La responsabilité du Héros envers le monde

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Bâillonné, saucissonné et suspendu à une corde au milieu d'une pièce illuminée par quelques bougies, voilà comment se réveilla Beneltig. Il vit tout autour de lui des animaux morts, tranchés, décapités, suspendus à des crochets comme lui actuellement, ce qui le fit pousser un grand cri de terreur et à se balancer dans tous les sens pour essayer de s'échapper de ce lieu macabre.

- Pas la peine de crier, dit une voix féminine qui se trouvait par les ombres de la pièce, il n'y a personne pour t'entendre. Cette salle a été insonorisée par mon servant.

- Qui... qui... qui vous êtes ? balbutia-t-il.

Son regard transpirait la peur, sa sueur perlait de son menton à son front, ses yeux écarquillés qui cherchaient la source de la voix qui lui parlait, tout cela couplé au sang qui commençait à lui monter à la tête, son instinct s'affolait comprenant qu'il n'était vraiment, mais vraiment pas ne bonne position. On pouvait sans nul doute supposer qu'à tout moment, il pouvait faire une crise cardiaque, et nos petits kidnappeurs se retrouveraient bien dans la panade.

- Je ne crois pas que cela soit à toi de poser les questions, lui répondit froidement sa tortionnaire.

- Qu'est-ce que vous me voulez ? lui cria-t-il, ma famille n'a pas d'argent ! Nous ne sommes pas si riches que ça !

- En voilà une question beaucoup plus intéressante que je t'autorise à me poser. Grâce à la mort d'une certaine Thoosa, que tu dois sans doute connaître...

- Non, non, je ne la connais pas ! jura-t-il.

- Abaisse-le.

On put entendre une poulie s'actionner faisant descendre la fée jusqu'à être à peine au-dessus du sol. La personne qui parlait sorti de la pénombre, elle était masquée d'un sac en toile et était armée d'un poing américain tout neuf – certaines choses ne se perdent pas malgré les millénaires. Elle lui mit un coup de poing dans le ventre si fort qu'elle lui fit cracher ses tripes, laissant sa bave s'écouler le long de son visage, avant d'ordonner qu'on le remonte à la même hauteur qu'il était au départ.

- D'une, de quel droit tu me coupes la parole ? Et de deux, je t'ai laissé mentir une fois, pas deux. On connaît déjà la vérité donc contente-toi de répondre à mes questions. Nonobstant, je vais répondre à ta question, mais tâche de ne pas me couper la parole cette fois-ci. D'après le carnet qu'on a obtenu, vous vous êtes mieux connu en interagissant avec les Adorateurs de Marrynelia, et étant donné que quelqu'un t'a aperçu te faire menacer par ces hommes, c'est que tu es sous leurs ordres directes, bien plus que Thoosa en tout cas, toujours d'après son carnet. Donc, ce qu'on veut c'est que tu nous donnes les noms de tes chefs.

- Et puis quoi encore ? refusa Beneltig, ils vont me tuer s'ils apprennent que je les ai balancés.

- Pour l'heure, c'est nous qui avons droit de vie ou de mort sur toi, rappela la tortionnaire, alors tu ferais mieux de nous répondre si tu ne veux pas qu'on te dévore comme tout ce qui t'entoure.

Refaisant un tour circulaire avec son regard, il fut pris de panique et hurla à plein poumons qu'on lui vienne en aide, quitte à quémander en larmes l'aide de l'Homme qu'il détestait tant.

Et pendant ce temps, que faisait le fameux héros de légende à qui on suppliait d'intervenir comme s'il avait une ouïe hypersensible pour entendre tous les malheurs du monde ? Rappelons qu'il était à la plage en train de s'amuser avec une fée qu'il connaît depuis à peine quelques mois pendant que, peut-être, un village se faisait engloutir par un verre géant ou qu'un nuage humanoïde détruisait une ville.

Hé bien il jouait à la corde à sauter en compagnie de Tarkus avec les enfants de l'orphelinat qui, étrangement, étaient bien plus nombreux que lors de sa dernière visite – faisaient un bruit pas possible –, ce qu'il ne manqua pas de faire remarquer à Lelelitio.

