CHAPITRE 2

18 minutes de lecture

Raphaël

 Être adulte, ça craint.

 J’ai eu la vie dure et l’habitude de tout prendre sur moi, d’être fort et de ne jamais me plaindre s’est installé. Pour mon père, je ne suis qu’un moins que rien et un faible de bas étage. Je n’ai jamais eu l’occasion de lui prouver qu’il se trompait lourdement sur mon compte. Au final, je sais mieux que quiconque qu’une famille n’est qu’une bande d’hypocrite, pompant tout ce qu’ils peuvent amasser sans le moindre scrupule. Ils me dégoûtent, tout autant qu’ils sont.

 J’ai commencé à me battre à l'âge de cinq ans, mon père cherchait à tout prix une sorte de guerrier et Rose, ma mère, n’a jamais imposé l’arrêt de toute cette folie. Que ce soit parce qu’elle ne m’aime pas ou qu’elle se fout de ce qui peut m’arriver, une partie de moi ne cesse de la haïr. J’ai été relégué à devoir protéger mon petit frère au péril de ma vie, sans la moindre considération de sa part, sauf un regard méprisant. Mon père, malgré sa maladresse, m’a poussé à devenir plus fort.

 Puis, les années ont passé et le désir de vouloir la paix est devenu mon principal objectif. C’était une bonne raison pour faire arrêter tout ça, à présent, il m’arrive de me demander si ce n’est pas fait exprès.

 Tout me tombe sur la gueule.

 Pour commencer, mon meilleur ami est porté disparu. Tom, ce petit gringalet de vingt-trois ans, incapable de faire du mal à une mouche, a été enlevé il y a trois semaines. Je l’ai rencontré dans un restaurant, il bredouillait des excuses à la serveuse, car il n’avait pas de quoi payer l’entièreté de ce qu’il avait consommé. En bon prince, je n'avais pas hésité à régler la note et en sortant de l'établissement, une nouvelle amitié avait vu le jour.

 Je ne pensais pas que ma situation puisse s’aggraver, cependant, un appel venant de ma mère bouleverse tout.

 Mon père est mort et je dois rentrer à la maison. Si m’éloigner de Clearwater a été une bénédiction, revenir dans cet endroit deviens une putain de malédiction. Le message a eu du mal à être digéré. Je suis resté plusieurs minutes l’esprit vide, incapable de parler, ni penser. La situation est ironique. Je me suis souvenu de la promesse faite à mon père il y a des années de ça comme un flash et je ne sais pas si je dois rire ou pleurer.

 Je dois donc abandonner les recherches, laissant Tom derrière moi. Je suis anxieux à mourir, incapable d’ignorer cette boule au fond de mes tripes qui me hurle de continuer les investigations.

 C’est donc l’esprit voilé de pensées négatives que j’ai pris le premier vol pour la Colombie Britannique. Au début, j’ai pensé pouvoir gérer la pression. C’est un stress que je connais depuis longtemps et je suis conscient que les gens meurent tous les jours. Il a fallu que je m’en fasse une raison. Ce n’est pourtant pas la même chose lorsque ça touche quelqu’un de son entourage.

 J’en suis là maintenant.

 Debout dans cette chambre miteuse, à quelques kilomètres de la ville, j’y jette un regard circulaire. Elle est banale, composée d’une couchette, d’un bureau et d’une étagère. C’était suffisant pour cette nuit, ça m’a permis de reprendre des forces après le long voyage parcouru. Je passe une main lasse dans mes cheveux et en détournant le regard, je fais attention aux messages qui s'affichent sur mon téléphone portable.

Rose - c’est aujourd’hui pour midi dépêche-toi

 Ignorant le message, je range mon téléphone d’un geste distrait dans ma poche arrière et m’étire. Il ne m’a fallu que cinq minutes pour quitter ce motel, mes sacs me sciant la peau, accentuant ma carrure déjà imposante. Longeant la grande route reliant Kamloop à Clearwater, j’inspire l’air frais et boisé si commune de la région. Ça n’a rien à voir avec la Californie, j’habite à Santa Monica et le cadre est totalement opposé à ma ville natale. Ça me fait bizarre de revenir. Après sept ans, ça n’a pas bougé.

