Le Point d’Ancrage.

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Point de vue Lorenzo.

Le tic-tac discret de l’horloge du salon résonnait dans l’appartement, ponctuant le silence. Cela faisait un peu plus de deux semaines qu’Eli était chez moi. Ses blessures s’étaient refermées lentement mais proprement. Il ne boitait presque plus, ses côtes ne le faisaient plus grimacer à chaque respiration et les bleus sur son visage avaient laissé place à une pâleur fragile mais intacte. Mais ce n’était pas ce qui m’inquiétait, il y avait autre chose. Il y avait ce silence, cette manière qu’il avait de décrocher, de plonger dans ses pensées comme on tombe dans un puits sans fond. Assis dans mon fauteuil près de la baie vitrée, je l’observais sans vraiment faire semblant. Il était sur le canapé, jambes repliées, le regard rivé vers l’extérieur. Le centre-ville s’étendait sous nos yeux, lumineux et vivant. Rien à voir avec la tension qui stagnait dans cette pièce. Il ne disait rien, il ne bougeait pas non plus et moi, je détestais ce calme. Je connaissais ce genre de silence, celui-là, il ne venait pas avec la paix. Il venait avec le chaos qu’on n’arrive pas à digérer. Il venait quand on essayait de survivre à l’intérieur de soi-même.

— Tu as mal quelque part ? Demandais-je finalement.

Il ne réagit pas tout de suite, comme s’il n’avait pas entendu. Puis :

— Non.

— Tu veux que je t’apporte un truc ? Un café, une couverture ?

— Non, ça va.

Toujours ce ton neutre, distant, ce ton qui ne lui allait pas. Je posai ma tasse vide sur la table et me levai pour venir m’asseoir en face de lui. Il avait l’air de ne pas vraiment remarquer ma présence, jusqu’à ce que je parle à nouveau.

— Tu t’éteins, parfois. Comme maintenant.

Il cligna lentement des yeux, sortant de sa torpeur.

— Je ne fais rien de spécial.

— Justement, tu ne fais plus rien du tout.

Il eut un petit rire sans chaleur.

— J’essaie juste de ne pas devenir dingue.

Je le regardais, un peu désarmé parce que je savais ce que ça voulait dire, ce qu’il ressentait et je détestais ça aussi. Je détestais le voir glisser dans ce silence, dans cette douleur invisible que je ne pouvais pas frapper ou tuer.

— Tu veux m’en parler ?

Ses yeux croisèrent enfin les miens. Il était là, devant moi mais une partie de lui était restée enfermée dans cet entrepôt.

— Tu sais ce qui revient tout le temps ? Me dit-il. Ce ne sont pas les coups, ce n’est pas la douleur non plus. C’est le moment où j’ai cru que personne ne viendrait. Que j’allais crever là et que personne ne saurait.

Je sentis quelque chose me tordre les entrailles et serrais les dents. Je tentais également de ravaler la rage qui me brûlais de l'intérieur et qui menaçais d'exploser.

— Tu sais que je ne t’ai pas oublié.

— Je le sais.

Il me le dit calmement et ça comptait. Ça comptait plus que je ne l’aurais cru.

— J’ai des jours où ça cogne trop fort dans ma tête, reprend-il. Je n’arrive pas à arrêter le film. J’essaie mais...

Il tapota sa tempe et là, je le voyait. Je le voyait vraiment. Ce qu’ils avaient fait à ce mec. À ce type que je connaissais à peine et qui, sans prévenir, s'était mis à me hanter.

— Alors cogne, Eli. Mais ne cogne pas tout seul. Je suis là, OK ? Je ne bouge pas.

Il me regarda longtemps et je pensais que quelque chose, dans ce regard, commencer à se réparer.

— Merci, souffle-t-il.

Je détournais légèrement les yeux, mal à l’aise devant cette intimité trop nue alors je cherchais une connerie à dire, pour alléger l’air.

— Faudra t’y faire, de toute façon, tu es chez moi maintenant. Tu fous le bordel, tu bois mon whisky, tu ne parles pas et tu broies du noir. Un vrai coloc de rêve.

Il esquissait un sourire.

— J’ai déplacé un coussin, Enzo. Un seul.

Cela faisait quelques jours qu'il usait de ce surnom et si au départ ça m'avais paru étrange, à présent, je m'y étais fais. Et je me surprenais même à apprécier cela.

— Tu peux remercier ton joli minois parce que si c'était un autre à ta place, je l’aurais déjà jeter par la fenêtre.

