CHAPITRE 4

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Raphaël

 Je sais que je vais mourir. C’est une évidence.

 Les tremblements frénétiques de mon corps ne s’arrêtent pas, mon cœur palpite démesurément à mesure que les secondes s'écoulent. Comme terrassé par la terreur, je prends une profonde inspiration et m'encourage. Le bruissement des feuilles tout autour de moi ne m’aide pas dans cette démarche.

 J’ai peur.

 C’est étonnant que je ne me sois pas déjà enfui. Je sais ce qu’il va se passer, mais je veux faire face. Je reste là, jusqu’à ce qu’IL arrive.

 Red Eyes.

 C’est ainsi que je l’ai nommé, le monstre. L’horreur de ma jeunesse. Avalant avec difficulté ma salive, je recule soudainement alors qu’un craquement se fait entendre. Le monstre arrive à pas de loup, vicieux. Je dois me contrôler afin de ne pas détaler comme un lapin. Mon sixième sens me hurle de fuir, cependant je tiens bon.

 J’observe les alentours quand soudain, une masse noire et imposante s’approche. Je ne peux rien faire, je suis paralysé. Une goutte de sueur glisse le long de ma tempe, un bref mouvement de la bête est le signal pour moi de m’élancer à son opposé.

 Je n’entends pas le monstre me suivre, je sais que c’est une ruse. Red Eyes est comme ça, c’est un être rempli de manipulation et de sadisme, jouant avec moi depuis mon plus jeune âge. Alors que les branches des arbres me fouettent le corps durant ma course effrénée, je perçois du coin de l’œil la lune ronde, lumineuse. Je ne peux pas me déconcentrer, il faut que je sorte de cette forêt.

 Je ne veux pas mourir.

 Les minutes deviennent des heures, je crois dur comme fer que cette course durait une éternité. Les poumons en feu, je tente d’inspirer profondément mais la douleur dans ma cage thoracique m’en empêche. Mes jambes sont rongées par la fatigue, m’obligeant à surpasser la douleur.

 Le ruisseau du côté Est de la forêt émerge d’entre les arbres, bloquant ma respiration. Je suis déjà passé par là, il y a cinq minutes. Je m’arrête d'épuisement, me tournant pour regarder et écouter mon environnement. Le vent siffle entre les branches, produisant les bruissements des feuilles, le clapotis de l’eau qui dévale infiniment. Il n’y a rien d’autre, aucun bruit d’animaux, aucun piaillement, aucun rugissement. C’est le vide. Une voix dans ma tête me fait sursauter, elle est rauque et sèche. Papa, c’est papa qui parle.

 — Sais-tu que les animaux ont un instinct de survie ?

 La vision trouble, j’essaye de reprendre mon souffle, écoutant d’une oreille distraite mon hallucination auditive. Ça peut me sauver la vie, je le sais, je le sens au plus profond de mes tripes.

 — Lorsqu’un animal sent le danger, il ne dit et ne fait plus rien, craignant l’arrivée d’un prédateur. C’est de l’autodéfense fils, sans bruit, le chasseur ne peut pas traquer sa proie.

 C’est ça. J’ai la solution à mon problème. Je ne dois pas faire de bruit, sans quoi, Red Eyes risque de me trouver. Je reste plusieurs minutes contre un arbre, à guetter les environs, faisant de mon mieux pour ne pas émettre le moindre bruit.

 Alors que ma respiration se contrôle, je me rends compte que j’ai oublié quelque chose. L’odeur. La bête n’est pas un simple prédateur, il possède des sens démultipliés. Les tremblements frénétiques de mon corps ne s'arrêtent pas, ils s'amplifient à mesure que les grondements de l’animal approchent. Je sens sa présence derrière moi, un frisson de terreur me paralyse. Je me risque à tourner. Les yeux rouges du monstre s’illuminent dans le noir, j’émets un cri peu masculin. Je recule, trébuche, faisant bondir le prédateur qui ouvre avec puissance sa gueule vers moi.

 En me redressant comme un pantin, j’hurle. Perdu, je tremble comme une feuille dans mon lit. Les draps collés contre mon corps nu, m’empêchant de me dégager de la chaleur étouffante du matelas sous moi, je passe rageusement ma main contre mon front. Décollant mes cheveux mouillés, les plaquant en arrière, je ferme les yeux, frissonnant de froid. Dans le même mouvement, je fais disparaître les larmes qui ont coulé, inspirant profondément afin de réguler ma respiration.

 Ce n’est qu’un cauchemar.