- Lors de votre dernière visite, avec la quantité de viande que vous nous avez amenés, Malalalivia a décidé d'aller rechercher encore plus d'orphelins dans tous les Basfonds pour les recueillir, expliqua-t-il.

- Qu'elle aille en chercher encore plus cette fois car ce qui arrive est encore plus phénoménal que ces vulgaires sacs de viande que je vous ai apportés.

- Sérieusement ?

- Bien sûr. Pourquoi je mentirais ?

- C'est vrai...

Quelle joie immense parcourut le visage du servant ! Il se cacha même pour pleurer. Le Héros comprit que lui autant que sa maîtresse étaient vraiment très émotifs. Néanmoins, il se posa une question sur son geste :

Était-ce vraiment utile ?

À chaque fois qu'il voulait aider, cela se finissait en drame, il se laissait une nouvelle chance et accueillit avec joie le sourire de ces gens désœuvrés. Mais parviendrait-il à survivre mentalement à un nouvel échec de sa part entraînant la mort de ces gens ? Il préférait qu'il le trahisse à la fin comme l'a fait Belachat que de devoir supporter une hécatombe comme celle d'Aketna.

Après tout : « Le rôle du héros de la légende n'est pas de sauver les Hommes et les Féériques, mais seulement le monde ».

Cette phrase le hantait jour et nuit.

Depuis qu'il l'avait entendu surgir dans son esprit lorsqu'il se risqua plus jeune à sauver les habitants d'un village qui se faisait, justement, dévorer par un ver géant pour finalement échouer, il n'arrivait plus à réfléchir ou à penser correctement. Dès qu'elle surgissait, une immense déprime s'abattait sur lui, se remémorant qu'il n'est plus que l'objet du Destin du héros, tout simplement l'arme de l'humanité Féérique, entre autres.

Il fut rappelé à la réalité par Lelelitio qui l'appelait pour lui demander ce qu'il avait voulu lui poser comme question lorsqu'ils sont rentrés dans la bâtisse, avant que les enfants l'emportent pour jouer avec lui.

- Je voulais savoir comment ça se fait qu'on ne perçoive aucun bruit, ni aucune lumière, de l'extérieur.

- Tu as remarqué ? Peu de personnes y prêtent vraiment attention car normalement ma magie entrave la perception des petits curieux qui s'intéresseraient à cet endroit. C'est étrange que tu t'en sois rendu compte, ma magie a dû faiblir...

- Non, ça ne vient pas de toi, c'est juste moi qui suis « spécial », tu sais.

- Ah oui... monsieur l'admirable héros spécial..., marmonna-t-il.

Que voulait-il dire par là ?

Ça sonnait plus comme un reproche que comme un compliment, mais son regard vide fixant le sol semblait dire autre chose, un regard mélangeant lassitude et inquiétude. Pour lui faire changer d'idées, il reprit la même réflexion qu'il eut lors de la première rencontre : « comment briser la glace ? », mais ce coup-ci pour retirer ce moment gênant. Et cette fois-ci, cela fut plus simple que la dernière fois.

- Je commence à fatiguer les enfants, j'ai eu une rude journée aujourd'hui donc on reprendra plus tard, s'excusa platement le Héros, on reprendra après, d'accord ? Pour l'heure, je vais un peu converser avec votre grand-frère. Vous pouvez continuer à vous amuser avec Tarkus, il est un peu triste en ce moment.

Tous acquiescèrent et se jetèrent sur le cyclope pour se chamailler avec lui pendant que le Héros partit rejoindre Lelelitio dans la salle à manger – qui, d'ailleurs, était toujours dans le même état que lors de leur dernière visite avec Helmir. Il prit une chaise, mit le dossier face à lui et l'installa devant son nouveau partenaire de discussion avant de s'écrouler du dossier car celui-ci était bien fragile.

Quel merdier cet endroit ! s'insurgea le Héros.

- Elle est là, l'espionne elfe de Tunsar ? lui demanda Lelelitio.

- Aucune idée.

- N'avais-tu pourtant pas senti sa présence quand tu discutais avec ma princesse ? s'étonna le servant.

