Chapitre 2

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Je dévale les centaines de marches sombres qui mènent du parvis du consulat à la rue silencieuse en contrebas. De chaque côté, des gardes en uniforme se tiennent immobiles, veillant sur les rues de la capitale presque déserte à cette heure avancée. Des tours silencieuses se dressent à perte de vue, tels des géants endormis. Il n’y a pas de couvre-feu officiel sur Éridan. Pourtant, les rues semblent se vider d'elles-mêmes. Je me dis qu’il faut quand même inspirer un sacré niveau de crainte pour mettre toute une planète-ville au lit avant minuit, peut-être même sans dessert. 

Mon chauffeur, Trent, m’attend en bas des marches. Les lignes lumineuses des véhicules aériens filent au-dessus de nos têtes. Je m’insère à l’intérieur de l’engin gris tandis que Trent referme la portière derrière moi. Quelques secondes plus tard, nous nous élevons entre les buildings pour nous insérer dans le flot ordonné de la circulation aérienne. À travers ma vitre, la ville s’anime de petits points colorés. Phares, néons, et hologrammes publicitaires percent la noirceur ambiante. Quoique, même en plein jour, Éridan baigne d’une lumière naturelle plutôt… ennuyante. Ou inquiétante.

En un siècle, l’Empire Éridan est né et a connu une expansion économique phénoménale. À l’origine, chacune des six planètes de ce Système vivait sous ses propres lois, libres de toute ingérence. Astrum, la fameuse planète des crevettes dont se plaignait le sénateur Rezah, était une royauté agricole prospère. La plus ancienne planète habitée de ce jeune Système, fondée il y a trois siècles par des colons venus d’Alpha Centauri. Atlas, recouverte de vastes forêts, fonctionnait en démocratie. Vespera et Néréa, chacune régie par de simples conseils locaux adaptés à leur faible population. Le pouvoir sur la planète Éridan était déjà aux mains des ancêtres de Lucilien Petrantoni. Exo, quant à elle, n’était qu’un immense caillou océanique ravagé par des tempêtes sans fin. Personne n’avait eu l’idée, ou l’envie, de mettre les pieds là-bas. C’était jusqu’à la découverte de la lave bleue. Très vite, les Petrantoni s’en sont emparés, ont verrouillé son exploitation, et leur pouvoir a fini par engloutir l’ensemble du Système, jusqu’à donner naissance à un empire. Des rumeurs circulent encore sur ce qu’ils ont fait aux planètes récalcitrantes. Des rumeurs toujours persistantes, plus de soixante-dix ans plus tard. Pour accompagner mes pensées, un portrait gigantesque de l’empereur Lucilien s’affiche soudain sur la façade d’une tour de deux cents mètres de haut. Rien que ça. Lucilien, menton relevé, regard ferme, aura quasi divine, semble toiser l’univers. 

La conduite fluide de Trent me plonge dans un état méditatif. Je laisse mon esprit glisser vers les événements de la soirée. Le sénateur Rezah veut éviter le vote d’une motion en faveur de la condamnation capitale. Non pas par altruisme, même si j’ose espérer qu’un soupçon d’empathie se cache dans le cœur de cet amateur de liqueur, mais par pragmatisme. Il me semble. C’était encourageant qu’un sénateur souhaite s’opposer à cette mesure, même s'il n'est peut-être pas le plus influent. Jusqu’à ce qu’il mentionne l’avis de l’Empereur. Si les Éridans commencent officiellement à exécuter des Solariens, mon oncle ne pourrait l’ignorer. Même affaibli, notre empire ne pourrait le permettre. Ce sera le début d’un conflit ouvert et franc. 

Bien sûr, personne n’est dupe. Les solariens capturés sur Exo sont certainement déjà enrôlés de force dans les équipes d’extraction de l’EFIR. Je peux parfaitement imaginer qu’il existe sur cette fichue planète une forme d’esclavage dont nous ignorons tout. Et oui, ces arrestations entraînent certainement des pertes humaines, mais nous n’avons aucune donnée, rien d’autre que notre imagination pour spéculer. En revanche, légaliser l’exécution des solariens capturés relève d’un tout autre niveau. La crise de trop. La dernière d’une série qui s’étire depuis des années. Instinctivement, ma main se pose sur le collier à mon cou : un médaillon en or massif, en forme de soleil, symbole impérial des Ker Rowe. Son contact ne règle aucun de mes problèmes par magie, j’en suis un peu déçue. 