 Le même que celui de mon enfance. Frissonnant de froid, je me bats avec ses draps pour me redresser. Sans attendre, je vais me doucher, profitant pour faire le point sur la situation.

 Voilà deux jours que papa est enterré. Deux jours où je dors peu, deux jours où je ne parle pas. Je crains de perdre les pédales, d’exploser. Je sais pourtant que je ne peux pas me le permettre. C’est comme un gouffre profond, qui me bouffe littéralement de l’intérieur. Je m’active, terminant de me laver, de m'essuyer et de m’habiller. Mon reflet dans le miroir brouillé par la vapeur me fait soupirer. Des marques bleues soulignent mes yeux, ceux-ci arborant une couleur écarlate, faute de sommeil. Mon teint livide et mes lèvres gercées craquellent, me faisant légèrement saigner par endroit. Je n’hésite pas à les humecter sommairement, grimaçant. Je me fais penser à un malade. Heureusement que je n’ai pas regardé dans quel état j’étais après mon réveil.

 Je ne sais pas à quelle heure je me suis réveillé, mais le soleil commence seulement à pointer le bout de son nez. Il doit être dans les alentours de six heures. Pris d’une envie soudaine, je commence à fouiller dans les armoires de la cuisine afin de faire le petit déjeuner. Œufs, bacon et pâte à crêpes, je me mets au fourneau sans faire attention à ce qui m'entoure. C’est bien une chose que j’apprécie, faire à manger. Ça me détend plutôt bien. Alors que je verse une belle louche dans la crêpière, je sens un regard dans mon dos. Mon sixième sens me dit que ce n’est pas un membre de ma famille. Théodore, à coup sûr, c'est lui.

 Ce gars est le meilleur ami de Samuel.

 Il est bizarre depuis que l’on s’est vu. Il se comporte comme une mère poule, cherchant à tout faire bien, à être là pour tout le monde. Théodore a bien vite compris que ça m’a agacé et reste loin de moi. C’est mieux comme ça. Je n’ai pas la patience de rassurer ce mec, encore moins un loup.

 — Tu es déjà réveillé ? murmure-t-il.

 — À l’évidence.

 C’est une bonne méthode, rester loin de lui. Mes facultés de chasseurs me permettent de ressentir des choses que d'autres ne voient pas. Son excitation montante pour moi m’étouffe, comme une violente gifle. Je me fais discret, pour ne pas l’encourager dans la démarche de faire de moi son compagnon. Les loups sont tellement fleur bleue que ça m’écœure. Je me déplace lorsque je sens la présence de Théodore à quelques centimètres de moi. C’est qu’il peut être discret ! Retenant un soupir, je mets en route la machine à café, collant mes reins contre le plan de travail.

 — J’aimerais savoir ce que je t’ai fait.

 Théodore à l’air de vouloir faire la causette. Qu’est-ce qu’il m’a fait ? Le simple fait qu’il existe me ronge. J’entreprends de mettre du café chaud dans un mug, n’apportant rien de plus à mon breuvage. Je bois une gorgée avant de rediriger mon attention sur le loup.

 — Tu demandes à un chasseur ce qu’il a contre un loup, Théodore ?

 Il reste silencieux. Je l’ai mouché, un point pour moi. Sérieusement, il s’attendait à quoi ? Que j’ouvre mes bras grands ouverts et que je l’accepte dans cette famille branlante ? Il peut en faire partie, tant que ça ne me concerne pas, ça ne me pose pas de problème. Enfin, c’est ce que j’essaye de me faire croire. Je retourne la crêpe, patiente qu’elle cuise de l’autre côté et je la pose sur la montagne de crêpes chaudes. C’est enfin la dernière. Sécurisant derrière moi, je mets les ustensiles dans l’évier puis je bois une autre gorgée de mon café.

 — C’est plus ciblé que ça.

 — Qu’est-ce que tu veux dire par là ?

 — Tu as été gentil avec moi, il y a trois jours, contrairement à tous les autres chasseurs qui eux, n'ont pas hésité à me montrer que je n’étais pas le bienvenu.

 C’est donc ça. S’est-il entiché de moi juste parce que j’ai été un minimum courtois avec lui ? Bordel, soyez compréhensif et voyez ce qui vous tombe sur la gueule. Des sentiments d’amour dégoulinants.

 — Je ne suis pas gentil, celui qui t'a mis ça dans la tête devrait retourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de débiter des âneries pareilles.

 — Et bien, je n’ai pas cru Samuel quand il m’a dit que je devais faire attention à toi.

 J’eus envie de rire.

 — Tu aurais dû l’écouter.

