Partie 3
Plusieurs mois plus tard, le silence régnait de façon permanente sur le Maroc et ses grandes villes autrefois si animées. Les derniers râles d'une civilisation agonisante s'étaient peu à peu éteints, ne laissant que ruines et désolation.
Le souk millénaire de Marrakech - cœur battant et chaleureux de la cité rouge - n'était plus qu'une coquille vide, sombre et déserte. Malik erra pendant des jours dans un dédale de ruelles défigurées, cherchant en vain les âmes familières qui égayaient autrefois ces coursives marchandes.
Il retrouva parfois les ossements calcinés de certains compagnons, derniers vestiges de batailles fratricides pour quelques ressources de survie. Une main noircie et décharnée tenait encore une lame rouillée, dont l'éclat sanglant semblait presque frais dans le silence mortel qui planait à présent.
Des dizaines de récits tragiques jonchaient les méandres du souk. Ici, le squelette catapulté d'un marchand dont l'étal avait été pillé. Là, les restes d'un vieux couple de teinturiers étreignant leurs enfants dans un suprême sursaut protecteur. Tous avaient succombé corps et âme à cette nouvelle loi du plus fort et du chacun pour soi.
Malik ne put que contempler la disparition de ce mode de vie séculaire dont il était si fier. Où étaient donc passées les âmes bavardes et joyeuses qui animaient ces lieux ? Les négociations animées d'un dialecte rocailleux, les gestes chaleureux et les mines faussement outrées... Tout cela s'était évaporé dans le silence étouffant, ne laissant que l'amère impression d'un crève-cœur infini.
Au crépuscule, Malik s'asseyait parfois pour imaginer les volutes excentriques des fumées d'encens, si chargées de sens et de murmures secrets. Il revoyait presque le souk revivre à travers le prisme de ses souvenirs flamboyants. Mais le réveil était toujours plus affreux, dans ce tombeau de pierre et de ténèbres pesantes.
Un soir, ses vagabondages le menèrent jusqu'au seuil de son échoppe dont l'enseigne avait été arrachée. Abasourdi, il resta de longues heures immobile dans ce qui fut autrefois le théâtre flamboyant de ses affaires aussi lucratives que trucidées.
C'est là qu'il expira finalement, recroquevillé sur un maigre ballot de tapis miteux, emporté par le trop plein d'émotions et de solitude extrême. Avant le grand départ, il eut le temps d'effleurer une dernière fois les chaudes fibres de laine tressées, caresse éternelle pour ces dentelles vibrantes qui ne tisseraient plus jamais le récit de sa vie passionnée.
À Casablanca, le chaos avait fini par gagner même les quartiers les plus huppés. L'Oasis bourgeoise édifiée par les multinationales et les classes privilégiées s'était dissoute comme un mirage dans les affres du silence et de la faim universelle.
Leïla se terra un temps dans la cage d'escalier de la tour de verre de son ancien employeur, n'osant plus croiser le chemin des bandes d'affamés qui écumaient la ville. Pendant des jours, elle mangea les restes ratatinés et les reliefs informes périmés qu'elle pouvait trouver dans les cuisines des étages abandonnés.
Elle aimait se hisser sur les toits pour contempler le lent pourrissement de la ville, désormais plus morte qu'une cité fantôme. Avec distance et détachement, elle observait les hordes de pillards s'acharner sur les façades sans vie des immeubles, dans une lutte pour les dernières bribes de nourriture et d'eau.
Peu à peu, Leïla fut gagnée par une impression de vide existentiel qui la dévorait insidieusement. Son reflet marqué dans la vitre lui semblait si étranger, ombre chétive de son moi ambitieux d'autrefois. Cette brillante jeune cadre urbaine et pressée au parcours si soigneusement tracé... Où était-elle donc passée ?
Alors qu'un matin elle errait parmi les décombres du centre-ville, une vague de nostalgie l'écrasa soudain. Leïla se remémora ses années de labeur acharné au bureau, quand chaque minute était comptée entre les coups de fil aux clients, l'élaboration de pitchs marketing ou les brainstormings créatifs.
