Chapitre 11 - Déliquescence - partie 1

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- XI -

Déliquescence

(partie 1)

Les livres ont toujours craché des flots d’histoires de guerre, comme si l’encre pouvait diluer le sang. C’est sûrement ce qu’on appelle se faire un sang d’encre. On noie la vérité sous un flot de paroles, on la pare d’éloquence en espérant que personne n’aura l’idée de la déshabiller.

Alors on cause, on théorise et on chronique. Les points de mire deviennent points de vue, et chacun brandit sa vision personnelle des choses et de l’horreur. Pour les uns, la guerre est une carte d’état-major grandeur nature, avec des petits pions jaunes et bleus qu’il faut remplacer au fur et à mesure qu’ils tombent. Pour les autres, la guerre ressemble à un joli manuel scolaire, avec des soldats un peu trop naïfs, un peu trop jeunes, mais gonflés de patriotisme, et qui ne manquent jamais de sourire pour la photo officielle.

Ma guerre à moi fut un mariage glorieux et stérile entre Le Rouge et le Noir.

Mon porte-avions était un gigantesque monument aux morts, avec des nerfs d’acier et une volonté de fer. Je dormais dans un sous-sol avec plusieurs collègues, sur une couchette dont les dimensions et l’hospitalité évoquaient irrésistiblement celles d’un cercueil. Nos nuits étaient peuplées d’éclairs et de ronflements sonores, et nous nous réveillions tous les matins sur un air de marche militaire.

Ensuite nous déjeunions en courant avant de nous risquer à nos postes. Les pilotes déployaient leurs ailes au-dessus des flots clairs, pour larguer Les Armes de la Nuit sur des cibles mouvantes et anonymes. Et ils rentraient le soir complètement épuisés, avec la désagréable impression d’avoir vu des gens mourir pour rien. Après tout, ils ne s’étaient donné que la peine de naître, mais au mauvais moment et au mauvais endroit.

La guerre est Une Sale Histoire et un piège à illusions. Certains pensaient boucler l’affaire en un mois et rentrer chez eux avec les honneurs de la mère patrie ; ils n’ont pas tardé à déchanter. Une atmosphère de sourd désespoir planait dans les entrailles pourtant effervescentes du porte-avions.

Nous ne recevions que peu de nouvelles de l’extérieur, quelques informations, quelques courriers, mais cela ne suffisait pas pour nous intégrer à la marche du monde. La seule fois où j’ai vu mon nom sur une enveloppe, c’était un faire-part de naissance : ma sœur avait eu une petite fille, prénommée Claire Alessandra. Livia avait ajouté quelques lignes pour dire que tout allait bien pour elle mais que ce n’était pas une excuse pour ne pas lui donner de nouvelles de moi. Mon tontonnat m’a fait bien plaisir : c’était une belle nouvelle irréelle dans la grisaille de mon quotidien.

Je passais mes journées à attendre les ordres, la mort, la paix. Le service rendait supportable la marche des heures ; mais tout le reste du temps, je m’ennuyais. La mort ne voulait pas de moi. Mourir Pour des Idées, d’accord, mais Les Copains d’Abord.

Alors je regardais tous ces corps que l’Europe et l’Amérique jetaient à la mer, enroulés dans un drapeau étoilé. L’eau se refermait sur eux et cela me faisait peur, parce que du moment qu’elle les tenait, la mort se moquait de savoir si c’était au champ d’honneur ou ailleurs qu’elle les avait attrapés.

Cette guerre-ci a duré près de dix mois ; et puis un jour, j’ai été envoyé à terre et la guerre a changé de visage. Elle n’était plus logique, aseptisée, chirurgicale. Elle s’est mise à sentir les cris rougeoyants, les plaies noirâtres, les mouches bleutées et la brillante absurdité de La Condition Humaine. Cela n’avait plus grand chose à voir avec une guerre de conviction, pure et idéaliste. Au contraire, c’était très terre à terre, et infiniment simple. Il fallait saigner pour vivre et vivre pour saigner.

Je n’ai pas su réagir face à cette horreur officielle. Je n’avais pas la force de défendre si chèrement ma peau, et je n’ai pas tardé à m’effondrer devant Le Dernier Jour d’un Condamné sans cesse renouvelé. Je me sentais seul comme un môme et L’Amour de Loin m’avait anéanti. Catalina me manquait à l’infini, son absence me paniquait complètement. Alors j’ai pris mon cœur à deux mains, et je lui ai écrit, parce que je ne savais pas quoi faire d’autre. Je lui ai dit "je t'aime" comme un dernier soupir.

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