 Mon téléphone vibre une première fois, je n’y prête pas attention. Une seconde fois puis une troisième consécutive me font soupirer. Je saisis l’objet et grommelle lorsqu’il se remet à vibrer dans ma main. C’est Samuel, il m’envoie toute une flopée de messages ridicules, tous remplis de smileys et de cœurs. Ce gamin de dix-huit ans n’a pas changé. Je pince les lèvres en l’ignorant royalement. Il semble impatient de me voir. J’ai bien fait d’avoir refusé sa proposition de venir me chercher au motel, j’ai besoin d’un peu de temps pour me préparer à la rencontre que je vais avoir avec ma famille. Après autant d'années, une certaine angoisse commence à poindre au fond de mon bide, viscéral. Je sais qu’avec Samuel je n’aurais pas eu cette solitude bienvenue. Il m’aurait agacé aussi vite que son visage apparut devant moi. J’ai besoin de réfléchir, de mettre au point une parade qui va me permettre de survivre à cette rencontre.

 J'ai envie de vomir, je ne veux pas être là.

 J’ai envie de geindre, de taper les pieds au sol et de râler contre le monde entier. Fuir mes responsabilités, prendre les jambes à mon cou et ne jamais fouler les routes de cette ville maudite. Mon père est mort ? Grand bien lui fasse, moi, j’ai refait ma vie loin de lui et je me porte très bien. Je ne veux plus avoir cette obligation d’endosser un rôle que je n’apprécie pas. Voir des crétins qui miment un malaise inexistant, très peu pour moi. Ça va être un combat de coq. Des hommes et femmes avides de pouvoirs et de gloire, des gens qui n’ont même pas le quart du respect que je peux avoir pour mon père. C’est dire à quel point j’estime les chasseurs de cette association.

 Un soupir à me fendre l’âme me laisse pantois. Que puis-je faire de toute façon ? Si je pars, Samuel me ramènera ici par la peau du cul. Je connais un tant soit peu cet énergumène et je suis certain qu’il remuera ciel et terre pour me faire venir. De toute façon, je suis persuadé qu’il ne va pas croire à un mensonge. La raison de ma présence ici ne m’aide pas à vouloir être plus subtil et il va d’instinct me débusquer. Je hais les sorciers pour leurs stupides troisièmes œil, leur intuition ou peu importe. Ils sont agaçants.

 En grommelant dans ma barbe, j’échange les sacs lourds d’une épaule à l’autre, gardant un œil attentif aux voitures qui passent à une vitesse démesurée à quelques mètres de moi. Je pourrais simuler un malaise. La nouvelle m’a perturbé d’une manière si forte que j’ai fini par m’écrouler dans le lit du motel. Ainsi, je vais pouvoir dormir pendant quelques semaines, puis partir lorsque je suis certain que l’on ne m’attendra plus. J’ai des idées loufoques.

 Je pense avoir trouvé. Ce n’est peut-être pas ce que je veux, mais ça va faire l’affaire pour l’instant. Je vais assister à l’enterrement, écouter les mièvreries des gens et pour finir, vérifier si mon frère n’est pas au bord du suicide pour mieux partir ensuite. C’est peut-être expéditif, n’englobant même pas Rose dans mon équation, mais j’ai mieux à faire que de m'éterniser ici. Tom est sans doute en train d’agoniser quelque part et j’ai peur pour lui.

 L’enterrement est imminent.

 Shootant dans un caillou, je réalise que je suis en train de faire un tri dans ma vie. Pas que ce soit véritablement important, les seuls amis que je me suis faits sont soit mort, soit porté disparu. Il faut dire que j’ai passé toute mon enfance dans une espèce d’atmosphère douteuse, liant mon avenir avec celle de mon père d’une manière que je ne comprenais pas à l’époque. Ugo m’a permis d’être plus fort, mais en échange, il m'a transformé en un homme violent et extrémiste. Je ne peux donc pas me permettre de me poser des questions sur mes relations inexistantes, qu’elles soient amicales ou intimes, au vu de mon passé. De toute façon, les relations amoureuses ne m’intéressent pas. En général, j’essaye un maximum de m’en éloigner. Les liens que j’ai pu entamer ne sont jamais concluants. Est-ce parce que je ne me donne pas entier à la personne ou bien parce que je m’ennuie vite ? Je n’en sais rien. Les gens sont si imbus d’eux-mêmes que je n’ai pas envie de m’encombrer d’une futilité barbante. Mon foutu caractère n’arrange rien. C’est sans aucun doute le plus gros problème et je suis conscient que rien ne peut me faire changer. Blesser les gens n’est pas vraiment mon but, mais si je le fais, je m’en fous. J’ai passé l’âge de me justifier sur mes choix et mes envies. Je suis ce que je suis, je n’ai pas l’envie de m’épuiser par des échanges inutiles.

