La maladie de Manon
Le lendemain, Manon ne tient plus sur ses jambes. Elle hurle que des démons vont l’emporter. Élias et Félix la soutiennent jusqu’à la hutte « médecine ». Quand Bégawan décide de la garder près d’elle, je ne demande pas la permission, je m’impose. La femme médecin n’est pas très heureuse de voir dans quel état elle est ; elle aurait dû agir bien plus tôt. Elle m’envoie concocter quelques remèdes, en espérant que ça fasse effet.
Manon navigue dans les brumes de la fièvre depuis six jours. Je ne dors plus, je ne mange plus. Je la vois se débattre, apeurée. Le soir du sixième jour, assis devant la porte, découragé et terrifié, je pleure doucement en m’en voulant de l'avoir laissée plonger dans cette maladie sans intervenir plus tôt. À côté de moi, Félix et Zoé ne sont pas plus optimistes. La tête dans les mains, ils se morfondent en regrettant de ne pas nous avoir poussés à plus de collaboration. Bégawan sort de la hutte et se plante devant nous :
— Il lui manque une présence pour s’en sortir, mais je ne détermine pas laquelle.
— Mes parents sûrement ! déclare Zoé, un brin rancunière.
— Non, j’y ai pensé, ce n'est pas eux. Vous n’avez pas une autre idée ?
— Qu’est-ce que tu en sais ? réplique Zoé, dont le désespoir se transforme peu à peu en colère noire contre le clan.
Bégawan regarde la jeune fille sans répondre immédiatement. Je suis trop las pour réagir ; je tourne la tête vers la forêt : je vois la panthère rôder à la lisière du bois, assez nerveuse.
Depuis notre escapade à la cascade, Salween a expressément éloigné ce félin de nous. C’est ça notre « punition ». Elle nous surveille à une distance relative pour qu’on ne se sente plus en sécurité totale. On s’en est ouvertement moqués devant Salween, mais je sais que Manon en a été profondément meurtrie.
— Il faut chercher Salween, décide-je en me levant. Allez au bassin et fouillez le village. Rendez-vous ici ! leur crie-je, déjà en route vers la forêt interdite.
La panthère est là, me barrant le passage. C’est elle qui pourrait nous tirer d’affaire, mais comment se faire comprendre ? Seul Salween peut jouer cet intermédiaire.
Je m’accroupis ; elle s’approche calmement. D’une main peu assurée, j’essaie de la caresser, je lui parle très doucement.
— Panthère, ma sœur panthère, je supplie en moi-même. Tu dois sauver Manon. Tu es mon dernier espoir, son dernier espoir !
Elle tourne la tête vers un point précis à l’orée du village. J’essaie de suivre son regard : une silhouette ressemblant à Salween se dessine en contre-jour. Je n’ai pas le temps de l’appeler : la panthère me fixe à nouveau. Je ressens une sorte de flash : une image que je ne peux pas décrypter, assez compliquée. Plusieurs anneaux s’entrelacent, au centre d’un arbre dont les racines et les branches jouent miroir. La panthère se met à trotter vers la hutte « médecine ». Elle entre sans hésiter chez Bégawan et se couche sur Manon.
— C’était donc ça ? s’étonne Bégawan. Pourquoi cherchais-tu Salween alors ?
— Parce que c’est son maître, je n’ai d’autre choix que de lui faire confiance !
— Tu crois ça ?
— Qu’est-ce qui se passe ? crie Salween en déboulant dans la hutte, suivi des deux grands.
Bégawan ne dit rien, mais le regarde en tremblant du nez, d’un air sévère. Clairement ennuyé, Salween évite mon regard, le talon profondément ancré dans le sol.
Je pense : « on se fait taper sur les doigts » Je ne peux m’empêcher de sourire un peu narquois.
Salween me lance un regard exaspéré, puis se recentre sur Manon. La malade est complètement enfouie sous la bête. Seule sa tête dépasse de la masse noire de l’animal. On dirait qu’elle est perdue, toute petite sous cette énorme puissance. Un bras sort du lit, tâtonne dans la fourrure, à un endroit précis. Elle s’agrippe à un médaillon bleu, incrusté entre les omoplates du fauve. Manon s’assoupit.