Les bribes résiduelles du bourdonnement exécré des open spaces, les cris des commerciaux jonglant avec tous les fuseaux horaires, les crachements asthmatiques des imprimantes laser au bord de la surchauffe... Tout ce remugle de l'agitation permanente et des ardeurs capitalistiques lui sembla soudain dégager une incroyable vie, une survivance.
Leïla comprit avec effroi que tout ce tumulte n'avait en réalité été rien d'autre qu'une image inversée des voix, des échanges et de la communication sous toutes ses formes. Un remugle assourdissant mais d'une vitalité flamboyante comparé au silence de mort qui régnait à présent, ce refuge autrefois exécré lui paraissait soudain d'une vitalité flamboyante.
Envahie par un indicible sentiment de perte, Leïla erra sans but à travers les ruines pendant des jours et des nuits. Souvent, elle pensait distinguer les lointains échos des voix et des bruits d'activité d'antan, mais ce n'était que les doux souffles du vent se frayant un chemin entre les débris de verre brisé.
Dans un dernier sursaut d'espoir, Leïla retourna arpenter les lieux qui furent le théâtre de ses derniers moments d'activité frénétique, quelques mois plus tôt. Elle retrouva les vestiges des lignes téléphoniques désormais mortes qui amenaient autrefois les appels des clients. Des câbles de cuivre sectionnés pendaient lamentablement le long des murs aveugles, témoins d'une époque révolue.
Prise d'une impulsion, Leïla porta à son oreille l'un de ces vieux fils tressés de plastique et de métal. Peut-être parviendrait-elle à capter l'écho résiduel d'une voix humaine, un message ou un ordre laissé en sommeil...
Mais ses tympans ne captèrent qu'un silence atroce et absolu. Un silence si définitif qu'il fit vaciller sa raison et la projeta dans l'abîme du désespoir.
Partie de cette vague inexorable de démence muette, Leïla finit par rejoindre l'une des nombreuses meutes d'âmes errantes qui hantaient encore les ruines. Chaque jour semblable au précédent, les mêmes gestes pour survivre se répétaient dans un cycle morne : chercher de la nourriture, de l'eau, rester à l'abri.
Les rares membres de son groupe qui osaient encore tenter de communiquer le faisaient en mimant de grands moulinets ou des codes gestuels frustres et rudimentaires. Privés de l'éventail infini des langues et des expressions humaines, leurs échanges se limitaient au plus élémentaire, juste de quoi continuer à errer de ruine en ruine.
Un soir qu'ils avaient trouvé refuge dans une carcasse de bâtiment calcinée, une vieille femme échevelée entreprit une pantomime énigmatique en se tortillant et en gonflant les joues. Leïla observa la scène avec indifférence. Elle n'avait que faire de ces derniers soubresauts de communication aussi pauvres que dégradants.
C'est alors que surgit une odeur tenace et âcre de soufre qui la saisit à la gorge. La vieille femme venait de relancer un vieux briquet pour essayer d'allumer un maigre feu ! Aussitôt, les flammes crépitèrent avec un bruit d'une incroyable douceur dans le silence général.
Des exclamations de joie muettes et de grands gestes se mirent à jaillir de toutes parts tandis que les chancelants survivants se pressaient pour profiter de la chaleur salvatrice. Leïla sentit des larmes de consolation lui brûler les yeux lorsqu'elle comprit ce qui se tramait.
Un éclat de vie ! Un semblant d'espoir fugace qui ranimait les braises de leur humanité pour un court instant ! Bien que ses bras restassent croisés dans une froide apathie, Leïla se prenait à espérer que les crépitements légers parviendraient à insuffler un soupçon de sens à leur existence muette et sans but.
Mais les flammes finirent par s'éteindre pour ne laisser qu'une pluie de cendres indistinctes derrière elles. Et le silence macabre reprit ses droits, plus présent et étouffant que jamais.
Peu à peu, un profond accablement submergea l'esprit de Leïla tandis qu'elle réalisait que tout n'était que vanité et futilité absolue dans ce monde mutique. Plus rien ne pourrait jamais réinjecter du sens et de la vigueur communicative dans ces coquilles vides et sans âme qu'ils étaient devenus.
Son groupe de survivants finit par se disperser au gré des vents après cet ultime sursaut de vie avorté, chacun retombant dans une errance sans but ni origine. Elle-même s'éloigna du dernier foyer encore fumant sans un regard en arrière, happée par sa désillusion grandissante.