 Traînant jusqu’à la pompe à essence, je profite de cette fraîcheur. J’essaye de retarder cette rencontre. C’est peut-être à cause de cette angoisse qui me tiraille le ventre, je mentirais si ce n’était pas ça. Je suis dans un inconnu et comme d’habitude, je tente d’analyser, programmer et fouiller le moindre écart. Si quelque chose se passe mal, je l’ai anticipé. Je me prends sans doute trop la tête, mais la crainte de ne pas savoir comment réagir me fout la trouille. La confrontation avec ma mère va être épique, elle n’aime pas avoir tort et je pense que je suis son plus grand échec. Avec un peu de chance je vais réussir à passer outre ces interrogations et me faufiler à travers ses yeux révolvers. Cette appréhension reste au fond de mon bide pendant un moment, décidé, je me dirige vers la supérette, répondant d’un signe de tête au salut d’un inconnu que je dépasse.

 Ôtant les sacs de mes épaules, je déambule quelques instants dans les rayons. Je porte mon choix sur une barre chocolatée et sur une boisson énergisante. Dans la manœuvre, un rictus s’installe sur mes lèvres. Mon régime alimentaire est passablement douteux et avec un peu de chance, mon père se retourne à l’instant dans sa tombe. Tout a été contrôlé par Ugo, n’ayant pas le droit de donner mon avis, faire savoir mes envies. Mes fringues, mes livres, mes relations jusqu’à ma nourriture, tout était sous l’œil aiguisé de mon père. Je n’avais pas le droit d’écouter de la musique, jouer dans notre cabane, rire avec mon frère. Toujours sérieux, droit et froid. La frustration d’une vie creuse et vide de sens empoigne mon ventre. Ce n’est certainement pas l’avenir que je souhaite à mes enfants, du moins, si j’ai la chance d’en avoir. Ingurgiter ça, c’est comme une défiance, une preuve que jamais je ne me laisserais faire par mon père. Il avait trop d’emprise, encore à l’heure actuelle. Il y a des actes que je fais et qui me rappellent mon père. Ça me fout les boules, rien que d’y penser. Haussant les épaules, je jette un coup d'œil vers les journaux et fronce les sourcils face au gros titre.

Une bête rôde à Clearwater.

Dans la petite ville de Clearwater, au nord de Kamloop, un chasseur a été retrouvé mort. D’après les autorités locales, la victime aurait été tuée par un loup, ce qui est très fréquent dans la région…

 C’est une certitude, les massacres venant d’animaux dangereux ne sont pas exceptionnels. Il y en a une dizaine par an et les habitants y sont habitués. Pour une personne étrangère à cette atmosphère, ça peut faire peur. Ce n’est cependant pas rare qu’un animal tue des randonneurs et chasseurs dans la forêt. Je me souviens que nous avions dû rester à la maison pendant plusieurs semaines parce que des ours se sont approchés des habitations. Je me rends compte que les médias jouent sur la ville, comme une espèce bizarre à dresser.

 Je paye mes achats et je reprends la route. Clopin-clopant, j’ouvre ma barre tout en essayant de glisser ma canette dans la poche avant de mon pull. Un hurlement strident m’hérisse les poils, arrêtant la marche, manquant de m’étouffer. J’avale avec peine le morceau, tentant d’avoir une respiration stable. Je me tourne vers la forêt, comptant sans m’en apercevoir les sons similaires qui se succèdent. Il n’y a pas de doute possible, je suis bien à Clearwater. Après plusieurs années à me terrer à Santa Monica, je redécouvre ma vie d’autrefois.

 Ça me fout la chair de poule.

 Selon les cris, il doit y avoir à peu près huit loups. Je peux me tromper, mais ça me laisse une approximation de combien de métamorphe je dois tuer. Étonnant que le clan n'ait pas déjà descendu cette meute. Les bruits qu’ils produisent ont une résonance bien plus grave qu’un canidé sans capacité de métamorphose.

