait comme une nef basse. Une longue vitrine courait à hauteur d'yeux — un ruban de verre derrière lequel le récit, cousu sur lin, défilait à pas de laine. Des pas étouffés, des voix réduites au chuchotement. La lumière, calculée pour ne pas blesser, posait ses mains fines sur les fils. On avait l'impression de pénétrer dans un temps qui s'était endormi sans mourir.

Ils s'approchèrent. Les premières scènes s'offrirent à eux avec cette simplicité qui n'est jamais simple quand elle a traversé des siècles : des hommes, des chevaux, des mains qui montrent, un roi sur son siège, un autre qui jure. Élise sentit tout de suite ce qui la retenait : ce n'était pas tant l'histoire — qu'elle connaissait à grands traits — que le travail des points, ces milliers de gestes minuscules par lesquels des femmes inconnues avaient décidé de tenir au monde un récit trop grand pour une bouche. Elle s'approcha encore, versa les yeux dans la trame. L'aiguille avait passé et repassé, patiemment, obstinément, comme on insiste sur une douleur pour qu'elle se transforme enfin en forme.

— Regardez, murmura Raphaël, la bordure.

Il montrait du doigt ces bêtes, ces feuillages, ces fables qui couraient en marge, comme une rivière parallèle : chiens, renards, oiseaux à l'œil rond, créatures mi-humaines mi-animales qui se poursuivaient, s'attrapaient, se mordaient et se lâchaient. On eût dit que pendant que le centre racontait la grandeur, la marge recueillait les rumeurs, les entêtements, la part obscure que la gloire ne veut pas.

— Ce sont les voix basses, dit Élise. Celles qui ne savent jamais si elles doivent prévenir ou se taire.

Raphaël tourna le visage vers elle. Il avait envie de lui dire que sa voix à elle était de ces voix-là, mais il se retint. Il y a des compliments qui sont des cages.

Ils avancèrent le long de la vitrine. Les scènes se succédaient avec quelque chose de l'inexorable : un banquet où l'on découpe une viande rose, un départ, des navires serrés comme des phalanges, des voiles blanches gonflées d'un souffle venu de plus loin qu'eux.

C'est alors qu'Élise la vit.

Une silhouette, là-bas, de l'autre côté de la salle. Près de la sortie, dans la pénombre. Une femme seule. Immobile. Qui les regardait.

Mathilde.

Le cœur d'Élise se serra. Elle sentit son souffle s'accélérer. Elle détourna les yeux, fit mine de s'intéresser à la scène devant elle, mais ses mains tremblaient légèrement.

Elle est là. Elle nous a suivis. Elle ne nous lâche pas.

Elle jeta un coup d'œil discret vers Raphaël. Il regardait la Tapisserie, absorbé, paisible. Il n'avait rien vu.

Dois-je lui dire ? Maintenant ? Ici ?

Non. Pas ici. Pas dans ce lieu. Pas dans ce moment.

Elle inspira lentement, essaya de se calmer. Quand elle releva les yeux vers l'endroit où se tenait Mathilde, la silhouette avait disparu.

Est-ce que je l'ai imaginée ?

Non. Elle était là. Elle en était certaine.

Élise s'arrêta devant un bateau. Les marins, avec ces visages de profil que l'on croit toujours trop simples jusqu'à ce qu'on y lise une inquiétude, tenaient des cordages qui, d'un point à l'autre, faisaient des diagonales comme des cicatrices nettes.

— Traverser, dit Raphaël, c'est toujours commettre un geste qu'on ne peut pas annuler. Le port de départ se détache, la mer prend, et l'autre rive n'existe pas encore. Le bateau, c'est la seconde où l'on n'appartient à rien.

— Vous parlez comme si vous aviez pris la mer, répondit Élise sans ironie, mais sa voix tremblait légèrement.

— Je l'ai prise sans eau, dit-il. J'ai fait un trajet sans géographie.

Elle eut envie de serrer ses doigts dans les siens. Elle posa sa main sur la vitre, puis la retira, comme si la Tapisserie pouvait avoir la peau. Mais son geste était moins sûr qu'avant. Quelque chose s'était brisé.