Un rire léger lui échappa. Putain, ça faisait du bien d’entendre ça, même si ça ne durer qu’une seconde. Il se calma puis, plus sérieusement il reprit:

— Tu crois que je vais redevenir normal un jour ?

Je le fixais, réfléchissant quelques secondes avant de répondre honnêtement :

— Non mais ce n’est pas grave parce que tu seras plus fort. Et plus lucide. Et moi, je serai là pour t’empêcher de sombrer.

Il hocha la tête sans rien ajouter mais je savais qu’il m’avais entendu. Et moi, je restais là, près de lui, dans ce salon où il y avait trop de silence. Parce qu’au fond, j’avais compris quelque chose. Eli était peut-être encore brisé mais moi, je n'étais pas prêt à le laisser tomber. Pas maintenant. Pas alors que je venais à peine de comprendre à quel point il comptait. Ces deux semaines avaient filé sans qu’on ne s’en rende vraiment compte et je ne pourrais pas dire exactement quand c'était arrivé. Il n’y avait pas eu de moment précis. Pas de grand bouleversement. Juste… Un glissement, lent et discret comme une marée qui montait sans bruit.

On ne s'était jamais dit clairement les choses. Pas besoin. C’était dans les gestes, dans les silences un peu moins lourds, dans le fait qu’il s’endormait parfois sur le canapé et que je prenais soin de lui mettre une couverture. Ou dans la manière dont il me préparait un café le matin, même sans un mot. On avait commencé à exister dans le quotidien de l’autre, comme si ça allait de soi. Un soir, il a ri à une de mes maladresses, la tête posée contre le dossier du canapé et je me suis surpris à le regarder trop longtemps. Il m’a demandé pourquoi et j’ai haussé les épaules. Rien, je lui avais dit. Mais ce n’était pas rien.

Je ne connaissais pas bien Elijah, mais je savais comment il fronçait les sourcils quand il réfléchissait. Je savais comment il serrait les dents quand une douleur le traverser, même infime. Je savais aussi comment il me regarder parfois, sans le vouloir, comme s’il cherchait un point d’ancrage. Quelque chose de stable, de tangible dans ce foutu chaos et il savait également deux ou trois choses sur moi. Il savait que je dormais mal, que j'avais toujours une arme à portée de main, que je parlais rarement de mon passé et que je détestais quand les gens ne mangeaient pas assez à table. Petit à petit, on s'était rapprochés imperceptiblement mais sûrement. Comme si quelque chose s’écrivait entre nous sans qu’on ne tienne la plume. Pas besoin de précipiter quoi que ce soit, on avançait, on guérissait. Ensemble. Et c'était peut-être ça, le plus déroutant dans cette histoire. Je me rendais compte que je le laissait entrer dans ma vie. Pire encore, je voulais qu’il y reste.

Je me levé sans trop réfléchir. Peut-être qu'en fait, je le faisais depuis un moment déjà, réfléchir à tout ça. À lui. À nous deux, là, dans ce salon où l’air vibrait de quelque chose que ni lui ni moi n’osait nommer. Eli leva les yeux vers moi, un peu surpris. Il était encore assis, jambes repliées, son pull trop large tombant sur une épaule. Il avait l’air fatigué et fragile mais dans son regard, il y avait cette étincelle, celle qui me tirait à lui depuis le début. Je posai une main sur le dossier du canapé, l’autre sur l’accoudoir, me penchant au-dessus de lui pour le coincer entre mes bras. Il ne bougea pas. Pas d’effroi, pas de recul, juste ce souffle un peu court. Ce battement de cils plus lent. Cette manière qu’il avait de lever les yeux vers moi avec une tension muette dans la gorge.

— Enzo…

Mon prénom sur ses lèvres, un murmure, rien qu’un soupir mais moi, je l'avais senti jusqu’au fond de la poitrine.

— Dis-moi d’arrêter, soufflai-je.

Il ne dit rien. Son regard resta planté dans le mien, brûlant, franc alors je me penchai et l’embrassai, d’abord doucement. Ses lèvres étaient tièdes, un peu hésitantes au début mais il répondit. Oh oui, il répondit. Sa bouche s’entrouvrit sous la mienne et je m’y engouffrai avec une lenteur volontaire, savourant ce premier contact comme on savoure une vérité attendue. Mes doigts glissèrent de l’accoudoir à sa nuque, frôlant la peau derrière son oreille. Il frémit légèrement et ce frisson me traversa comme une onde. Je ne pensais plus à rien. Ni à ce que ça voulait dire, ni à ce que ça risquait de foutre en l’air. Il n’y avait que lui. Que ce moment.