 Ça va être un séjour difficile.

 Mon cœur battant à une vitesse effrénée dans ma poitrine, je sens l’adrénaline poindre. Pas le temps pour ces conneries. Je ferme les yeux quelques secondes avant de me décider enfin à rentrer. J’arrête de flâner, ignorant la nausée qui monte. Il va bien falloir que je l’affronte un jour ou l’autre, cette femme aussi folle que tyrannique. Ma canette énergisante dans les mains, je l’ouvre et chasse la bile dans le fond de ma gorge par une grande gorgée. Un éclat de lumière dans les yeux me fait ronchonner. Le soleil est bas en ce mois de novembre et les journées se raccourcissent, le froid s’installe. Les nuits d’hiver sont angoissantes ici. Par cette forêt dense mais aussi cette ville pauvre en bâtiment. Clearwater a un côté mystérieux qui attire l’œil. Il y a de quoi, car avec les années, personne ne tente de redorer son image. A croire qu’ils aiment le spectacle, gardant une réserve sur ce qu’il se passe ici. Les villageois aiment ce patrimoine glauque, gonflant parfois l’économie de cette ville par des légendes que les passants avides tentent d’élucider par de l’argent.

 Malgré tout, j’aime ce paysage et cette ambiance folklorique. Les reliefs des montagnes vertigineuses, affublées de leurs neiges éternelles, semblent tout droit sortis d'un conte imaginaire. C’est bien les seules choses que j’apprécie ici. Les gens qui la composent font tache dans le décor. Une chance que je ne reste pas.

 Je traverse la ville sans m’arrêter, retarder l’inévitable ne sert à rien. Il me faut une vingtaine de minutes pour rejoindre la maison de mon père. La maison familiale se situe à proximité de l’école élémentaire, à l’Est de la ville. Les arbres encerclent les maisons, parfois il faut passer par des petits chemins boueux pour rejoindre les habitations. Pour celle de mon père, c'est identique à celle des voisins. Les hauts arbres longeant la grande route, rendant la visibilité compliquée. Un chemin sinueux peut tout juste laisser passer une voiture, alerte, j’emprunte le sentier, soudain, le chemin s’élargit pour laisser place à un grand espace terreux.

 La maison de mon enfance, fière, est dressée devant moi.

 Un tremblement frénétique me cloue sur place, la respiration sifflante, je fais de mon mieux pour ne pas m’écrouler. Une vague de souvenirs, tous plus déplorables les uns que les autres, me frappent d’une violence inouïe. Je me laisse divaguer par les différentes images qui me viennent en tête. Je connais chaque détail de cet endroit ; par où passer pour atteindre la petite maison perchée dans l’arbre, le raccourci que je peux prendre pour atteindre plus facilement le centre-ville, à quelle étagère se trouve la clef de la réserve d’arme de mon père…

 Rien n'a changé. J’ai espéré pouvoir affronter mon passé, mais c’est à croire que le ciel est en colère contre moi. Il ne se passe pas une seule seconde, depuis que je suis ici, sans que je sois confronté à ce qui me pend au nez depuis des années. C'est-à-dire reprendre la relève de mon père. Maintenant qu’il est mort, il va falloir que je règle ses merdes avant de repartir.

 Sans que je ne puisse le contrôler, un profond sentiment d’appartenance gonfle dans mon thorax. Malgré ma joie d’être à nouveau en face de cette maison, je grince des dents. Gardant mon éternel visage froid et dur, je m’évertue à ne pas montrer mes sentiments. Comme un mantra, je me répète que je ne peux pas être faible, il faut que je sois fort, dur et ferme. Trouvant de la force grâce à ses mots, je m’avance lentement, les sacs toujours accrochés à mes épaules.

 La maison est simple, de deux étages, elle est faite de bois et s'intègre avec l’environnement. Elle a du charme et une allure chaleureuse, les sapins l'encerclent comme un cocon apaisant. J’entre et laisse un soupir m’échapper à mesure que la senteur de la lavande s’intensifie. Rose adore la lavande. Papa n’aime pas cette odeur, à croire qu’elle a vite fait d’en parfumer la maison, maintenant qu’il n’est plus là. En regardant autour de moi, ma respiration se bloque alors qu’un cadre accroché sur le mur à ma droite dévoile la famille Nore.