- Je sais qu'elle est censée me surveiller, mais je ne sais pas si elle est tout le temps avec moi, et étant donné ta magie, elle ne peut pas nous entendre. D'ailleurs, ça veut dire que ta magie ne s'étend pas jusqu'à la chambre de ta princesse.

- Question de vie privée.

- Je m'en doutais un peu. Néanmoins, Helmir doit sûrement plus s'inquiéter pour vous que pour moi au vu de ma nature d'« immortel ».

L'elfe détourna le regard en soufflant du nez.

- Qu'est-ce qui ne va pas avec moi ? lui posa-t-il la question.

- Rien. Ce n'est pas forcément vous, enfin toi, qui est mis en cause mais plutôt ce que... tu incarnes.

- Le héros de la légende ? dit le Héros d'un ton surpris.

- Oui ! explosa-t-il avant de se calmer, désolé, désolé, désolé, se confondit-il en excuse, tu n'as rien à voir avec ça, mais cette foutue légende m'exaspère et si tu n'étais jamais apparu, elle ne serait pas comme ça.

- Qui ?

- La princesse Malalalivia. Je ne sais pas si tu l'as remarqué mais elle t'admire, si je puis dire.

- C'est ce que j'ai semblé deviner lorsqu'on a mangé ensemble en début de soirée, se rappela le Héros du fond de sa mémoire.

- Je ne sais pas si tu te rends compte à quel point cette légende est ancrée dans le cœur des gens qu'ils soient Féériques ou humains.

- Étant le principal protagoniste de cette histoire, pas vraiment, lui avoua-t-il, j'ai un devoir à accomplir et je me dois de le réaliser, c'est tout ce que je sais. Même lorsque j'étais avec ma mère, ce rôle de héros d'une prophétie lointaine ne revenait pas souvent sur la table. Et au vu des réactions de la foule lorsqu'on lui parle de la légende du héros et de la fée, ils paraissent totalement désintéressés par ce conte plurimillénaire.

- Et pourtant... Les gens ont encore espoir que tu terrasses le mal de ce monde et que tu remettes la lumière sur cette planète, qu'ils puissent enfin voir ce que leurs ancêtres percevaient avant. Ils le cachent car ils en ont assez d'être déçus et que ce monde est bien trop effroyable pour espérer qu'un espoir apparaisse comme par magie. Néanmoins, au fond d'eux, ils croient encore. J'ai pu le voir durant les nombreux voyages que nous avons faits, moi et la princesse Talemilia, avec les autres champions et princesses. Ils croient encore que tu peux sauver le monde.

Cette dernière phrase fit éclater de rire le Héros. Mais cette exclamation n'avait rien de joyeuse, elle tenait plus de la nervosité qu'autre chose. Une fois l'éclat fini, ses mains se mirent à trembler toutes seules.

- Quelle responsabilité, dis-moi.

- Tu ne t'en es jamais rendu compte ? lui demanda l'elfe.

- Non. Pas que j'en avais pas conscience, je le voyais déjà dans le regard de Zelda quand elle parlait avec ma défunte mère. Cet espoir éclatant qui brillait dans son regard, qu'elle avait en face d'elle le messie de ce monde voué à la perdition. Je l'ai juste balayé d'un revers de main pour me plonger dans...

Juste le fait d'y repenser lui fit se rendre compte du ridicule du but de son voyage et de l'indécence de celui-ci. Voilà déjà d'où provenait la source de son premier rire.

Il l'avait crié si haut et si fort, rendant ce besoin de vengeance si important dans sa vie, en faisant sa principale conviction, outrepassant les dogmes de sa foi, foi qu'il avait totalement oubliée malgré la lecture de sa Bible. Pour la première fois en bientôt six ans d'existence en tant qu'héros de la légende, il demanda pourquoi il tenait tant à faire ça. Il le savait déjà : pour venger son village, ses amis, sa mère, Zelda... Mais le poids de toutes ses vies qui reposaient sur ses épaules valaient-elles moins que les morts qui le traînaient dans les entrailles de l'enfer et du péché ?

Lelelitio ne le dérangea durant sa réflexion.