 — Non, tu m’as aidé.

 Un soupir à fendre l’âme sort de ma bouche. Il a envie de croire que je suis un prince charmant, prêt à l’aider et le protéger. Théodore se fourvoie complètement.

 — Donc, commence-t-il en prenant une crêpe, je sais qu’une part de toi est bienveillante.

 Un sourire niais sur ses lèvres, il tartine la crêpe de chocolat pour mieux engouffrer une bouchée dans sa bouche. Les joues barbouillées de pâte à tartiner, il mange de bon cœur. Il me fait penser à Samuel, lorsqu’il était plus jeune. Un gamin totalement insouciant, mangeant son déjeuner d’une rapidité phénoménale pour pouvoir jouer à l’extérieur. Comparativement, j’étais toujours nickel, mangeant doucement, sans tâche. Mon père ne voulait pas que je me salisse et que je me rende malade. Deux façons d’élever un enfant différemment, nous sommes à l’image de l’un de nos deux parents, Samuel pour Rose et moi pour mon papa.

 — Samuel a dit que nous irons en ville aujourd’hui.

 — Samuel dit beaucoup de choses, il me semble.

 Théodore fait une moue indignée, avalant son lait. Il agit vraiment comme un louveteau. Aucune prémisse de comportement d’Alpha ni de bêta. S’il est un Gamma, il tendrait l’oreille et serait à l'affût du moindre bruit. Là, il agit comme un… Oméga.

 — Nous serons en sécurité avec toi, avec ce qu’il se passe en ce moment, notre accès à la ville est restreint.

 — Il y a des raisons pour ça, la possibilité de mourir est relativement importante, ce n’est pas un jeu.

 Il garde encore la bouche fermée. Est-il à ce point buté pour ne pas argumenter ? Il agit comme-ci il allait faire son coup en douce. Alors que je m’apprête à dialoguer à nouveau, Samuel entre dans la cuisine.

 — Bon matin.

 Théodore se désintéresse de moi. A croire qu’il le fait exprès. Agacé, je termine ma boisson et commence à faire la vaisselle. D’une oreille distraite, j’écoute leurs conversations.

 — On passe à la bibliothèque ? J’ai un bouquin à prendre pour le cours d’histoire, demande Théodore.

 — Tu es en groupe avec qui ?

 — Le nouveau, Charlie Peeters.

 — Ah oui, il est intéressant.

 Je plains ce Charlie, il doit avoir du courage pour rester des heures durant avec Théodore. Peut-être que Charlie est de la même trempe, aussi bizarre et stupidement attachant que Théodore. Peu importe. Ces pensées risquent de me rendre fou.

 — Au fait Raph’, s’exclame Samuel, tu fais quoi cette après-midi ?

 — Je vais mettre du tri dans les affaires de papa.

 Je ne lui demande pas pourquoi il me pose cette question. Je sais qu’il veut m'emmener dans la ville, faire je-ne-sais-quoi. Hors de question de lui laisser cette chance.

 — Après, je compte couper du bois. J’ai remarqué que les réserves s’amenuisent.

 Samuel met au point une diversion pour me demander de les accompagner au centre-ville. Ils sont insupportables.

 — Prenez une arme, elle vous protégera mieux que moi.

***

 Je ne sais pas ce que je fous là, dans cette foutue bibliothèque, à attendre que Théodore choisisse son foutu livre. Samuel nous a fait faux bond lorsqu’en passant devant le skate-park il a croisé un vieil ami. Un vampire. Je me rends compte que Samuel s’est ouvert au monde bien plus rapidement que moi, acceptant toutes personnes atypiques avec naturel et compréhension. Chose que je ne sais pas faire.

 Bordel.

 Théodore saisit un livre, regarde d’un œil critique la couverture avant de lire la quatrième de couverture. Après plusieurs minutes d’une lecture assidue, il reste quelques instants sans réactions avant de le reposer sur l’étagère. Après une dizaine de livres, j’explose.

 — Tu vas te décider oui ou merde ?!

 Il sursaute, se tourne peureusement avant de froncer les sourcils. Plusieurs personnes réclament le silence. Je me renfrogne et m’approche de Théodore qui est reparti à la recherche de son livre.

 — Tu cherches quoi ?

 — Des documents sur la ville, sa création et des événements importants.

 Théodore se dandine sur place pour prendre un livre posé sur une étagère trop haute pour lui. Je pouffe de rire et saisis le livre tant voulu, collant sans prendre garde mon corps contre lui, à nouveau. Le flash de notre rencontre s’interpose. Sa chaleur, son odeur, les mouvements imperceptibles de son corps. Il tremble, s’appuie contre moi, soupirant d’une manière indécente. Je mets fin à cette mascarade en lui donnant le livre qu'il hésite à prendre.