 Un rire coincé sort de ma bouche.

 Ugo, droit, arbore une expression ferme, tandis que Rose a un tout autre visage, elle est tout simplement resplendissante. Sam est devant elle, il sourit également de toutes ses petites dents blanches. Il ne doit pas avoir plus de cinq ans sur cette photo. Mon regard glisse sur moi-même, gamin, devant mon père. La main du paternel serre l’épaule du jeune garçon, le regard de celui-ci est neutre, dénué de sentiment.

 Cette photo reflète cruellement la réalité.

 Un psychanalyste peut vite trouver ce qui cloche sur ce cliché. L’enfant ne veut clairement pas être là, patientant le moment où il peut enfin bouger. C’est ce que j’ai ressenti, plus jeune, avec cette famille qui a pour but d’être une famille parfaite devant des inconnus. Je sais que rien n’a changé. Même avec la mort de mon père, Rose a pris l’habitude d’être une femme fausse, incapable de m’aimer comme elle le fait avec Samuel. Mon comportement dur et distant va agacer Rose, j’en suis persuadé. Sam va sans aucun doute faire semblant de rien, essayant de ne pas être affecté.

 Que je déteste ma famille.

 Ce sera bientôt terminé, je ne vais pas rester longtemps ici. Je ne peux pas. Mon travail, en tant que garde du corps, m’attends. Il est suspendu le temps de cette mascarade. De plus, allonger ces congés de plus d’un mois serait me tirer une balle dans le pied. Je vais en finir avec ces conneries et tout sera réglé. Il y a Tom, c’est important.

 Posant sur le sol mes bagages sans me préoccuper du bruit que je fais, je retire mes chaussures, bousculant d'autres paires par la même occasion. Une pointe de stress serre mon estomac.

 Ordre.

 Discipline.

 Sang-froid.

 Ce sont les trois mots-clés qui ont bercé toute ma vie.Les premiers mots que j’ai réussi à prononcer, hormis Rose et père. Avec cette conviction en tête, j’entre dans la pièce principale et découvre les visages vieillis de ma famille. Je n’ai pas de mal à reconnaître Samuel qui sourit à Rose, saisissant une tasse de café qu’elle lui tend. Rose ne m’a pas remarqué, dos à moi.

 — Tu as réussi à avoir des nouvelles de ton frère ? grommelle-t-elle.

 — Il ne répond pas.

 Mâchoire serrée, je croise les bras contre mon torse, me collant contre le chambranle de porte. Je ne sais pas si ma présence est désirée. Rose n’a pas l’air de me vouloir dans cette maison, manque de chance, mon père n’a surement pas dû laisser grand-chose à cette femme.

 — Je suis là.

 Un battement entre ma prise de parole et leur temps de réaction est long. Samuel se lève et encercle ses bras autour de moi. Bloquant ma respiration, j’essaye de me détendre, en vain.

 — Raph’, murmure Rose.

 Je jette un coup d'œil à ma mère qui se pétrifie. Rose me regarde de la même manière qu’elle le fait avec mon père. Ce regard de terreur et d'appréhension, ça me fout en rogne.

 — Tu es là…, continue-t-elle.

 J'ignore la femme, portant mon attention sur Samuel. L’odeur de caramel de ses cheveux châtains me fait sourire, c’est sans doute son après-shampoing. Je resserre ma prise avec douceur. Je me rends compte que Samuel m'a manqué, plus que je ne veux bien l'admettre.

 — Ça fait bizarre de te revoir, dit Rose, s'occupant les mains avec un chiffon.

 Elle essaye de faire bonne figure, comme d'habitude. Rose n'a pas changé, elle a toujours été ainsi avec moi. Méfiante, presque mal à l'aise, parfois hautaine et méchante. Elle a vraiment changé le jour où j’ai tué un loup devant elle. De toute façon, j’ai pris l’habitude de n’avoir qu’un regard en biais et des paroles mâchées, bredouillant des sons incompréhensibles. Je ne m'attends pas à ce qu'elle se jette dans mes bras, notre rencontre se déroule exactement comme je l'ai imaginé.

 Comme des inconnus.

 — Tu as maigri.

 — Mon poids n’a pas bougé, Rose.