Combien de semaines, de mois insouffla-t-elle ainsi dans ces paysages de mort et d'abandon ? Leïla finit par perdre la notion du temps, ne se repérant plus que d'après les cycles du soleil et des astres immobiles.
Toutes ces attitudes autrefois si primordiales pour elle - rendez-vous manqués, objectifs ratés - semblaient aujourd'hui d'une absurdité cosmique comparées à sa nouvelle lutte pour la simple survie. Elle qui pensait contrôler l'avenir et dicter sa cadence n'était rien de plus qu'un organisme végétatif dérivant au milieu des ruines de sa propre existence.
Un matin, Leïla fut tirée de sa torpeur par des râles rauques. Dans une ruelle adjacente obstruée de gravats, un attroupement d'individus décharnés et terrifiants s'était formé.
En son centre gisait le corps d'un malheureux, baignant dans une mare de sang séché. Leïla frissonna en constatant que le bas-ventre avait été atrocement mutilé, avec d'horribles lacérations sanglantes qui parlaient d'un acte d'une cruauté innommable.
Autour de la dépouille, une dizaine de survivants se tenaient immobiles, courbés dans des postures de défiance animale. Certains léchaient avidement leurs doigts maculés de sang, d'autres lançaient des regards de bête traquée, prêts à défendre leur découverte contre tout intrus.
Le cœur au bord des lèvres, Leïla recula lentement pour s'éloigner de cette scène d'abomination. Ces êtres n'avaient manifestement plus rien d'humain, réduits à l'état de créatures régies par les plus viles pulsions. Ils étaient devenus des monstres sans voix, prêts à s'entretuer pour un reste de chair avariée.
Secouée par des haut-le-cœur convulsifs, Leïla s'enfuit aussi loin que ses jambes flouantes purent la porter. Jamais auparavant la perte totale des repères sociaux et du langage ne lui avait paru aussi dévastatrice. Le sordide spectacle auquel elle venait d'assister était l'incarnation la plus abjecte d'un monde où la communication avait définitivement été rayée.
Plus que jamais, un grand vide menaçait d'engloutir son âme tandis qu'elle fuyait ces errants défigurés par la folie et la bestialité. Dans son esprit torturé résonnait un silence qui n'avait de cesse de se peupler de visions d'horreur, aussi muettes qu'insoutenables.
Ses pas de suiveuse l'amenèrent finalement aux abords de l'ancienne gare routière qui fut la plaque tournante des immenses mouvements de population lors des grands exodes. L'immense hangar désaffecté offrait une protection relative avec son dôme métallique à demi effondré.
C'est là que Leïla rejoint une dernière poignée de rescapés hagards qui erraient sans but dans ce qui restait des halls d'embarquement. Quelques miséreux sans âge étaient terrés sous des bâches déchirées et des abris de fortune composés de planches et de parpaings éclatés.
Un matin qu'elle fouillait dans les décombres à la recherche de quelque chose à boire ou à manger, Leïla mit la main sur un vieux livre à la couverture arrachée. Il s'agissait apparemment d'un recueil de poésie tant les pages étaient gravées d'une écriture dense et filigranée.
Dans un accès de curiosité morbide, elle passa de longues heures à tourner ces pages vierges de sens pour elle, effleurant du bout des doigts ces courbes si étrangement familières. Parfois, un vers ou une image formaient comme une brève accalmie dans le silence orageux qui l'entourait, un murmure rassurant de l'autre côté du voile de l'incompréhension.
Le grimoire ne la quitta plus, devenant son seul compagnon dont elle ne se séparait que pour ses trop brèves errances dans les ruines. Bien que sachant pertinemment que ces centaines de caractères étaient à jamais devenus de simples dessins abstraits pour elle, Leïla aurait donné n'importe quoi pour entendre de nouveau les vibrations et les modulations d'une voix humaine en train de déchiffrer ces mystères de l'âme sur le papier.
Dans ses derniers instants de lucidité, elle prenait conscience que sa lente agonie n'était ni causée par le manque de ressources vitales, ni même par la violence ambiante. Non, elle dépérissait à petit feu d'une autre famine, bien plus terrible et dévorante.