De grosses gouttes de sueur perlent sur son front. Je me tourne vers Bégawan, paniqué :
— Elle n’est pas en train de la tuer ?
— Ne t’inquiète pas, la fièvre s’éloigne.
— Sauvée, murmure Zoé, soulagée. Tu l’as sauvée, Élias !
— Ce n’est pas moi, c’est la panthère, je marmonne dans un souffle.
Tout le stress des derniers jours s’évapore d’un coup, laissant place à une grosse fatigue. Je titube, je m’appuie sur un pilier. Salween m’attrape par le bras pour m’empêcher de tomber.
— Va dormir ! me dit-il doucement.
— J’ai promis que je ne la quitterais pas.
— Je reste, propose-t-il.
— Raison de plus ! lâché-je entre les dents.
Salween avale ma remarque en reniflant bruyamment. Zoé intervient en regardant sa sœur.
— C’est à mon tour de veiller sur elle, Élias. Moi, je la garderai.
J’hésite. Je n’aime pas rompre ma promesse, mais je sais que je ne tiendrai pas longtemps. Félix me rassure : il sera là aussi. Je finis par accepter, soulagé, et je sors de la hutte en chancelant. Je fais quelques mètres vers ma case, mais Borhut me barre le passage.
— Alors, pas encore morte ? Ça ne va pas tarder ! me lance-t-il à voix basse.
Je sens une rage folle monter en moi. J’aimerais en venir aux mains, mais ce type est sûrement plus fort. Je le fixe en serrant les dents, puis j’entends une voix :
— Stop, Borhut.
Il se retourne : dans la pénombre d’un marronnier, un homme a suivi notre progression.
— Je vais tous les tuer ! je te l’promets ! dit-il au type qui est caché.
— Dis-le tout haut, vermine, et c’est toi qui meurs !
Bohurt me pointe du doigt, et je vois une image s’imprimer sur son front : une plante dont la fleur est jolie. Il me semble l’avoir déjà vue dans le fond du jardin de Bégawan. Je fronce les sourcils, intrigué. C’est la première fois que je vois une scène se dessiner sur le front de quelqu’un, comme si je visualisais ses pensées.
— Elle ne résistera pas, et ce n’est que la première ! menace Borhut.
— Dégage, petit con ! réplique-je.
— Ne m’appelle plus « Ptico » ! menace Borhut.
Je réalise enfin que j’avais dû traiter de « petit con » la première fois que je l’avais titillé. Je ris en comprenant ce que « Ptico » veut dire. Borhut est encore plus furieux, il s’éloigne en grondant.
Derrière l’arbre, l’homme est manifestement très content de cette hilarité soudaine. Il murmure :
— Bien joué, petit frère !
Je me tourne vers lui, le cherche des yeux. Je ne vois personne. Cependant, Lhassa se dirige vers sur la route. Il aurait pu contourner la hutte, mais il aurait dû être très rapide. Même trop, à mon avis. Il me demande des nouvelles de Manon. Je lui en donne, il s’éloigne, rassuré. Avec lui, on a tissé une amitié solide en soignant les bêtes du clan. Je pense avoir confiance en sa famille, lui et Varanassi. Ils ont quatre enfants, ce qui est rare, au village. Du coup, ils vivent légèrement à l'écart, parce que Varanassi voulait une vraie vie de famille. On leur a confié le soin des animaux du clan.
Jusqu’ici, je ne percevais que les pensées qui m’étaient adressées. Bégawan m’a expliqué qu’elle, elle n’entend pas quand Salween et moi communiquons ainsi. C’est toujours un message d’une tête à l’autre, sans témoin, sauf si le message est destiné à deux personnes en même temps.
Salween me parle presque uniquement en chauve-souris, pour s’entraîner, m’a-t-il dit. Ça m’énerve, je ne veux pas faire d’apartés avec lui. La plupart du temps, je n’y réponds pas.
