XLI.

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Observations : chaque fois que Mécanâme connaît des soubresauts, la zone du Cerveau-Cœur liée à la douleur s’active [...]. Les nerfs qui envoient une impulsion électrique d’importance sont tous reliés au secteur éboulé d’où Raxoir a envoyé ses messages d’alerte. [...] Conclusion : il est nécessaire d’envoyer des Méca-Médecins aux coordonnées indiquées afin de traiter directement la zone blessée. Requête : nous demandons l’envoi de mineurs pour déblayer le passage avec la délicatesse requise pour ne pas aggraver les lésions.

(Rapport méca-médical sur le Séisme n°21, extrait)

Kalax et Gudrun s’étaient éclipsés depuis vingt minutes quand le séisme secoua Husgard. Dans le Grand Hall, la voix tonnante de l’amorce résonna comme un sinistre avertissement. Les vibrations des fondations ébranlèrent les piliers de soutènement, soulevant un nuage de poussière.

— Par le glacier de Morteldar ! tonna Jötunn. Sous les tables, vite !

Tous les autres émissaires obtempérèrent. Tous, sauf Eir.

— Que faites-vous, amie ? demanda la Dame du Nord. Venez vous abriter !

— Non. Mon peuple et ma fille adoptive sont en danger. Je dois les protéger.

— Ils sont plus à l’abri au campement, où il n’y a aucun bâtiment solide, que nous ici. Venez ! insista Solveig.

— Non.

La vieille femme têtue fit un pas vers la sortie. Elle ne put aller plus loin : ses pieds refusaient de quitter le sol. Elle haussa les sourcils et baissa le regard, avant de le reporter vers l’émissaire Sylvâme.

— Sire Trom… Lâchez-moi.

Sa voix charriait des glaçons. Elle n’appréciait guère ce qu’elle avait vu : de longues racines avaient été déployées jusqu’à elle et s’étaient enroulées solidement autour de ses chevilles.

— Je refuse, ô chêne du Bosquet Guérisseur. Votre vie est trop précieuse pour vous laisser la gaspiller ainsi.

Tout en parlant, Trom la ramenait lentement à lui en rétractant ces racines qui agaçaient tant la Grande Mère. Lèvres pincées, elle n’eut d’autre choix que de se laisser faire. Il n’y avait pas plus implacable que la force de la végétation en ce monde. Mais tout de même, quelle humiliation !

— Cela suffit, cracha-t-elle. Je me rends à vos conseils, je vais rester ici.

Ses pieds se libérèrent et bientôt, elle était accroupie sous une table avec les autres. Juste à temps : le tremblement qui secoua soudain l’édifice était titanesque en comparaison de son amorce. Le fracas d’objets se brisant dans leur chute retentit autour d’elle, à peine audible dans le hurlement rageur de la terre torturée. La vieille femme sentit ses oreilles tinter et ses dents s’entrechoquer malgré ses mâchoires serrées. Repliée sur elle-même, la tête rentrée dans les épaules, elle attendit pendant ce qui parût une éternité que Mécanâme cesse de se tordre de douleur.

Enfin vint le silence. Aux acouphènes près. Comme dans un rêve, Eir se redressa et repoussa derrière les oreilles quelques mèches de cheveux blancs échappées de sa tresse.

Gudrun. Je dois vérifier comment elle va.

Son vieux cœur dansait la sarabande dans sa poitrine osseuse. Un mauvais pressentiment lui serrait la gorge. Elle s’extirpa de sous son abri en défiant du regard les autres émissaires. Pas un ne la retint. Pourtant, eux aussi devaient avoir pensé aux répliques possibles du séisme. Quand elle ouvrit les lourds battants en ahanant, une âcre odeur de fumée vint agresser ses narines. Elle se retourna vers les autres.

— On dirait bien qu’il y a un incendie. Peut-être plus. Solveig, vous devriez organiser les secours. Jötunn, les givrepierres que vous avez amenées risquent de servir à nouveau.

Sans attendre de réaction de leur part, elle sortit. Derrière elle, elle entendit vaguement les autres bouger, même si elle n’avait pas récupéré toute son ouïe.

Dehors, c’était le chaos. Des gravats encombraient les rues : les bâtisses les moins solides n’avaient pas résisté. Le feu n’avait pas pris dans le village même : à cette heure-ci, les âtres étaient froids. Les Hommes du Nord n’allumaient de feu que le soir. Par contre, du côté des Monts Miniers, la fumée nauséabonde qui enflait au-dessus du Bosquet augurait mal de l’état des Forges.