Mon esprit revient au Promotore Jion Cressi. Son regard sur moi ce soir. Pourquoi ? Je ne suis pas assez égocentrique pour imaginer qu’il s’intéresse soudainement à ma petite personne. Je ne suis pas naïve non plus. Ce n’était pas un hasard. Il ne me regardait pas comme Ava, mais comme une solarienne, une Ker Rowe, comme la nièce d’Antoine, et la personnification de ce qu’il méprise. Qui sait ce qu’il se passe sur sa planète ? Car n’est-il pas le petit roi informel d’Exo ? Il me fait penser à un serpent. Ce qui est absurde, je n’en ai jamais vu autrement que sur des archives historiques quand j’étais enfant. Pourtant, il doit y avoir quelque chose de très primitif dans cette peur-là, car je sais que Cressi me fait penser à un serpent au sang froid, c’est tout. Je trouve ça fascinant. 

Le véhicule ralentit légèrement. Notre “chaleureux” foyer éridanien apparaît à l’horizon, entre les buildings. C’est un immense bâtiment anguleux, rigide, d’un luxe froid et impersonnel. Depuis plusieurs années, il abrite la délégation solarienne : l’équipe de Moran, ses trente diplomates et leurs familles. Mon père et moi les avons rejoint deux ans plus tôt, lorsqu’il a été invité à rejoindre la mission de recherche éridane ExoLab. Il y participe en tant que consultant. Ses travaux sur l’exolium ont attiré l’attention et son expertise en la matière est précieuse pour n’importe quelle équipe qui se pencherait sur le sujet. Cependant, certaines données lui restent inaccessibles, et des zones lui sont formellement interdites. Comme la planète Exo elle-même. Les négociations menées par Moran y sont pour tout dans sa venue. Peu importe les compétences de mon père, convaincre les Éridans de d’associer le frère cadet de l’Empereur solarien à leur programme relevait d’un coup de maître diplomatique. De très bonne augure pour nos relations futures. Patio Lorenz avait fait sa part du travail auprès des responsables de la mission, et des décideurs politiques, pour soutenir cette démarche. C’est pour ça que je l’apprécie. Il semble sincèrement vouloir contribuer à l'amélioration des relations entre nos mondes. Pour le bien et la sécurité de tous. Tant qu’il ne reçoit pas de consignes opposées, j’imagine. Même mon oncle avait rapidement accepté l’idée d’envoyer son frère chez “en terrain adverse”. Un poil trop vite pour que ça ne soit pas vexant, à mon humble avis. 

— Ava ? 

La voix de Trent me tire de mes pensées. Il a un ton hésitant.

— Oui ? 

Il réajuste le rétroviseur, et regarde autour de lui, comme s’il avait besoin de s’assurer que personne ne puisse entendre. 

— Rhéa vient de me contacter. 

Il perçoit mon regard inquiet dans le rétroviseur lorsqu’il mentionne la garde du corps de Moran. 

— Moran va bien, me rassure-t-il, mais il y a eu un incident.  

Mon cœur rate un battement. Le mot “incident” dans la bouche d’un diplomate ou d’un chauffeur entraîné signifie rarement une simple maladresse protocolaire. 

— Quel genre d’incident ? je demande, crispée. 

Je n’ai pas l’habitude de le voir hésiter à ce point avant de répondre. 

— L'Orphéa a été détruit. 

Je le fixe sans comprendre. 

— L’Orphéa ? 

— Le vaisseau d’Amélia Pétrantoni, précise-t-il. Il a explosé en orbite, il y a moins d’une heure. Selon les premiers rapports… il aurait été percuté par un vaisseau identifié comme pirate solarien. 

Mon monde se réduit à ses mots. Un silence assourdissant s’abat dans le transport, comme si tout l’air venait d’être aspiré hors de la cabine. Et hors de mes poumons. Amélia. La fille de Lucilien. Tout juste âgée de quinze ans. Toujours exposée, toujours parfaite, et le visage préféré de l’Empire Éridan.

— Les deux vaisseaux ont explosé, poursuit Trent. Il y avait plus de… mille civils à bord du vaisseau. Personne ne s’en est sorti.

Un millier de civils. Pas des soldats, pas des politiciens. Des familles, des enfants, du personnel. Un frisson glacé remonte le long de ma colonne vertébrale. Un vaisseau pirate solarien qui percute l’héritière éridane. C’est bien plus qu’un drame. 

C’est un casus belli

Un acte de guerre. 

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