Chapitre 1 - Flint
La neige n’arrêtait jamais à Norrvold. Elle tombait lente et muette, drapant le monde d’un linceul éternel. Les hommes disaient que l’hiver n’avait jamais quitté le royaume de Froldane, qu’il s’était enraciné là comme une bête obstinée refusant de mourir. Même les pins semblaient se courber sous le poids de cette fidélité glaciale.
Flint tira un peu plus son manteau élimé autour de lui, les doigts engourdis par le froid, le souffle blanc s’échappant de ses lèvres en petits nuages irréguliers. Il poussait une charrette grinçante chargée de bois sec pour le forgeron du village. Le bois craquait sous ses pas, la neige crissait. Rien ne changeait jamais.
Norrvold n'était qu’un hameau perdu dans les contreforts de Froldane, un amas de toits de chaume affaissés, de cheminées noircies et de silences pesants. Ici, on vivait entre les bêtes, les tombes et les rumeurs. Le dernier voyageur venu de l'extérieur datait d’avant la dernière lune, et on ne l’avait pas laissé repartir sans lui soutirer deux bottes de cuir et des histoires douteuses.
Dans ses songes, Flint se voyait ailleurs. Il rêvait de lumière, de grandes cités qu’il avait lues dans des grimoires volés à l’ancien chapelain, d’aventures, de chants héroïques. À quinze hivers, son cœur battait comme un tambour à l’idée de devenir quelqu’un. Pas juste Flint Tarnsen, bon à charrier du bois et à recevoir les gifles d’hommes plus forts.
Les Tarnsen vivaient dans une vieille maison de pierre aux murs suintant l’humidité, bâtie au bord du ruisseau gelé, là où la brume s’accrochait plus longtemps qu’ailleurs. Flint était l’aîné de trois enfants.
Son père, Halrik Tarnsen, ne parlait plus beaucoup depuis des années - il buvait. Le matin, on le retrouvait souvent affalé contre le four, une bouteille vide encore tiède entre les doigts. L’odeur âcre de l’alcool faisait partie des murs, tel le froid ou la cendre.
Sa mère, Elsha, tenait le foyer à bout de bras, tissant des vêtements de laine et soignant les bêtes des voisins pour de maigres pièces. Si ses mains se faisaient rugueuses, son regard se voilait cependant d’une douceur infinie et sa voix chantonnait encore, même lorsqu’elle pleurait en silence. Flint l’aimait d’une loyauté farouche, presque douloureuse.
Il veillait autant qu’il pouvait sur son frère Garren, encore petit, et sur sa sœur Lyna, à peine plus jeune, vive comme une flamme.
Mais il n’avait jamais su se sentir fils de ce foyer. Quelque chose en lui aspirait à plus grand, à autre chose que ce quotidien figé entre silence, fatigue et rires trop rares. Alors, Flint avait menti, parfois. Il fallait bien, lorsqu’on tenait à se convaincre de sa propre importance. Le gringalet racontait aux autres jeunes du village qu’il avait vu les reflets se déformer dans la glace du lac Narth, qu’il avait combattu un cerf noir, qu’il s'était fait mordre par une louve blanche et qu’il l’avait regardée mourir sans ciller.
Les gens de Norrvold n’étaient pas dupes. Ils écoutaient les récits de Flint avec des sourires en coin, des haussements d’épaules ou de fausses exclamations. Dans le fond, nul ne croyait vraiment qu’il avait terrassé une bête sauvage ou vu les reflets danser dans la glace. Mais on le laissait dire. Ces histoires étaient comme une flambée dans une nuit longue et morne : brèves, absurdes mais réconfortantes. Entre deux hivers et trois enterrements, même un mensonge bien raconté devenait un luxe. Alors on l’écoutait et on relançait la rumeur, non pas pour s’y fier… mais pour avoir quelque chose à dire entre deux silences. On souhaitait même à Flint et à n’importe quel gamin du village un destin d’aventurier, même si cela restait une idée bien trop euphorique pour être vraie un jour. Le mieux qui pouvait arriver à un bonhomme de Norrvold, était de devenir cuisinier à Karvengard ou d’être emporté par des recruteurs d’une des trois grandes académies d’Elore… sauf qu’à Norrvold, les sélections d’étudiants se faisaient rares.
Pourtant, contre toute attente, ce fut au cœur d’un printemps incertain - un de ces jours où la neige hésitait à fondre et où l’air sentait encore l’écorce brûlée - qu’elle apparut. Une silhouette gracile descendit la pente du vieux chemin de la crête, juchée sur un superbe destrier noir.
Même les chiens cessèrent d’aboyer. Les anciens murmurèrent des prières et les enfants reculèrent derrière les jupes de leurs mères. On n’avait pas vu de soldat impérial à Norrvold depuis la rébellion de Garsvold, une génération plus tôt - et certainement jamais une de ces guerrières d’élite, dont on disait qu’elles tuaient en silence et parlaient moins encore. Elle portait le sceau des Ordalhâz, brodé sur sa cape : un cercle de feu brisé par une lame verticale.
