Chapitre 19
J’étais bien contente de ne pas avoir croisé Ben ce matin. Devant ma tasse de café fumante, je profitai du calme que j’avais tant bien que mal réussi à dompter suite à notre altercation. Si ma respiration s’était calquée sur le bruit des vagues, mes rêves, eux, ressemblaient davantage à un voilier pris en pleine tempête.
Un homme sans visage mais à la carrure impressionnante et à la peau rougie par l’eau de vie se découpait dans la pénombre de la cuisine. Sa voix hurlante s’insinuait dans mes oreilles à travers le bourdonnement des fourmis que je sentais onduler partout sur mon corps. Des larmes de sang coulaient sur moi. En levant les yeux vers l’origine de ces gouttes, un bout de ciel bleu se découpait, hypnotique. À le regarder si intensément, j’y perçus les contours de mon reflet. Fronçant les sourcils pour mieux voir, je distinguai sur ma propre peau, les traits de Jenny, bleuis par les coups.
Je sursautai en entendant la sonnette. Il me fallut quelques secondes pour sortir de cet état mortifère dans lequel mon cauchemar me retenait prisonnière. Puis, trouvant le courage de me lever, j’allai accueillir le visiteur.
Le sourire de Maurane chassa immédiatement l’ombre noire qui pesait sur moi.
— Vous allez bien ? me demanda-t-elle en posant sa main sur mon bras.
— Je… j’ai mal dormi.
Elle avança, me forçant à reculer puis ferma la porte derrière nous avant de me guider pour m’asseoir.
— Vous êtes toute pâle…
— Ça va, je vous assure. J’ai fait un cauchemar horrible duquel j’ai du mal à émerger.
— Vous voulez en parler ?
Sa voix était douce, ses yeux brillants de bienveillance. J’étais hypnotisée par le courage de cette femme qui ne laissait rien paraître de ses propres drames.
Ma grand-mère fit irruption.
— Maurane ! Je vous sers un petit café ?
— Non merci, c’est gentil mais je vais attaquer tout de suite.
Sur ces mots, elle m’adressa un regard interrogateur auquel je répondis par un sourire timide et s’esquiva.
Mamé semblait en bonne forme. Habillée d’un tablier vert, elle s’apprêtait à jardiner. Et moi, je restai plantée là, tandis que le monde tournait autour de moi.
Bien décidée à ne pas laisser ce rêve empiéter sur le reste de ma journée et grignoter davantage mon humeur, je m’enfermai dans la salle de bains et laissai le jet d’eau laver les gouttes de sang et les bleus polluant mon esprit.
En arrivant dans le salon, je surpris Maurane assise sur le bord du canapé, un chiffon posé sur l’épaule et un livre entre les mains. Elle sursauta en m’apercevant et se leva d’un bond tout en se confondant en excuses.
— Il n’y a pas de mal !
— Je… je ne voulais pas m’attarder. J’ai vu le livre et… je n’aurais pas dû…
Je m’approchai d’elle, et comme elle l’avait fait plusieurs minutes plus tôt, je déposai ma main sur son bras d’un geste doux.
— Tout va bien ! Vraiment ! Vous aimez lire ?
— Oui. Avant… Je ne me rappelle pas du dernier livre que j’ai tenu dans mes mains. J’ai si peu de temps… J’élève seule mes enfants et…
Une larme pointa au coin de ses yeux.
— Ils passent avant tout le reste ! me dit-elle en m’offrant un sourire qui ne souffrait d’aucun doute sur le rôle qu’elle s’attribuait.
— Qu’aimez-vous lire ? la questionnai-je.
— Des polars. J’adore les enquêtes, le suspense mais les drames je ne peux plus…
— Je comprends. Je peux vous préparer quelques bouquins si vous voulez. J’ai des choses plus lumineuses que ce vous lisiez jusqu’à maintenant.
— C’est gentil mais après le travail, les courses, les devoirs, les bains… Je sombre parfois avant les enfants. Bon, je vais y retourner, le temps file. Excusez-moi encore.
— Ce n’est rien.
Je la regardai s’éloigner, une pointe de tristesse au fond du cœur. J’avais passé mes dernières années, le nez plongé dans mes bouquins et imaginer ne plus avoir une seule minute pour m’adonner à cette passion me fit suffoquer. Songer que cette jeune femme n’avait même plus le loisir de se poser devant quelques pages me révolta. Je trouvai le monde vraiment trop cruel.
C’est ça la vraie vie ma petite !
**
Le reste de la journée passa sans que je ne m’en rende compte. Mon échange avec Maurane m’avait donné envie de replonger dans ma lecture. Mais je lisais inlassablement les mêmes pages, trop préoccupée par Jenny et Maurane pour comprendre un traître mot de ce que j’avais sous les yeux.
Mamé avait proposé qu’on aille se promener sur la plage. Le temps était idéal. Mélange de soleil et de brise.
Bras dessus bras dessous, nous avancions vers la mer pour continuer notre balade pieds dans l’eau.
— J’ai vu Jenny l’autre jour sur la plage.
— Oh !
— Je lui ai proposé mon aide…
Mamé me lorgna.
— Je lui ai laissé entendre que ça serait bien qu’elle quitte son mari.
— Et comment a-t-elle réagi ? demanda-t-elle prudemment.
— Mal…
Ma grand-mère garda le silence.
— Je ne comprends pas… Ben ne semble pas touché par ce qui lui arrive.
— Tu te trompes, Bibine.
Je m’arrêtai.
— Tu crois qu’il l’aime encore ?
— Évidemment. Ils s’aiment depuis toujours.
Je fronçai les sourcils.
— Tu veux dire qu’ils…
— Ce n’est pas à moi de t’en parler ma chérie.
Je me mordis la langue. Si j’admirais sa loyauté, celle-ci ne m’aidait pas à comprendre les tenants et aboutissants de cette histoire dans laquelle j’avais foncé, tête baissée.
— Très bien ! Raison de plus pour que Ben se bouge les fesses ! Il faut qu’il ramène Jenny chez nous.
— Surtout pas !
— Quoi ?!
Ma grand-mère si bienveillante et charitable. Je ne la reconnaissais pas.
Après un instant d’hésitation, Mamé se confia.
— Ben est sous le coup d’une mesure d’éloignement.
— Quoi ?
— Ton cousin a déjà essayé de s’interposer entre Jenny et son mufle de mari. Ils se sont battus et ce malotru a porté plainte. Ben a interdiction de s’approcher de lui sous peine d’être placé en garde à vue.
Je bondis de ma chaise.
— Un type bat sa femme et c’est lui qu’on protège ?!
Devant ma fureur, Mamé me prit dans ses bras et caressa mon dos.
— Je ne comprends pas ! Est-ce que Jenny ou Ben ont parlé de ce que ce sale con lui faisait subir ?
— Jenny a dit qu’elle était tombée dans l’escalier…
— Mais pourquoi le couvre-t-elle ? C’est une sorte de syndrome de Stockholm ?
— C’est plus compliqué que ça ma Bibine...
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