Plus loin, une étoile à queue apparut au-dessus de têtes levées. Un doigt pointa, une bouche s'ouvrit. Les visages n'étaient que des traits, et pourtant on entendait l'aspiration, la crainte, l'évidence qu'un signe a traversé le tissu des humains pour les prendre par le col.

— On dit comète, murmura Élise, et le mot suffit pour qu'on accuse le ciel.

— Les signes n'ont de force que parce que nous la leur donnons, répondit-il. Mais j'ai appris que cela ne change rien : on les regarde, on plie, on obéit. Ce qui avance derrière la lumière est plus grand que nous.

Il ne parlait pas de l'an mille. Elle ne lui fit pas l'affront de le ramener au présent. Ils laissèrent la comète sur ses airs d'aiguille en feu.

Mais Élise ne pouvait s'empêcher de regarder autour d'elle, cherchant la silhouette de Mathilde. Elle n'était plus là. Ou peut-être était-elle cachée, quelque part dans l'ombre.

Ils allèrent encore. Le récit prenait appui sur des gestes : une main sur une épaule, une poignée de doigts posée sur une bible, une lame qui s'élève, des bannières qui claquent, un cheval qui tombe. Les laines rousses, bleues, vertes, tissaient des champs d'obéissance.

Élise, à un moment, se pencha presque trop. Elle cherchait la couture, le point où la couleur change sans qu'on le voie. Elle songea à ses propres jours : elle n'avait pas décidé, un matin, d'être dite froide ; la nuance avait été si lente, si patiente, qu'elle lui semblait aujourd'hui tenir à la fibre. Elle murmura pour elle-même :

— C'est au bord qu'on bascule.

— Pardon ?

— Rien, dit-elle, et elle sourit. Mais le sourire ne touchait pas ses yeux.

Raphaël la regarda, sentit quelque chose. Un trouble. Une tension.

— Ça va ? demanda-t-il doucement.

— Oui. Oui, ça va.

Mais elle ne le regardait pas. Elle regardait la sortie.

Ils arrivèrent à cette scène toujours étrange où une femme voilée fait face à un homme tonsuré ; une main s'avance entre eux.

— Légende mystérieuse, cause perdue dans les plis de l'histoire ; il n'y a pas de mode d'emploi pour les énigmes plus anciennes que nous.

Élise resta longtemps devant, non pour résoudre, mais pour accepter de ne pas comprendre. Elle pensa à toutes les conversations qu'elle n'avait pas eues, à toutes celles où elle avait laissé une main suspendue. Si la Tapisserie avait été sa vie, ce panneau-là aurait tenu la moitié du mur.

— On lui a donné un nom, dit Raphaël, mais personne ne sait ce que le nom veut dire. Parfois, c'est plus juste ainsi. On ne sauve pas tout avec des étiquettes.

— Les noms, dit-elle, sont des vêtements. Parfois ils couvrent, parfois ils étouffent.

Il la regarda avec cette reconnaissance muette qu'on a pour quelqu'un qui vous rend à égalité dans vos métaphores.

La suite les happa : le choc, les chevaux embouchés, les lances comme une forêt couchée sur le côté, la mêlée, la chute. Les fils rouges, ici, prenaient une densité presque humide. On aurait voulu détourner les yeux ; on restait.

Raphaël sentit sa main à elle se rapprocher de son bras, à quelques centimètres, puis s'écarter comme un souffle. Ils tinrent leur distance avec un soin qui ressemblait à de la pudeur, mais qui était déjà une affection.

— Ce qui m'étonne, dit Élise dans un souffle, c'est que tout cela, si grand, tienne dans ces points minuscules. C'est presque une injure contre le destin que de croire qu'on peut lier une bataille avec de la laine.

— Ou bien, dit Raphaël, c'est un acte de foi : on ne dompte pas le grand, on le coud à notre mesure.

Il aurait voulu dire c'est ce que vous faites avec votre vie, mais il se tut. Les phrases, chez lui, avaient appris à s'asseoir avant de se lever.

Ils atteignirent la fin. La vitrine, ici, se refermait comme une phrase qui n'ose pas le point. À la sortie, un banc dans l'ombre ; ils s'y assirent sans se consulter. Une famille passait, chuchotait devant un bateau ; un enfant tapotait la vitre du bout de l'ongle et la mère lui retenait la main sans dureté. Une gardienne ajustait la lanière de sa chaussure, l'air de n'être là que pour que le temps n'abîme pas ce qui l'avait déjà précédé.

