Le Chagrin du Ciel

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Dans la nuit, le brouillard est une épaisse brume noire, trouée de réverbères qui scintillent d'orange.

— Allons, Camélia, du nerf.

— Je suis fatiguée, j'en peux plus.

— Tu dois continuer.

— La pluie me trempe.

Oui, on voyait la pluie, dans ces halos de lumière, des petits cailloux liquides et froids qui piquaient la peau de Camélia. La rue était comme une éponge trop gorgée en eau : l'asphalte dégoulinait de flaques et de ruisseaux qui ne faisaient que s'approfondir. La nuit passait, on le remarquait à la tâche nuageuse claire qui avançait sur le ciel : la lune était presque totalement cachée.

— Ne lâche pas ma main.

— Porte moi.

L'homme vigoureux attrapa la petite fille et la jeta sur son dos. Le curseur, sur l'échelle de la force qu'il lui restait, atteignait un niveau critique. Camélia respirait des gouttes d'eau, mais ses jambes se reposaient enfin.

— On marche toujours sous la pluie. A quand le beau temps, papa ?

— Je ne sais pas.

— Tu peux me raconter l'histoire de la lumière ?

— C'est l'histoire du soleil, Camélia.

— C'est la même chose.

— Quand on arrive, pas maintenant. Des amis nous attendent.

Alors la petite fille, pour passer le temps, se mit à fredonner des airs que sa mère avait coutume de chanter.

— Arrête ça, Camélia.

Elle haussa la voix, autant que ses petites cordes vocales le lui permettaient. Elle ne pouvait pas comprendre le mécontentement de son père : il a toujours aimé les chants de sa petite fille.

En prenant du recul, on aurait cru à une soirée comme les autres, dans une maison, où une fille chante sous la douche. Au fond, c'était vrai. Mais tout le monde était sous la même douche. Toute la planète.

— Papa, une lumière, une lumière, juste là ! montra l'enfant de son petit doigt, après près de deux heures de marche.

Oui, c'est là qu'ils se rendaient. On distinguait des ombres qui se mouvaient derrière un rideau d'eau. Une lueur jaune les dessinait. On entendit la voix d'un homme qui provenait de cet endroit :

— John, c'est toi ? Que ce soit oui ou non, tu peux… vous pouvez venir ! Venez vous réfugier là ! dut hurler la voix par-dessus le boucan de l'eau.

On ne voyait qu'un bras qui invitait à rejoindre le groupe de silhouettes. John, sa fille accrochée sur son dos comme un petit singe, se dirigea vers les autres dans leur caverne. Il fallut réunir les dernières forces qu'il lui restait. Les bouffées de vent étaient comme un mur. Plusieurs fois il lui semblait que ses pas ne servaient à rien. Il finit par attraper la main qui s'avançait vers lui et fut littéralement tiré, tiré d’affaire.

— Merci, Marc, souffla-t-il, des gouttes d'eau qui se mélangeaient à ses mots.

— Chris, prends la petite et sèche là, dit Marc alors qu’un type barbu décrochait déjà Camélia du dos de son père.

L'on devinait que l'endroit était anciennement un garage, avec trois murs parcourus par des étagères d'affaires diverses. Il y avait des outils, des jantes de voitures et des chaînes de vélo, des dégrippants, d'autres produits d'entretien, un balais à eau. Quant à l'électricité, un groupe électrogène s'en chargeait, et alimentait les ampoules au plafond. Son grondement était inaudible sous celui de la tempête.

— John… vous… vous n'êtes pas au complet. Où est-elle ?

— Emportée.

Marc marmonna un juron, mais rien de plus, pour ne pas inquiéter Camélia. Il tourna la tête vers sa femme, assise plus loin, dos contre le mur. Ils échangèrent sur leur visage une terreur commune.

— Tu n'a croisé personne en chemin ?

— Le désert, dit John en faisait non de la tête.

— Putain.

John, qui était à genoux, ne bougeait pas. Marc avait rejoint sa femme et lui tenait la main. John finit par se lever, et se dirigea vers le fond de l'antre ou Chris avait allongé Camélia sur un petit matelas.

— Merci, je prends le relais.

— Elle dort déjà. Elle devait être crevée.

— J'vais canner aussi si ça continue.

— Dis pas de conneries. Regarde son ventre, elle respire, tu vois.

