Les petits éclaireurs
Avant que nous n’allions nous coucher, je vais vous conter une aventure étrange qu’il m’a été donné de vivre et sur laquelle je m’interroge encore aujourd’hui.
Nous étions une petite patrouille de scouts, une dizaine de gamins en uniformes d’environ douze ans. Nous traversions une forêt sombre et lugubre. Secoués par le vent, les arbres tourmentés se penchaient sur nous, fouettant l’air de leurs branches menaçantes. Elles semblaient vouloir nous arracher du sol pour nous emporter chez elles, vers les cimes.
Nous marchions d’un pas pressé, chantant pour nous donner du courage. Sac au dos, nous progressions vivement, dans un tintement de gourdes et de gamelles en fer blanc. À mon ceinturon, mon couteau de brousse me rassurait à peine. Soudain, un des lacets de mes Pataugas se défit. Je m’accroupis pour le renouer. Dans l’obscurité, la tâche était ardue. Lorsque je relevai le nez, mes camarades avaient disparu, avalés par la forêt et la nuit. Je criai :
— Hé les gars ! Attendez-moi !
Ils n’avaient pas remarqué mon absence et, craignant d’arriver en retard pour la soupe au campement, ils avaient continué d’avancer à marche forcée. Je me retrouvai seul dans le bois, en pleine nuit. Doté d’une lampe de poche, j’éclairai le chemin tortueux qui s’enfonçait entre les chênes et les hêtres. Ces monstrueux feuillus se déplaçaient devant moi, de gauche à droite... Visiblement, ils ne voulaient pas que j’avance plus loin. Je sentis venir le goût salé de l’angoisse et des larmes. Je n’avais pas encore douze ans...
Tout à coup, un bruissement de feuilles plus distinct que les autres, dans une sorte de chuchotement, sembla s’adresser à moi :
— Bonsoir petit éclaireur, est-ce par hasard que tu te retrouves ici, devant moi ? Est-ce fortuitement que ton lacet s’est défait ?
J’orientai le faisceau de ma lampe vers le haut, je crus voir un châtaigner prendre une forme presque humaine ; alors, comme si je m'adressais à une personne de chair et d’os, je lui demandai en tremblant :
— Qui êtes-vous, monsieur l’arbre ? J’ai perdu ma patrouille et je suis égaré...
Il me fit parvenir sa réponse dans un léger murmure de feuilles.
— N’aie pas peur, petit homme. Je suis l’Enchantement de la forêt. Je viens en aide à tous ceux qui se perdent ici, à tous ceux qui sont blessés ou malades et qui ont peur... Je m’adresse à toi, au nom de tous les arbres qui vivent autour de moi. Tous ensemble, nous ne faisons qu’un seul et unique enchantement, m’entends-tu ?
— Je ne savais pas que les arbres pouvaient parler...
— Alors, vois-tu, oui nous parlons. Depuis toujours. Par le chant des oiseaux qui font leurs nids dans nos branches, nous parlons par les craquements de notre écorce qui racontent les siècles passés. Par le petit chuintement de notre sève qui monte de la terre jusqu’à notre sommet... Oui, petit. Tu pourras le dire à tes amis. Nous parlons. Et s’ils ne te croient pas, cela ne fait rien. Pourtant, nous avons tellement à dire. Veux-tu attendre le jour avec nous ? Je vais en profiter pour te raconter une belle légende que m’ont rapportée mes parents... Tu aimes les légendes ? Alors voilà : mes ancêtres vivaient dans une forêt si épaisse, qu’un jour, un cerf s’y est perdu et...
Jamais je ne sus la suite de cette histoire, car je m’endormis, bien calé contre le tronc du grand châtaigner. Au matin, je m’éveillai, accueilli par les pépiements des oiseaux et le doux chant de la frondaison. Il faisait grand jour quand je me mis en marche sur le chemin qui serpentait entre mes nouveaux amis. J’étais heureux et enchanté de cette nuit passée dans les bois.
Souvent, en épluchant quelques châtaignes grillées, le soir à la veillée, je raconte cette entrevue avec les arbres. Bien sûr, personne ne me croit. Cela ne fait rien. Je la raconte quand même, car je sais qu’on l’entend, quelque part sous les ramures. Depuis, je n’ai jamais pu couper la moindre branche à un arbre, ni lui faire du mal de quelque façon que ce soit. Sauf un jour où le cœur amoureux, à l’aide de mon couteau, j’ai gravé sur l’écorce d’un vieil orme, un cœur et deux initiales à l’intérieur ; mais je crois qu’il ne m’en a pas tenu rigueur !
Annotations
Versions