— Il y a des jours, dit Raphaël, où je me dis que je préfère cela aux livres. Les livres font du bruit, même quand ils ne le veulent pas. Cette Tapisserie… elle persiste. Elle n'impose rien. Elle est.

— Elle a la politesse des choses qui savent qu'elles survivront, répondit Élise.

Mais sa voix était lointaine. Elle pensait à Mathilde. À cette silhouette dans l'ombre.

Ils restèrent ainsi, à ne pas parler, assez longtemps pour que la lumière gagne encore en douceur. La lettre, dans la poche d'Élise, chauffait son flanc comme un petit animal fidèle. Elle imagina un instant la sortir, la glisser entre ses doigts à lui, ici, dans cette pénombre où tout est presque sacré. Puis elle jugea que ce serait trahir la Tapisserie : on n'impose pas son présent à ce qui tient ensemble tant d'hier.

Elle se promit un geste plus simple, plus vivant. Elle posa la main sur sa poche, sans regarder. Elle sentit l'angle de l'enveloppe. Elle pensa : tiens encore un peu.

— Vous savez coudre ? demanda Raphaël soudain, comme s'il avait entendu le froissement du papier.

— Un peu. Ma mère m'y forçait les dimanches où il pleuvait. Je fais des points qui tiennent sans être jolis. Et vous ?

— Je défais mieux que je ne fais. En écriture, en couture, en tout. J'essaie de croire que défaire n'est pas gâcher. Que c'est préparer.

— Défaire, dit Élise, c'est admettre qu'on a cousu trop serré.

Ils échangèrent un regard qui contenait plus que leurs phrases. Puis ils se levèrent. En quittant la salle, ils passèrent par un couloir où des panneaux expliquaient, en lettres sages, la technique, les dates, l'origine. Ils parcoururent sans lire. Les détails restaient utiles au monde, mais leur visite à eux avait l'échelle des voix basses.

Une photo montrait des mains modernes qui reprenaient un fil ; Élise s'y attarda un instant. La peau, autour de l'ongle, portait ces petites peaux levées qui disent les habitudes, les entêtements. Elle pensa à ses propres doigts, à cette façon qu'ils ont de se raidir pour tenir ce qui ne doit pas tomber.

Dehors, l'air la prit aux joues. Ils restèrent une seconde devant la façade ; l'heure avait changé l'angle de la lumière, la pierre s'était feutrée. La ville reprenait, avec ses vélos, ses voix, ses chiens, ses vitrines un peu ternes.

Élise regarda autour d'elle. Cherchait Mathilde. Mais la rue était vide.

Ils marchèrent vers la rivière. Un jeune couple passa, se cognant d'épaule avec l'insouciance des évidences ; derrière eux, une vieille dame traînait un cabas à roulettes dont les roues piaillaient. Le monde, décidément, n'attendait personne.

— Je pensais, dit Raphaël, à ce que vous avez dit de la bordure. Les bêtes, les fables, les petites violences aux marges. C'est peut-être cela qui nous sauve, au fond : tenir le centre sans renier la marge. Laisser les rumeurs parler, et continuer malgré elles.

— Les rumeurs finissent par fatiguer, dit Élise. Elles se mangent entre elles.

— Elles sont l'enluminure du malentendu.

— Et nous, fit-elle avec un sourire, sommes la phrase principale ?

— Nous essayons, répondit-il.

Il y eut dans ce nous une simplicité sans emphase, qui la traversa comme une chaleur droite.

Ils longèrent l'Aure. L'eau tenait son discours de bas sous la pierre. Un banc les attendait, et ils s'y assirent une minute. Le vent, venu d'un jardin voisin, apporta une odeur de linge humide. Élise rangea une mèche derrière son oreille ; son geste disait qu'elle avait oublié de se protéger, qu'elle n'en mourrait pas. Raphaël regarda ses mains : elles ne tremblaient pas. C'était déjà beaucoup.

— J'ai pensé aux lettres qu'on n'envoie pas, dit-il sans la regarder, comme s'il parlait à la rivière.