— Je sais, ouais je sais. Mais je préférerais crever plutôt que d'expliquer à ce petit cœur que sa mère ne nous rejoindras pas.

— Je suis désolé, John…

Le père se leva et tourna en rond comme un lion en cage, en rage, en nage, toujours tiré vers le bas par ses vêtements trempés. Il n'avait plus rien : toutes ses larmes étaient partie s'amuser dans la rivière au lit d'asphalte, là dehors.

Un calme relatif, étant donné le déchaînement du ciel, s'installa.

— Des années que ça dure. Camélia a oublié ce qu'était le soleil. C'est pas possible, c'est un cauchemar, bordel.

— On n'a jamais vu ça, répondit la femme de Marc. Pour moi aussi, le soleil n'est plus qu'un mythe.

— Pour moi aussi, avoua Marc.

— Ma mémoire n'a jamais été excellente… moi aussi, tout s'efface, concéda Chris, le barbu, à son tour.

John les défia tous du regard. Un par un. "Eh bien moi non", voulu-t-il ajouter sur un ton d'espérance, ou sur un ton irrité. Mais découragé par ce simple choix, il se tut.

Des chutes d'eau se déversaient du ciel depuis dix mois, sans cessation, sans repos ni trêve. Inutile de préciser que la télécommunication a vite été rendue impossible, que l'électricité entraient en voix d'extinction, que les moyens d'évaluer le temps et cette notion innée chez l'homme perdaient en efficacité. Alors, non, cela ne durait pas depuis des années, comme Marc le pensait, mais un peu moins. Et les nuages ne cessaient de s'épaissir au fil du temps, si bien que le contraste jour-nuit s'estompait de plus en plus. L'on savait que bientôt, tout astre derrière l'atmosphère terrestre ne serait plus visible : les tâches que dessinaient le soleil et la lune sur la couche nuageuse devenaient trop pâles.

Tour à tour, à mesure que l'eau gagnait du territoire à l'entrée, les quatre adultes la jetaient dehors avec le balais. Ce soir là, la faim s'immisçait dans les corps. Même Camélia se réveilla pour réclamer à manger.

Au menu, les dernières conserves de haricots rouges qu'on prit soin de partager équitablement.

***

— Et partir, qu'en pensez vous ?

— Arrête de dire ça, Chris, on n'a même plus assez de provision pour une telle expédition.

— T'en sais quoi ? J'aime pas l'idée de crever là alors que dans la ville voisine il y a peut-être actuellement ma grand-mère en maillot de bain qui promène son caniche au parc, sous un ciel bleu.

— Ferme-là, tu veux.

— Ben voyons, quand Dieu vous éprouve vous perdez espoir, bravo. Moi je vais tenter le coup. Je ne vous demande qu'une conserve pour la route. Et une bouteille d'eau. Nan je déconne pour la bouteille.

Chris réussit à arracher un sourire à la femme de Marc, Julia, ainsi qu'à John.

Assis en cercle autour de la conserve vide, ils se dévisageaient mutuellement. Même Camélia, bien éveillée, prenait goût à ce jeu aux règles étranges. Ses grands yeux marron, dont l'iris laissait peu de place au blanc, réconfortait les plus vieux. Son visage était empreint d'innocence, de jeunesse et d'espoir.

— Je viendrais avec toi, Chris.

— Julia, enfin ! s'écria Marc.

— Que ça te plaise ou non, Marc.

— Ça ne me plaît pas, non !

— Le choix consiste à mourir seul noyé ou au côté de ta bien-aimée.

— L'endroit sera vite submergé, corrobora Julia.

— Vous êtes des malades. Mais je viens, c'est bon. Ban sang, je suis un malade.

Les regards prirent la direction de John. Autant d'yeux sur soi pesait lourd. Mais être sous la responsabilité d'un petit être était un lest infini.

— Je reste. Ne répondez pas, je reste, point barre.

On devinait pour la première fois les traits burinés de chacun. Les visages s'étaient transformés en calendriers où les dix mois humides étaient parfaitement lisibles. John continua :

— Venez nous chercher si vous trouvez votre terre promise. Trouvez l'arche de Noé et revenez.

Personne ne sut sourire. Mais ils acquiescèrent tous, le teint blafard, grave et brave.

***

Trois jours s'écoulèrent.

