Chapitre 2 - Enfance

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Enfance

Un jour, papa est mort. Mais je serai plus précis que L'Etranger. C’était un soir de pluie et de fête, il s’appelait Nikolaï Aleksandrovitch Karenine, et il avait 39 ans.

Jamais je n’ai accepté que la mort puisse être pour lui ce qu’elle est pour ma mère. Elle ne fut qu’une ligne insipide sur mes papiers d’identité, tandis qu’il a construit tout ce que je suis, tout ce que je vis, tout ce que je crois. Je le sens et je l’aime tous les jours, par sa langue que je parle à mes enfants, par les livres qui lui étaient si chers, par les larmes de môme qui parfois montent encore à mes yeux d’adulte.

Il suffit que je ferme les yeux pour le voir, si beau, si droit, si drôle, avec ses cheveux blonds qui lui tombaient sur le front et ses yeux bleus plus sombres que les miens. Il était bibliothécaire au consulat de Russie à Vancouver, il m’inondait de contes fantastiques et de légendes merveilleuses. J’ai appris l’anglais à l’école sans aucun problème. Mais à la maison, c’est en russe que mon papa m’a appris à lire et à aimer. Il me parlait souvent de son pays, et cette terre immense dont je ne connaissais que les sons me faisait rêver. Quand mon papa me prenait sur ses genoux, le russe se faisait doux et caressant comme L'Invitation au Voyage.

J’ai passé mon enfance dans une banlieue de Vancouver arrosée de soleil. Je n’avais pas ma maman pour soigner d’un bisou magique tous mes petits bobos, mais pour le reste, ma vie était fabuleusement banale. Je tenais la porte de l’ascenseur aux mémés de l’immeuble, je faisais du charme et des caprices pour avoir des bonbons, je fuyais les musées et les épinards.

Le jour de mes quatre ans, mon papa m’a présenté en rougissant une minuscule Québécoise brunette et guillerette. Elle s’appelait Marie et elle avait un accent rigolo en anglais. Elle était vive comme il était timide, diplomate comme il était gauche, jolie comme il était beau. Elle s’est très vite installée avec nous, je l’ai adoptée sans y penser ; et j’ai été très heureux le jour où mon papa lui a donné son nom.

Marie a bousculé nos petites habitudes avec la fraîcheur d’une brise marine. Elle travaillait à l’aquarium de Vancouver, et c’était pour moi le plus beau métier du monde. Elle ne s’occupait pas de grands requins blancs, mais de petits poissons multicolores. Pourtant il n’en fallait pas plus pour m’impressionner, et j’ai passé des heures à rôder dans les allées noires et bleues de cet aquarium. J’étais complètement fasciné par cette faune silencieuse comme un arc-en-ciel.

Souvent, quand mon papa travaillait le samedi, Marie m’emmenait voir les baleines sur un bateau plein de touristes. Les gens pensaient qu’elle était ma mère et je rêvais souvent qu’ils avaient raison ; les petites gaffes de ces inconnus la faisaient sourire, mais je crois que Marie en était fière. Je tenais à elle, très fort, tous les jours ; elle m’a aimé et façonné de tout son cœur.

Malheureusement tout cela n’a pas duré bien longtemps, et L’Arrache-Cœur a été impitoyable. Notre bonheur s’est arrêté, brutalement, irrémédiablement, terriblement.

J’avais neuf ans et demi et c'était le soir du Nouvel An. Marie était en vacances à Montréal, et j’avais mon papa pour moi tout seul. Il avait préparé un dîner russe pour l’occasion et ma gourmandise enfantine s’impatientait joyeusement.

Soudain la sonnerie de l'interphone a explosé dans la chaleur du salon. Mon papa a ouvert la porte, et son sourire si doux s’est fait opaque et fuyant.

Elle était vieille et droite comme la mort. Ses yeux semblaient coulés dans le plomb, ses mains taillées dans la glace, sa beauté éclatante perdue dans le temps et le maquillage. Elle s’appelait Tristana et elle était ma grand-mère. Elle ne m'a même pas regardé, et je n'ai pas eu le temps d'exister pour elle : c’est contre elle qu’il m’a fallu survivre. Elle m'a glacé immédiatement et définitivement. Je me suis roulé en boule de sueurs froides et je me suis caché derrière mon papa.

Elle s'est mise à parler un français coupant et cristallin que je ne comprenais pas, et face auquel les mots de mon papa sonnaient froids et peureux. J'ai vu quelques gestes qui me font croire aujourd’hui qu'elle voulait coucher avec lui. Je sais que mon papa était beau et qu'elle était folle. Mais je ne comprends toujours pas pourquoi elle a débarqué ce soir-là comme une tempête de grêle.

Elle a dîné avec nous et je n’avais plus faim. Le repas avait un goût amer, comme un soupir brumeux ou comme un poison âcre. Je suis allé me coucher sans attendre minuit : j’ai fait un bisou à mon papa et je me suis écroulé sur mon lit. Ensuite j’ai dormi trop lourdement, trop longtemps.

Le lendemain, je me suis levé tard et je l’ai trouvée tranquillement avachie dans la cuisine. Elle a eu l’air surprise de me voir, et elle m’a dit quelque chose que je n’ai pas compris. Je suis allé voir mon papa dans sa chambre. Il était trop froid, trop pâle, trop dur. Il était mort depuis plusieurs heures. J’ai bêtement essayé de le réchauffer en me serrant contre lui, mais je n’ai réussi qu’à me glacer le sang.

J’aurais aimé le suivre dans son dernier Voyage au Centre de la Terre. Mais mon papa est parti tout seul : seul face à la mort comme je restais seul face à elle. J’étais ivre de trouille et j’ai voulu appeler la police, les voisins, les pompiers. Mais elle n’a prévenu personne, elle m’a fixé froidement jusqu’au soir en ruminant ses folles pensées.

À la nuit tombée, elle a pris mon passeport dans un tiroir, ma main dans la sienne, et l’avion pour l’Europe.

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