La faim de mots, d'expressions et de pensées. La privation totale du langage comme expression suprême de l'esprit humain. Une condamnation au silence éternel de l'âme.
Leïla mourut en serrant contre elle le précieux recueil comme on étreint un être cher. Sur ses lèvres gercées, on aurait presque cru deviner les mouvements d'une ultime psalmodie muette, vaines tentatives d'une voix trop longtemps bâillonnée pour renaître.
Le règne du silence absolu et permanent était désormais total au Maroc comme dans le reste du monde.
À Rabat comme ailleurs, les derniers feux de la civilisation venaient de s'éteindre, ne laissant qu'un monde muet, désert et vierge de toute présence humaine.
Pendant des mois, Khadija et ses enfants errèrent sans fin ni but dans les ruines de leur ville dévastée. Tout avait été englouti par les vagues de pillages et de violence que le silence avait inexorablement déchaînées.
Un soir, dans une ultime bravade pour maintenir un semblant de foyer familial, Khadija s'employa à préparer un maigre repas avec les dernières ressources dont ils disposaient. Younes et sa petite sœur Lalla l'observèrent rassembler avec des gestes précautionneux le mince tas de pâtes instantanées et de feuilles de menthe ramassées dans les décombres environnants.
Bientôt, l'odeur si familière des épices familiales qui faisaient tant saliver leurs papilles d'antan flotta doucement dans la pièce sombre. Un souvenir de gestes et de parfums d'un autre temps, si intense et soudain qu'ils eurent tous l'illusion d'entendre résonner les voix du passé.
Khadija tressaillit, se mordant la lèvre avec force. Le silence hurlant qui régnait à présent était comme une lame glacée plantée dans son cœur. Combien de fois n'avait-elle pas bercé ses enfants en leur susurrant d'anciennes comptines pour les aider à trouver le sommeil ? Combien de fois n'avait-elle pas ri aux éclats des pitreries et des babillages joyeux qui animaient autrefois leur foyer modeste ?
À présent, ces voix rieuses et apaisantes n'étaient plus que de lointains échos morts, aussi intangibles et cruels que les atroces silences qui les avaient remplacées. Le dernier rappel d'une vie passée, insoutenable dans son absence totale.
Le repas frugal finit en une rapide succession de gestes frustres et de déglutitions amères. Un mur de non-dits et de frustrations glaciales régnait entre Khadija et les siens, plus épais et infranchissable que jamais malgré leur proximité. Plus personne n'avait la force d'engager un mouvement ou un échange visuel réconfortant. Leurs âmes s'étaient muées en ruines tout aussi désolées que le paysage d'apocalypse qui les entourait.
Quelques jours plus tard, l'impensable se produisit. Tandis que Khadija et les enfants cherchaient pitance dans un alignement de bâtisses couleur ocre, une déflagration assourdissante (ironie suprême) retentit à quelques rues de là. Stupéfaits, ils virent une épaisse colonne de fumée noire monter dans le ciel d'un bleu implacable avant d'être rapidement rejoints par d'autres panaches de suie.
Sans qu'ils ne comprennent d'où le phénomène prenait naissance, les explosions successives se rapprochèrent bientôt à une allure effrayante. Des bâtiments entiers commençaient à s'effondrer sous les pilonnages insensés tandis que des gerbes d'étincelles et de pavés jaillirent de toutes parts.
Ahuris et paralysés d'effroi, Khadija vit l'expression sur les visages de ses enfants passer de la confusion et l'incompréhension à la terreur pure et insoutenable. Un masque de frayeur sidérante se peignit sur leurs traits tandis qu'une nouvelle salve de déflagrations leur crachait des volées de gravas et de débris en pleine figure.
Khadija voulut hurler pour les exhorter une dernière fois à fuir, mais sa voix comme tant d'autres n'avait plus cours en ce monde. Elle ne put que laisser son instinct de survie et ses gestes maternels primer lorsque tout vola en éclats dans un nuage de poussière aveuglant.
Leurs corps furent retrouvés des jours plus tard sous les décombres d'un immeuble de la Vieille Ville, miraculeusement indemnes. Khadija était restée cramponnée à ses enfants dans un ultime embrassade protectrice, comme figée dans la terreur d'un dernier cri muet.