Elle tourna la tête. Le cœur battit. Ces mots-là. Maintenant.

— Les lettres ? répéta-t-elle, la voix à peine audible.

— Celles qu'on n'envoie pas. J'en ai des tiroirs pleins. À des morts, à des vivants, à des versions de moi. Je crois que ce sont elles qui m'ont empêché de devenir ce que les journaux voulaient. Les lettres non envoyées sont nos garde-fous.

Elle inspira, discrètement. Sa main effleura sa poche, instinctivement. Il ne savait pas. Mais il avait dit exactement ce qu'il fallait.

— Alors, dit-elle doucement, je vais bien. J'ai un garde-fou dans la poche.

Il la regarda, surpris. Puis il comprit. Ses yeux s'éclairèrent — quelque chose entre la reconnaissance et l'émerveillement. Ainsi, elle aussi. Il sourit, troublé, et il rit de ce rire nouveau qui n'avait pas d'issue bruyante mais s'installait comme un invité naturel.

Ils restèrent encore un peu. Puis ils se levèrent. La nuit commençait, douce et rapide. Ils remontèrent la rue dans une sorte de pause mobile. Devant la porte de la galerie, Élise s'arrêta :

— Voulez-vous entrer ? J'ai… un cadre à déplacer. Deux mains valent mieux qu'une.

— Deux mains maladroites aussi, dit-il.

— Surtout.

Ils entrèrent, remirent la lampe. Dans la lumière basse, la galerie reprit cette allure de salon partagé. Ils poussèrent un cadre, reculèrent, revinrent, mirent la tête de côté, hésitèrent d'un même mouvement.

Dans la proximité du geste, Élise perçut son odeur. Boisée, ambrée, avec quelque chose de sauvage — comme un feu qui brûlerait encore sous une nuit froide, dans une immensité vide. Une fraîcheur d'abord, légère, presque vive. Puis une chaleur plus profonde, enveloppante, avec une note douce, presque vanillée, qui s'attardait sur la peau. Cela la troubla plus qu'elle ne l'aurait voulu.

C'était presque comique, et cela leur fit du bien. Enfin, le tableau trouva sa place : trois centimètres à gauche, deux plus bas. Rien, et tout.

— Là, dit Élise.

— Là, confirma Raphaël.

Ils se tournèrent l'un vers l'autre. L'odeur flottait encore entre eux, discrète mais tenace. Les mots, de nouveau, manquaient, mais il n'y avait plus d'urgence à les trouver.

Puis Élise prit une inspiration. Elle devait le dire. Maintenant.

— Elle était là, lâcha-t-elle.

Raphaël fronça les sourcils.

— Qui ?

— Mathilde. À la Tapisserie. Elle nous observait. Encore.

Le visage de Raphaël se vida de ses couleurs. Il pâlit.

— Quoi ?

— Je l'ai vue. Dans la salle. Elle était là, dans l'ombre. Elle nous regardait.

Un silence. Puis, d'une voix tendue :

— Vous lui avez parlé ?

— Non ! Non, bien sûr que non. Je l'ai vue, c'est tout. Et quand j'ai voulu la regarder à nouveau, elle avait disparu.

Raphaël expira lentement, comme s'il se libérait d'un poids. Puis il passa une main sur son visage.

— Bien. C'est bien. Vous avez bien fait de ne pas lui parler.

Il s'approcha du comptoir, sortit son téléphone.

— Quelle heure c'était ?

— Vers... dix-sept heures, je pense. Peut-être un peu après.

Il nota dans son téléphone, les gestes méthodiques.

— Lieu : Musée de la Tapisserie de Bayeux. Heure : 17h05 environ. Comportement : observation à distance. Pas de contact verbal.

Il releva les yeux vers elle.

— C'est une preuve de plus. Elle vous suit dans des lieux publics. Mon ami avocat a dit qu'il fallait tout noter. Les dates, les lieux, les circonstances. Ça construit le dossier.

Élise sentit un frisson la parcourir.

— Combien de temps ça va durer ? Combien de fois elle doit me suivre avant qu'on puisse faire quelque chose ?

Raphaël serra les mâchoires, frustré.