Il avait en face de lui la légende parmi les légendes de ce monde, se rendant compte que bien qu'il soit immortel et qu'il ait d'autres capacités extraordinaires, il était aussi « mortel » qu'eux, et non pas un dieu omnipotent capable de terrasser le mal et omniscient capable de comprendre le cœur de toutes choses. Il s'en voulut d'avoir piqué sa petite crise de colère comme si cela allait changer quelque chose à leur situation, qu'il allait résonner un être surpuissant qui était juste atteint de paresse aigüe et qui fuyait son devoir, alors qu'il s'agissait d'un gamin beaucoup plus jeune qu'eux qui n'avait rien demandé.

Cependant, sans le vouloir, il réussit à créer une brèche dans la fureur du Héros, celle-ci qui avait déjà été ébréchée par Sibylle avant.

Le Héros laissa son corps s'abattre sur lui-même et se soutint en s'agrippant à ses genoux, inspirant et expirant lourdement, de la fumée s'échappait de son corps comme s'il venait d'atteindre un point limite. Le servant voulut le rafraîchir avec de la magie mais le Héros le stoppa, il devait se concentrer ; toute intervention extérieure risquait d'empirer le combat interne qui se créait en lui entre le pouvoir du Némésis obtenu grâce à Ymir, le pouvoir du héros de la légende et la malédiction qu'il avait accepté d'avoir. Cet équilibre était maintenu par la détermination rageuse du Héros qui ne pouvait s'empêcher d'avancer sans jamais s'arrêter. Qui devait toujours combattre. Toujours frapper à travers ses ennemis sans relâche, jusqu'à obtenir gain de cause.

- Je ne peux pas m'arrêter maintenant, je me dois de continuer. Le trouver, le tuer et obtenir justice. Ce monde ne mérite pas d'être sauvé, tenta-t-il de se convaincre, avancer sans jamais m'arrêter, toujours avancer et combattre. Combattre sans relâche et sans retenue. Me battre jusqu'à la fin. Me battre. Me battre, répéta-t-il sans fin.

Cela tenait plus de l'incantation que de l'autohypnose.

Et cela finit par réussir, la fumée disparût ne laissant plus que de grosses traces de transpiration sur son visage qu'il releva en direction de Lelelitio qui fut effrayé par le regard dur que lui jeta le Héros.

Pas seulement par les yeux meurtriers du Héros mais aussi par ses paroles, elle ressemblait beaucoup trop à celle de sa maîtresse lorsqu'elle était désemparée.

Était-il du même bois ?

- Je pense que tu l'auras compris que ce sujet doit prendre fin, lui dit le Héros.

- Alors ne parlons plus de l'espoir qu'a le monde envers toi, mais de l'espoir qu'a ma Dame à l'égard du héros de la légende.

- Il est différent des autres ? toussa le Héros.

- Oui car elle veut devenir ce que tu es, mais pour les habitants des Basfonds.

- Beaucoup d'appelés, peu d'élus, et encore moins de victorieux... Elle ne devrait pas se mettre ce genre d'idées en tête.

- Ne la juge pas trop hâtivement à penser qu'il ne s'agit que d'un rêve de gosse pour elle, le prévint Lelelitio.

Lelelitio eut un petit sourire en coin.

- ...et de toute manière, tu es arrivé vingt ans trop tard pour lui dire ça.

- Ça change pas qu'elle ne devrait pas convoiter un pouvoir comportant une telle charge mentale et une telle responsabilité.

- Au vu de ce que nous avons vécu, il est bien normal qu'elle convoite ton pouvoir qu'elle pense omnipotent. Et si je te racontais l'histoire de la guillerette pauvre princesse qui tenait tant à devenir la plus forte du monde ?

Le Héros alla prendre une autre chaise avec un vrai dossier, il s'y assit, croisant les bras et les jambes, et dit à son interlocuteur :

- Fais ! Après tout, c'est pas comme si j'allais rentrer chez moi ce soir.

- J'espère qu'avec ça tu comprendras sa détermination.

Alors petit retour en arrière de vingt-et-un ans, dans ce quartier si instable et précaire, à une époque où Lelelitio était une jeune pousse elfique comme sa future princesse et où  Malalalivia Talemilia Grave ne s'appelait pas ainsi. 

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