 Elle recule, comme frappée par mes paroles brutales. Je ne vais pas commencer à changer pour cette femme. Mes épaules tendues, j’essaye de me calmer. En craquant ma mâchoire, je continue sur ma lancée.

 — Tu n'as pas besoin de faire semblant de t'intéresser à moi, ce ne sera pas la première fois que tu m’ignores.

 C'est cruel, mais je n'ai connu que ça.

 Parler ainsi à la femme qui m'a donné la vie n'est sûrement pas quelque chose de commun pour une personne extérieure à cette famille. Ce n’est pourtant pas anodin. Autant, j'appelle mon père "papa" que cette femme m'inspire de la froideur et du m’épris. Ça doit être parce qu'elle n'a jamais pris la peine de veiller sur moi, comme l'a fait mon père.

 — Veux-tu une tasse de café ? demande-t-elle.

 — J'ai déjà bu avant de venir.

 Ma voix bourrue fait soupirer Samuel qui part s'asseoir sur le canapé. Ignorant avec superbe le regard torve de Rose, je prends la parole.

 — À quelle heure l'enterrement commence ?

 — Dans une demi-heure, murmure Samuel.

 — Bien, je vais ranger mes affaires, puis nous prendrons la route.

 J'ai déjà tourné le dos à ma famille, emportant avec moi mes sacs au passage. En montant les escaliers, je jette des coups d'œil furtifs sur les murs décorés de diverses photographies. À l'étage, j'ouvre la première porte à ma gauche et balaye mon regard distraitement. Ma chambre n'a pas bougé. Les poussières ont été faites, je soupçonne mon père d'entretenir cette pièce. Une couverture pliée et un coussin posé sur celui-ci au pied du lit sentait le bois de santal, l’odeur préférée de mon père. Il utilise cette senteur pour ses vêtements, s’amusant à rendre Rose dingue. Ça a toujours été un sujet de discorde entre eux, puéril, mais je ne peux m’empêcher d’être de l’avis de papa. Déposant sur mon lit les sacs, je range les vêtements dans les armoires. Lorsque c’est fait, je me donne du courage. Essayons d’être courtois et agréable, je peux peut-être essayer de parler en monosyllabe, ça va m’éviter des longues conversations inutiles. On peut toujours espérer.

 Samuel est déjà prêt alors que Rose fouille dans son sac à main. Tandis que j’enfile mes chaussures, l’un d’eux pose une main sur mon épaule. Samuel prend la parole.

 — Il faut que tu saches que les choses ont changé ici.

 Je retiens un soupire, pourquoi ça ne m’étonne pas ? Evidemment, ça ne peut pas être aussi simple. Qu’est-ce que j’espérais ? Un long fleuve tranquille où il n’y aurait que des larmes et des jérémiades à en vomir ? Conneries. Encourageant mon frère à continuer, il mordille sa lèvre inférieure.

 — La meute Greed et les chasseurs de cette ville ont fait une trêve, moi et maman protégeons le territoire.

 Pause. Il n’y a pas de whisky ? J’inspire, j’expire. Une boule de colère commence à apparaître dans le fond de ma gorge, prête à surgir d’une seconde à l’autre.

 — Le meurtre de papa a été orchestré par des loups, mais Théodore, l’un de cette meute, m’a confirmé qu’ils n’ont rien à voir avec ça.

 — Que veux-tu me dire Samuel ? claqué-je.

 — Ils ne sont pas responsables, ils fêtaient un événement important.

 — Abrège.

 — S’il te plaît, ne brise pas les accords.

 Nous y voilà. Comment papa a pu accepter ça ? Au fond, la meute Greed est toujours restée discrète, elle est à Clearwater depuis la création de la ville et avec les chasseurs tout se passe bien. Sauf quand les loups débordent dans le territoire.

 — C’est tout ce que tu as à me dire ?

 — Mon… Meilleur ami, Théodore, viens avec nous.

 Ami avec ces choses ? Je ne sais pas vraiment comment réagir. En réalité, tant que ce chien ne me parle pas et qu’il se tient à carreau ça me va. Peu importe, dans quelques semaines je ne serais plus là, ils font ce qu’ils veulent, loin de moi. Pour réponse, je hausse les épaules et sors de la maison.

 Peut-être que je peux toujours simuler un malaise…

Annotations

Vous aimez lire Ambrose Hale ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0