Le baiser devint plus pressant, plus affamé. Mon autre main trouva sa hanche et je tirai doucement pour le rapprocher de moi. Mon torse frôlait ses jambes repliées et je le sentis s’appuyer un peu contre moi, comme pour m’encourager à ne pas m’arrêter. Mes gestes se firent plus audacieux, descendant sur son flanc, explorant les contours de son corps à travers le tissu de son pull. Il était chaud sous mes paumes, vivant et je n’avais jamais eu autant envie de quelqu’un sans même vouloir aller jusqu’au bout. Juste ça. Ce contact. Cette proximité. Ce baiser qui me faisait oublier tout le reste. Il glissa une main dans mes cheveux, l’autre contre mon épaule comme pour s’y ancrer. Et moi, je me perdis dans sa bouche, dans son souffle, dans ce feu discret mais terrible qui grondait entre nous depuis trop longtemps. Quand je me détachai enfin de lui, à bout de souffle, je restai là, front contre le sien. Mon cœur battait fort. Trop fort.

— J’aurais peut-être dû attendre, murmurai-je.

Il eut un petit sourire, les yeux mi-clos.

— Peut-être. Mais je suis content que tu ne l’aies pas fait.

Et merde. Je crois bien que j'étais foutu, je n'avais pas pu m’en empêcher. Son souffle caressait encore mes lèvres, ses doigts dans mes cheveux, son regard rivé au mien, ce foutu regard. J'avai senti la tension monter d’un cran, comme une vague qui se formait loin au large, silencieuse mais puissante, prête à s’écraser sur le rivage. Alors je l'embrassait de nouveau mais cette fois, ce n’était plus doux. Ce baiser-là, il avait un goût d’urgence, de désir contenu trop longtemps. C’était brûlant, fiévreux, presque sauvage. Ma main glissa derrière sa nuque pour l’attirer plus fort contre moi et nos bouches se heurtèrent, s’ouvrirent, se trouvèrent avec une faim animale.

Je sentais son souffle court, ses lèvres s’accrocher aux miennes, sa main crispée sur mon épaule. Il répondait à ce baiser avec la même intensité comme si lui aussi avait attendu ce moment trop longtemps, dans le silence et les regards volés. Ma langue trouva la sienne, avide, possessive. Je voulais tout sentir, tout prendre. Sa chaleur, ses frissons, ce petit gémissement qu’il laissa échapper sans s’en rendre compte... Putain, ça me rendait fou.

Ma main glissa sous son pull, paume contre sa peau brûlante. Son dos était chaud, tendu, vivant. J’avais besoin de ce contact, de le sentir vraiment là, contre moi, à moi. Je perdis toute retenue. Mon corps collé au sien, mes doigts qui exploraient son flanc, son ventre, la ligne fine de sa taille. Il n’y avait plus que ce besoin viscéral. Cette envie de l’avoir, de l’ancrer en moi. Nos dents s’entrechoquèrent une seconde dans la hâte et il rit un peu, haletant, avant de reprendre le baiser comme si ça lui coûtait de s’en détacher. Moi, je n’étais plus rien d’autre qu’un homme affamé de lui. Et j’aurais tout brûlé autour si ça voulait dire ne plus jamais lâcher sa bouche.

Le baiser avait tout emporté.

Tout ce qui restait de distance, de prudence, de contrôle. On n’était plus deux hommes avec un passé chargé, deux inconnus liés par la violence d’un événement. On était juste deux corps aimantés, deux cœurs battants trop fort dans le même silence chargé de désir. Je l'avais regardé un instant, respirant contre sa bouche. Ses yeux brillaient, son souffle était court. Il n’y avait plus d’hésitation dans son regard, juste une attente brûlante et une confiance silencieuse qui m’avais serré la gorge.

La nuit avait enveloppé l’appartement d’un silence épais, presque sacré. Seul le souffle de nos respirations entrecoupées emplissait l’espace, comme une prière murmurée entre deux battements de cœur. Il y avait dans l’air quelque chose de suspendu, une tension douce mais intense, comme si le monde retenait son souffle avec nous. Elijah était étendu sous moi, sa peau pâle comme un drap froissé contre les draps sombres et ses yeux… Ses yeux n’étaient pas ceux d’un homme brisé mais ceux de quelqu’un qui choisissait, qui s’abandonnait en conscience. Il n’y avait pas de peur, juste une vulnérabilité fière, une beauté grave qui me noua la gorge. Je l’avait regardé longtemps, trop longtemps peut-être. Il me frôla la joue du bout des doigts, comme pour me dire : Je suis là, prends moi mais ne me détruis pas. Et je compris que ce qu’on était sur le point de vivre n’avait rien à voir avec le sexe. C’était autre chose. Quelque chose de plus grand, de plus rare, de plus vrai.