 — Terminons ici, je n’ai pas que ça à faire.

 Je me décolle de lui, patientant qu’il choisisse le livre qu’il lui faut, nous sortons. Samuel est arrivé au même moment, accompagné d’une jeune femme.

 — Raphaël, je te présente Alice Greed, la luna de la meute Greed, la tante de Théodore.

 J’hoche la tête, ne prenant même pas attention à la jeune femme qui tente un geste dans ma direction. Théodore s’approche d’elle et lui fait une brève accolade avant de lui montrer le livre qu’il a choisi. Nous arrivons à Wild Flour, ce restaurant aux rondins de bois brut qui ressemble aux autres, se fond dans la masse. Ce bâtiment possède une terrasse aménagée qui n’est pas ouverte pendant les températures trop basses en cette saison. Ce n’est pas aussi populaire que le reste de la ville. J’ai l’impression que les gens détournent le regard lorsqu’ils s’y approchent, c’est très certainement parce que c’est un lieu rassemblant les êtres surnaturels. Un point de rencontre pour toutes personnes atypiques. L’intérieur est grand, dans le même esprit que la flore extérieure. C’est un espace naturel appréciable et l’odeur de brioche et de chocolat me fait grogner le ventre. Nous avons pris une commande, s’asseyant sur une table, plus éloignée des autres clients.

 Je ne prends pas part à la conversation qui s’anime, bien décidé à ne pas dialoguer avec des loups. J’ai suffisamment parlé avec Théodore pour toute une vie, pas besoin de rajouter d’autres loups à la liste.

 — Quand tu plonges sur la proie, elle a déjà été marquée au préalable par les bêtas qui sont secondées par le couple Alpha, explique Alice en faisant un plan réduit avec des cacahuètes disposées stratégiquement sur la table.

 Théodore fronce les sourcils, mordant sa lèvre inférieure.

 — Mais alors, comment font-ils lorsque la proie s’échappe par ce côté, demande-t-il en montrant une faille.

 — La proie ne peut pas s’échapper, dis-je, elle sera bloquée soit par un environnement compliqué, par exemple des arbres trop denses où une falaise ou une rivière, ou par l’un des cinq sens touchés ou par un affaiblissement corporel.

 Je prends plusieurs cacahuètes et les places en demi-lune sous les yeux surpris d’Alice et moqueur de Samuel.

 — Ce marquage permet au chasseur, quels qu’ils soient, d’encercler par l’extérieur la proie. Quand tu regardes bien, c’est une demi-lune, elle peut s’étendre sur des kilomètres à la ronde.

 Théodore a l’air de s’intéresser davantage aux stratégies et aux déplacements des chasseurs. Je regrette d’avoir dévoilé la manière la plus classique qu’un chasseur utilise lors d’une traque. C’est stupide. L’une des souriantes serveuses nous apporte la commande, recevant des remerciements de toutes parts. Papotant, riant et mangeant, je ne me sens décidément pas à ma place. J’ai l’habitude du silence et de la propreté, là, je suis entouré de trois personnes qui ont un comportement totalement opposé aux miens. À la fin du repas, je me lève et débarrasse la table. Les adolescents derrière moi, j’annonce que je rentre. Des protestations fusent.

 — Tu ne veux pas rester ? Nous allons au skate-park, tout le monde sera là, s’exclame Samuel.

 — J’ai le bois à couper Sam, on se voit à la maison.

 Je ne laisse pas l’occasion à mon frère de se plaindre que je pars, sans me retourner. Je ne comprends pas l’intérêt de traîner en ville pour ne rien faire, cependant je peux comprendre qu’ils sont jeunes et qu’ils ont besoin de se défouler. Ce n’est décidément pas des activités qui me plaisent. Je préfère largement chasser, couper du bois, faire de la musculation. Toutes les choses qu’un homme aime en général. Ma conception d’un homme est probablement faussée, par mon père en grande partie, mais aussi par les chasseurs du groupe. Samuel, par exemple, n’est pas du tout cette espèce d’homme viril tant recherché par la majorité des hommes de cette ville. Trop efféminé par ses habits excentriques et ses mouvements inutiles, il est mal vu par bon nombre des habitants. Heureusement, mon frère a réussi à vivre avec le jugement, trouvant des parades pour amplifier cet aspect non conformiste, narguant les esprits vieillots de la ville.

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