— Je ne sais pas. Mais chaque fois, on note. Et si elle vous approche, si elle vous parle directement, vous ne répondez pas. Vous partez. Et vous m'appelez immédiatement.

— Et si elle me suit jusque chez moi ?

— Vous ne rentrez pas. Vous allez dans un lieu public, un café, n'importe où. Et vous m'appelez. Je viens vous chercher.

Un silence lourd s'installa. Élise sentit les larmes monter, mais les retint.

— C'est injuste, dit-elle doucement. Je ne peux rien faire. Je dois juste... attendre qu'elle fasse quelque chose de pire ?

Raphaël s'approcha d'elle, mais ne la toucha pas. Juste près. À distance respectueuse.

— Je sais. C'est injuste. Mais si vous la contactez, si vous allez lui parler, elle pourrait retourner la situation. Dire que c'est vous qui la harcelez. Mon ami a été très clair là-dessus : on ne prend aucun contact. On documente. Et on attend d'avoir assez de preuves pour agir.

Élise hocha la tête, les yeux brillants.

— D'accord.

— Mais je vous promets une chose, dit Raphaël, la voix ferme. Si elle vous menace, si elle vous fait peur, on n’attend pas. On va directement au commissariat. D'accord ?

— D'accord.

Élise glissa sa main dans sa poche, sentit l'enveloppe. Elle la retira jusqu'à moitié, puis la relâcha. Pas esquive : mesure. Elle la portait pour apprendre son poids. Tout geste a besoin de répétitions invisibles avant de se montrer.

— Merci, dit-elle. Pour la Tapisserie. J'avais oublié que le temps peut tenir dans de si petites coutures.

— Merci à vous. Vous m'avez appris à regarder la marge. Sans elle, je n'aurais vu que la bataille.

Il fit deux pas vers la porte, s'arrêta, se retourna :

— Je ne suis pas pressé, vous savez. Tout ce qu'on ne dit pas aujourd'hui... on peut le dire demain. Ou après. Je saurai attendre.

Elle inclina la tête. Il sortit. La porte se referma sur un courant d'air qui fit trembler le bouquet sur le comptoir. Elle s'approcha, redressa une tige. Elle resta un moment debout, immobile, la main sur la poche, à écouter le corps du bois. Puis elle éteignit.

Dehors, la nuit avait pris ses habitudes. La ville s'enroulait dans ses bruits tenus. En marchant jusqu'à chez elle, elle se répéta à mi-voix, comme un enfant qui apprend un poème : tenir le centre, laisser vivre la marge. Dans son manteau, l'enveloppe se posait contre elle avec cette délicatesse qu'ont les choses qui ne pressent pas.

Dans sa tête, les chevaux couchaient leurs crinières en diagonale, les navires filaient sur des lames de fil, la comète passait sans punir. Et, partout, l'aiguille allait, revenait, reprenait, trouait, refermait. La vie entière, soudain, paraissait praticable : un tissu à reprendre, pas un drap mort.

Mais il y avait aussi cette ombre. Mathilde. Qui les suivait. Qui les observait. Qui ne lâchait pas.

On note. On documente. On attend. Comme une prisonnière de sa propre vie.

Chez elle, elle posa la lettre sur la table, à côté du carnet bleu au ruban miel. Elle n'ouvrit ni l'un ni l'autre. Elle fit chauffer un peu de lait, ajouta un doigt de miel — elle rit de cette logique —, but la tasse debout, les yeux fermés.

Elle pensa au bateau : entre deux rives, il y a des secondes où l'on n'appartient à rien. Elle pensa à eux deux, à leur manière d'avancer à pas cousus. Elle pensa au lendemain qui viendrait, avec ses papiers, ses cadres qui ne seront jamais tout à fait au bon endroit, ses verres d'eau, ses lampes allumées à la bonne heure.

Elle pensa aussi à Mathilde. À cette attente. À cette impuissance.

Combien de temps encore ?

Et elle se coucha, moins confiante qu'elle ne l'aurait voulu, avec dans le corps la sensation claire d'avoir trouvé un fil à tenir — mais aussi la conscience qu'une main invisible tirait sur ce fil, menaçait de tout défaire.

Elle éteignit. Dans l'ombre, la lettre respirait.

Et quelque part dans Bayeux, Mathilde veillait.

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