— Papa, on voit les os de tes joues.

Contre le mur où était Julia le père reposait. Combien de temps cela faisait-il, déjà ? Il ne savait plus.

— Finit ce qu'il y a dans la conserve et viens dormir.

Camélia acheva la dernière boite de haricots. Elle pencha la tête vers une étagère, la lorgna quelques instant. Elle avait le regard pénétrant, deux puis de pétrole, plus dissuasifs que n'importe quel discours. Elle se leva, attrapa sa proie : une feuille de papier. Elle s'affaira à la plier méticuleusement de ses minuscules doigts, sous le regard à moitié endormi de John.

Elle fini par tirer sur deux extrémités d'un losange et un bateau en papier se dressa.

— Magnifique, soupira son père.

Camélia, toute heureuse, alla au bord du garage, là où se formait une sorte de rivage, où le sol se penchait comme une cale de mise à l'eau. Le vacarme du déluge était plus fort ici, effrayant pour elle. La fille déposa l'origami qui flotta sur les ondulation de la flaque. Emplie de fierté, elle interpella son père :

— Papa ! Regarde, ça marche, ça flotte !

Le vieux ouvrit difficilement ses paupières et sourit, un appel pour venir le rejoindre. La fillette alla se blottir contre son père. La seconde d'après, ses yeux étaient clos et elle ronflait.

John observa le bateau un moment. Il était malmené par de petites vagues. La voile n'était pas assez imposante. S'il y avait un équipage, on l'entendrait hurler, se dit-il.

En l'espace d'un instant, une bourrasque de vent, à peine plus forte qu'une exhalaison humaine, souffla sur l'esquif. Il se pencha, trop, se renversa et coula. Disparu. Aussi vite que ça. Mais pas de la mémoire de John qui serra les dents. Un gémissement s'échappa de lui, et ses ondes sonores sortirent pour aller se perdre dans le tumulte de la pluie.

La nuit liquide s'étira, tel un liquide s'étale sur une table jusqu'à la recouvrir totalement.

***

— Papa, il y a de l'eau.

— Gnn… Hein ?

— Partout, et mon bateau n'est plus là.

Quand il ouvrit les yeux, la misère commençait : l'abri se transformait en lac, déjà inondé par une dizaine de centimètres de flotte. John regarda sa fille : elle faisait la moue et ses yeux s'imbibaient. Il fallait arrêter ça tout de suite. Si Camélia pleurait, il ne resterait plus rien, plus de joie, plus d'espoir.

— Pu… naise. Punaise !

John devait trouver une solution, et en vitesse. Il faut être un homme, là, pas une victime, se dit-il. Hargneux, presque écumant, il défia la pluie du regard. Alors un souvenir lui revint. Il se tourna vers sa fille.

— Hey, Camélia. Tu te rappelles, quand tu dansais sous la pluie dans la cour, et que je te disais de rentrer ?

— Quand tu disais que j'allais tomber malade ?

— C'est ça. Ça te dis qu'on y aille tous les deux ? Danser un peu ?

— Ouiii, fit elle en applaudissant, et passa le revers de sa main sur ses yeux.

Son père posa un genou dans l'eau et tendit sa main.

— Princesse, m'accorderiez-vous cette danse ?

Et elle attrapa la main.

Ils sortirent riants, de ce qui aurait pu devenir leur tombeau.

Le tonnerre grondait mais père et fille s'en fichaient. Ils tournaient de joie dans l'eau qui descendait violemment la rue. Le père porta sa fille comme un frêle sac à dos vivant. Ils marchaient vers un temps plus beau, sur les pas des trois autres qui les avaient quittés trois jours plus tôt.

— Papa, mon rêve s'est réalisé !

— Ah bon ? C'est quoi ?

— Quand je dormais, j'ai rêvé qu'on était tous les deux coincés dans une machine à laver.

Il était difficile de se retenir d'éclater de rire, et John explosa. Mais Camélia continua :

— Mais on va où en fait, papa ?

— On va bientôt rejoindre maman. Ça te dit ?

— Et comment !

Et comment ?

Le père sourit.

Dans le déluge, et acceptant l'impuissance de l'homme face à la nature déchaînée, le père, aussi puissamment qu'un homme peut espérer, demanda à Dieu que sa fille de cinq ans meurt avant lui.

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