Alors je me pencha et embrassa ses tempes, ses paupières, l’arête de son nez. Je pris mon temps comme si chaque baiser était un mot dans une langue que je ne connaissais pas mais que mon corps comprenait. Et lui, il frémissait, il se tendait doucement sous mes gestes, comme un instrument trop longtemps resté silencieux. Je me glissais entre ses jambes, mon corps contre le sien et je le senti se tendre puis se détendre contre moi, dans un abandon fragile. Je murmurais son prénom, doucement contre sa gorge et il gémit presque sans bruit, ses ongles glissant le long de mon dos.

Je le soulevais doucement et lui se laissait faire, ses bras autour de mon cou, son visage niché dans le creux de mon épaule. Et je l'emmenait jusqu’à ma chambre, sans rien dire. Ce n’était pas un geste précipité, c’était presque solennel. Comme si chaque pas pesait d’une signification nouvelle. Je le déposais sur les draps et il s’allongeait sans me quitter des yeux. Mes mains glissèrent lentement sur lui, tremblantes d’une tension que je ne me souvenais pas avoir déjà ressentie. Je voulais le découvrir, pas le posséder. Le toucher comme on touche quelque chose de rare, de précieux.

Chaque centimètre de sa peau m’appelait. Chaque soupir de lui m’électrisait. Je le déshabillait avec soin, pièce par pièce comme un secret qu’on dévoile avec respect. Ses cicatrices, ses bleus, traces encore visibles de ce qu’il avait vécu, je les embrassées une à une, sans mot, pour qu’il comprenne. Je voyais tout, je prenais tout et rien de ce qu’il était ne m’effrayait. Eli murmura mon prénom d’une voix rauque, à peine audible et je sentis son dos se cambrer sous moi. Nos souffles se mélangeaient, nos peaux brûlantes cherchaient un rythme commun. Et quand j'entrais enfin en lui, ce fut lent, profond, presque cérémonieux. Il prit une grande inspiration, ferma les yeux quelques instants puis les rouvrit pour me regarder. Ce regard là, je ne l’oublierai jamais. C’était un regard qui disait : Je t’accorde ma confiance et ce que tu fais de moi maintenant, ça comptera.

Plus rien d’autre n’exister autour de nous. Pas le monde, pas les douleurs passées, pas les questions qu’on ne s’était jamais posées. Juste ce lien entre nous, brut, intense mais infiniment tendre. Je le pris lentement au début, chaque mouvement était une offrande ancré dans la douceur. Chaque soupir, un serment silencieux. Je voulais lui laisser le temps de sentir, d’accepter, de me désirer comme moi je le désirais : Comme un fou. Et quand il commença à répondre à mon rythme, ses hanches bougeant sous les miennes, je laissais mon propre corps se délier, se laisser emporter. Je l’aima avec la rage douce de quelqu’un qui pensait ne jamais pouvoir ressentir ça. Avec cette fièvre tranquille de ceux qui n’attendaient plus rien mais trouvaient enfin quelqu’un. Et lui… Il s’offrit tout entier, avec pudeur, avec force. Comme s’il avait décidé de m’accorder ce qu’il n’avait jamais donné à personne.

Et dans ce moment-là, dans cette nuit tiède et silencieuse, je compris que ce n’était pas qu’un corps contre un autre. C’était une rencontre, une vraie. Une de celles qui vous marquaient à jamais. Il n’y avait plus de peur, plus de retenue. Juste nous, perdus l’un dans l’autre. Nos peaux brûlaient, nos souffles s’entrechoquaient et ses mains s’agrippèrent à moi comme s’il voulait s’ancrer dans quelque chose de tangible, de réel. Je sentais tout de lui. Sa douleur, son désir, sa surprise d’être encore capable de vouloir, de ressentir.

Et moi… Moi je me laissais submerger. Je ne savais plus qui j’étais avant ce moment. Je savais juste que j’étais à lui, là, maintenant, comme je ne l’avais jamais été pour personne. Quand tout se consuma en nous, dans une vague de chaleur et de frissons, j’enfoui mon visage dans le creux de son cou, haletant, le cœur battant comme après un saut dans le vide. Et dans ses bras, dans le silence de cette étreinte nouée par plus que du désir, je compris. Ce n’était pas juste un moment de chair. C’était une blessure qui se refermait. Une âme qui retrouvait une autre. C’était Elijah. Et c’était moi. Enfin, ensemble.

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