Leurs visages aux traits lissés par la mort arboraient une dernière expression d'incrédulité et d'angoisse indicible, tragique rappel qu'ils avaient sombré dans l'ignorance totale des causes de leurs fins atroces.
Seuls les insectes nécrophages bourdonnèrent quelques temps encore dans les fracas de béton avant de s'éteindre à leur tour. Dans le silence de mort absolu qui s'installa définitivement, plus rien ne bougeait dans ce royaume des ruines.
La dernière preuve de vie s'était éteinte, effacée dans le bruit et la fureur par une force aussi violente qu'imprévisible. Un véritable déchirement de l'espace-temps avait marqué la séparation définitive de l'humanité d'avec son monde.
Désormais, seul le règne éternel d'un vide insondable subsistait sur les décombres de la civilisation. Les rares vestiges de ce berceau de la communication suprême qu'était le langage se dissipèrent peu à peu, engloutis dans les éternelles arènes du silence.
Plus jamais une forme d'expression, un mot ou une parcelle de signification ne viendraient troubler le grand mutisme absolu qui planait à tout jamais sur cette Terre devenue étrangère à elle-même.
Un silence définitif et permanent, seul souverain d'un cosmos désormais vierge de toute chose.
Les années, les siècles, les éons s'égrenèrent dans ce silence abyssal devenu la seule vérité absolue de l'univers. La Terre poursuivit sa lente danse imperturbable autour du soleil, indifférente au grand chambardement qui avait balayé l'un de ses hôtes les plus éphémères.
Les villes en ruines, derniers vestiges d'une civilisation autrefois bruyante et remuante, se disloquèrent peu à peu dans l'indifférence générale. Le désert reprit ses droits, ensevelissant jusqu'aux moindres traces du tumulte qui l'avait un temps habité.
Au loin, les étoiles très anciennes et d'une éternelle immobilité semblaient contempler ce spectacle avec une placidité sereine. Nul besoin pour elles de mots ou de langages sonores quand l'infime vibration de leur masse et de leur lumière suffisait à créer une symphonie cosmique, lente et majestueuse.
Sur Terre, cette mélodie d'une complexité infinie résonnait en silence, telle une dernière embrassade muette à ce monde déserté. Ses ondes subtiles se glissaient dans les moindres recoins, des profondeurs océaniques aux plus hautes cimes, perpétuant un cycle de transmissions ininterrompues.
Alors que la croûte terrestre achevait son grand œuvre de reconstitution, la faune et la flore reprirent peu à peu leur droit de cité sans déranger l'ordre muet des choses. Animaux et végétaux vibrèrent de leurs propres fréquences sans bruit, s'inscrivant avec patience dans cette nouvelle ère dépourvue de voix.
Et plus tard, lorsque le Soleil acheva sa longue agonie, la Terre fut à nouveau réunie à cette grande muette qu'était l'immensité de l'espace. Dans l'errance éternelle qui était désormais la sienne, elle n'emportait comme héritage que ce silence originel qui l'avait vu naître et qui l'accompagnerait jusqu'à sa dissolution finale.
Les quelques bribes d'une courte et et tumultueuse destinée à abriter une forme de vie consciente d'elle-même furent définitivement englouties dans le vide perpétuel du cosmos. Comme des milliers de civilisations avant elles, elles n'avaient été que de brèves lueurs déchaînées, vouées à s'éteindre dans un souffle aussi discret qu'inévitable.
Au final, le silence avait dompté jusqu'à la mémoire de ces êtres éphémères qui avaient tant chéri le verbe et la communication. Réduits à néant, ils n'étaient plus que d'infimes particules dispersées dans les immensités glacées, rejoignant le rang des innombrables vies avortées jalonnant la route des étoiles.
Dans ce paysage aboli de toute voix et de toute forme de conscience, la grande symphonie muette de l'univers poursuivit inexorablement sa course indéfinie, seule réalité ayant jamais existé et devant survivre jusqu'à la fin des temps.
Et c'est dans l'absence absolue de tout témoin que s'acheva à jamais le règne de l'expression humaine, englouti dans l'oubli millénaire du Vide et de l'Infini.
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