Pas le temps de m’en inquiéter. Je dois retrouver Gudrun, et vite. Ô Guérisseur, faites qu’il ne lui soit rien arrivé.

Eir accéléra le pas, puis se mit à courir. L’appréhension lui donnait des ailes. Elle zigzagua entre les décombres, esquiva une poutre. Une réplique vint secouer Husgard en une quinte de toux incontrôlable, quoique moins violente que le rugissement précédent. La vénérable Deux-âmes se réfugia sous le premier porche venu en vitupérant contre cette perte de temps. Dès que le sol s’apaisa, elle repartit de plus belle. Elle atteignit la porte Nord-Ouest de Husgard, maudit le Chaos en voyant qu’elle n’était plus praticable, fila vers la porte Nord-Est et tourna à gauche pour filer au campement de sa tribu. Les tentes gisaient au sol, mais ce n’était pas bien grave. Les siens s’affairant déjà à les remettre en place et à réparer les dégâts.

Quand elle parvint au tipi effondré de sa protégée, elle ne trouva ni celle-ci, ni Kalax, ni le Marteau des Âmes. Le cœur battant et le souffle court, elle se pencha, les mains appuyées sur ses genoux, en attendant que sa respiration s’apaise. Où la jeune fille avait-elle bien pu partir ? Ce n’était pas normal. Elle fit le tour des restes épars de l’abri dévasté. Des fragments de poterie, un coffre défoncé, des vêtements froissés et une Cage d’Os désarticulée, voilà tout ce qu’il restait sur les lieux. En levant la tête, elle aperçut Anya qui s’affairait non loin, aidant de son mieux malgré ses moignons bandés, et l’interpella.

— Où est Gudrun ? Elle était censée venir ici avec le Rouage des Serviteurs du Monde.

— Je ne l’ai pas vue, rétorqua la manchote. Qu’est-ce qu’elle a encore fabriqué, celle-là ?

Eir étrécit les yeux.

— Je te rappelle que celle-là est mon Adoptée, que cela te plaise ou non. Tu lui dois le respect. Maintenant, j’ai à faire. Si tu la vois, viens me voir.

Elle tourna ostensiblement le dos à cette femme dont le ton dédaigneux l’horripilait. Certes, Anya avait eu de bonnes raisons de s’agacer après l’adolescente au cours de leur périple dans les montagnes ; mais la sagesse aurait voulu qu’elle fasse abstraction de tout ceci, à présent. D’une part, Gudrun n’était encore qu’une enfant selon les critères deux-âmes. D’autre part…

Du sang !

Oubliant ses ruminations, la vieille femme se pencha et passa un doigt sur ses mocassins et le contempla d’un air vide : pas de doute, ce n’était pas de la boue. C’était rouge, ça tirait sur le brun et – elle lécha son index – ce goût métallique ne pouvait la tromper.

Une vague glacée l’envahit. Elle reporta soin attention sur Anya, qui avait commencé à s’éloigner, les bras passés dans les anses d'un panier chargé de poteries brisées.

— Toi ! aboya-t-elle. Suis-moi sans discuter.

La chasseresse ouvrit grand ses yeux topaze, mais ne répliqua pas. Elle posa son fardeau et lui emboîta le pas. L’une derrière l’autre, elle suivirent les gouttes pourpres qui maculaient le sol sablonneux depuis la flaque sombre repérée par Eir. L’une derrière l’autre, elle s’éloignèrent en direction des contreforts des Monts Miniers les plus au Nord des Forges en flammes. L’une derrière l’autre, elles s’engagèrent dans un champ de pierres hautes comme dix Deux-âmes, restes antiques d’un éboulement séculaire.

Et là, au détour d’un rocher…

— Est-ce que… ?

Anya n’acheva pas, les moignons portés à la bouche en un geste d’horreur. Eir lui en sut gré. Le cœur au bord des lèvres, elle se précipita vers le corps sans vie recroquevillé dans le pierrier. Elle s’agenouilla et doucement, écarta les longs cheveux noirs épars pour dégager la figure livide de Gudrun.

Derrière Eir, Anya s’approcha à son tour. La vieille femme l’entendit murmurer :

— Oh non ! Elle… elle est morte !

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