Je déduis que, encore une fois, on ne me dit qu’une partie de la vérité. Si je peux capter les chauves-souris autour, il n’y a aucune raison que les autres ne fassent pas pareil. Cette fois, je décide de taire ce progrès.
Après avoir dormi jusqu'au lendemain au milieu de la matinée, je retourne à la hutte « médecine ». Sur la paillasse, Manon boit tranquillement un bouillon de légumes.
— Pourquoi Félix et Zoé ne sont plus là ? je demande, contrarié qu’ils aient rompu leur promesse.
— Comme je n’étais plus en danger, Salween leur a demandé d’aller au potager, répond-elle.
Manon me regarde. Elle voudrait me parler mais elle attend que Bégawan soit sortie. Elle soupire : « Pas grave, pour l’instant, je ne sens pas trop de danger. Bégawan n’agira pas toute seule. »
— Sauf que Salween essaie de nouveau son petit truc d’ascendance, et ça, ça me pompe ! répliqué-je sans réaliser que je parle en écholocation.
Manon sourit, me fixe avec un air triomphant :
— Je t’ai capté !
Bégawan nous observe tous deux, l’air un peu méfiant. Je change de sujet.
— Raconte-moi, cette panthère est vraiment lourde, hein ?
— Pas du tout, pourquoi tu as pensé à elle ?
— Je me suis souvenu du flash que tu as eu le premier jour, quand elle a bondi sur toi. Je me suis dit qu’il y avait plus entre vous deux qu’un simple lien avec un animal de compagnie !
— Un flash ? pense Bégawan, intriguée.
— Sauf que ce n’était pas une panthère que j’ai vue, continue Manon, mais un aigle.
— Un aigle ??? pâlit Bégawan, mais ça change tout !
— Désolé, je n’avais pas d’aigle sous la main, mais la panthère faisait les cent pas le long de la forêt. Je suis sûr qu’elle percevait ton mal, sans savoir comment agir.
Bégawan est nerveuse, elle arrête de remuer dans sa casserole. Je l'entends marmonner :
— Si c’est l’aigle, il faut faire autrement.
Elle se retourne et nous jette un dernier regard avant de sortir discrètement vers la forêt. On attend que Bégawan ait disparu pour se confier. Je raconte la conversation avec Borhut et l’homme qui me nomme « petit frère ».
— La panthère m’a parlé hier soir, me confie Manon. Elle m’a demandé de trouver un médaillon perdu dans sa fourrure et de m’y accrocher. Une grande chaleur émane de cette turquoise, dans mon bras puis dans tout mon corps. Ensuite, j’ai capté trois images : la première, c’était celle des bracelets du Kadga. L'un d'eux ressemblait à celui que je t’avais décrit à la cascade. L'autre était encore plus intéressant : c’était celui dont les médaillonsmanquaient, mais cette fois, il y était. J’ai vu de près les pierres turquoises, gravées de dessins : un ovale coupé en deux, le fameux aigle que la panthère m’avait déjà montré, et le cercle du yin et du yang. La dernière image est trop compliquée à décrire : un arbre dont les racines et les branches s’entrelacent.
— Ça doit être celui que la panthère m’a envoyé. Je vais essayer de le dessiner pour comparer.
— La seconde image montre un homme de dos, avec des bracelets aux poignets, nu, près d’un grand feu, en train de jeter ses vêtements.
— Le Kadga, à poil ! Je veux voir ça ! Je réplique en rigolant
— Arrête, Élias, ce n’est pas drôle. La troisième image, c’est la même personne vue de face...
Manon s’interrompt : Salween, accompagné d’un autre homme, arrive dans l’embrasure de la porte. Ils sont essoufflés, paraissent soulagés d’être arrivés à temps. Comme ils sont derrière, je ne les ai pas vus.
— Et c’était quoi ? demandé-je.
— Attention, Élias ! crie Manon avant de s’affaler sur sa natte.
Je me tourne vers la porte. L’homme qui accompagne Salween souffle une dernière fois dans une sarbacane, m'envoyant une petite boule bleue. Je la raclе immédiatement.
Même si je ne perds pas complètement connaissance, je suis incapable de bouger quand ils emportent Manon.

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