Les Ordalhâz étaient plus que des soldats - ils étaient mythes et menaces. Nés des flancs sombres de l’empire de Solcaran, on disait qu’ils ne servaient ni rois ni lois, mais l’Ordre lui-même, cet idéal impitoyable qu’ils incarnaient jusqu’à la moelle. Certains juraient qu’ils faisaient le serment de tuer leurs propres parents s’ils en recevaient l’ordre. D’autres chuchotaient qu’une confrérie de mages se cachait parmi eux, capables de voir le passé dans les flammes ou d’infliger la douleur par le seul souffle. On ne savait jamais vraiment si ces sornettes étaient vraies… mais cela suffisait pour que, même dans les villages les plus reculés, le simple mot Ordalhâz fasse taire les plus bavards. A Norrvold, la sorcellerie n’était vue de quiconque et ainsi, on n’en tolérait pas la mention. Seuls les nobles de Karvengard et d’Ehrvinter mentionnaient l’existence de la magie, avec néanmoins une réticence certaine. Ainsi, les habitants de Norrvold se barricadèrent stupidement dans leurs bicoques lorsque cette Ordalhâz foula le sol enneigé de leur village.
Si Flint avait longtemps rêvé de magie, il déchanta rapidement lorsque depuis la fenêtre de sa chambre, il vit s’approcher le destrier noir de l’Ordalhâz. La bête semblait taillée dans l’ombre même, sa crinière lourde battant l’air comme une bannière de nuit.
Le cœur de Flint se serra lorsque l’Ordalhâz s’arrêta face à la demeure des Tarnsen. Il recula d’un pas sans même s’en rendre compte, alors qu’en bas, dans la cuisine, sa mère s’affairait et claquait la porte d’un placard.
- Que personne n’descende, vous m’entendez ? souffla-t-elle en montant les marches. Flint, prends ton frère, ta sœur, et restez ici. Quoiqu’il s’passe, vous n’bougez pas.
Puis elle repartit, vite, trop vite.
C’est alors qu’on frappa à la porte. Trois coups nets, comme des clous dans le bois. Flint entendit une pile de casseroles rouler sur le sol de pierre dans un vacarme de métal. Depuis le haut de l’escalier, Flint tendit l’oreille, le souffle suspendu. En bas, une voix mélodieuse dont il n’entendait que des bribes de mots résonnait entre les murs de pierre. L’accent lui paraissait étranger, loin de la rudesse de Norrvold.
- Je recherche Flint Tarnsen. Le garçon a été vu hier… près des bois.
Un silence. Puis la voix de sa mère, basse, tremblante.
- Il n’a rien fait… il n’sait rien. C’était une histoire, juste une histoire.
L’Ordalhâz répondit sans hausser le ton, mais chaque mot semblait peser comme une lame sur la gorge.
- Je ne crois pas, matrisha*. (...) l’ai vu de mes propres yeux. (...) seul roux du village.
C’est alors que les marches craquèrent doucement sous les pas de sa mère. Elle apparut dans l’embrasure de la porte, les mains crispées sur son tablier, le visage tiré, livide, comme si tout le sang l’avait quitté. Ses yeux cherchaient Flint et lorsqu’ils le trouvèrent, ils vacillèrent. Elle n’eut pas besoin de parler - il comprit. Elle hocha simplement la tête, une fois, raide.
- Viens, gamin. dit-elle enfin, la voix presque inaudible. Il se leva, les jambes lourdes, l’estomac tordu. Le monde semblait s’être rétréci autour d’un seul fait : on l’avait reconnu. Et on l’attendait.
La maisonnette des Tarnsen était des plus modestes mais jusqu’ici, Flint ne s’en faisait jamais la réflexion. Sauf que la présence de l’Ordalhâz dans la cuisine des Tarnsen rendait la demeure d’une grotesque étroitesse.
C’était une femme de petite stature en comparaison de celles qu’on voyait dans le nord, dont on peinait à situer la tranche d’âge. Ses cheveux étaient couverts par un foulard noir. De ses yeux ambrés à ses lèvres charnues, Flint ignorait quel élément de son visage s’avérait être le plus obsédant. Même la peau de l’Ordalhâz appelait au toucher, tant sa texture parfaitement lisse et mâte lui paraissait irréelle. On ne voyait jamais pareille face à Norrvold. Pourtant, Flint ne parvint guère à soutenir le regard de leur visiteuse.
- Et si vous me proposiez de m’asseoir, matrisha ? souffla l’inconnue avec un léger sourire qui n’en était pas vraiment un.
Tremblante, la mère de Flint les dirigèrent vers la cuisine. Une fois installés, un silence de plomb s’instaura dans la pièce. La mère de Flint triturait nerveusement un coin de nappe, les yeux rivés à ses mains, tandis que l’Ordalhâz, droite comme une lame fichée dans le sol, restait imperturbable. Flint sentait son propre souffle lui brûler les lèvres. Il n’osait ni parler, ni bouger. Puis, enfin, l’attention de la guerrière se reporta pleinement sur lui.
- Ma personne t’a vu abattre une bête sauvage dans la forêt de Velmor. Ton coup a été spectaculaire, pour un gringalet de ton genre.
Un sourire amusé passa sur son visage, avant qu’elle ne reprenne.
- Tu sais ce que signifie l’arrivée d’un Ordalhâz dans votre royaume, n’est-ce pas ?
Flint acquiesça lentement, cherchant ses mots.
- Ce sont de jeunes comme toi dont Falakenoor a besoin.
Falakenoor la Majestueuse, perle militaire et magique de l’empire de Solcaran, où les meilleurs soldats de la terre des mille soleils étaient formés. Flint sentit sa gorge se serrer. Son cœur cogna si fort qu’il en oublia le froid. Il voulut parler, avouer, dire que tout cela était un mensonge, un conte pour impressionner Rulen et les autres. Il n’avait jamais tué de bête et d’ailleurs n’avait pas encore eu le temps de raconter ce mensonge. La seule bête qu’il avait tué dernièrement était une araignée logée sur l’oreiller de sa soeur. Flint n’était qu’un garçon avec des mains sales, des rêves trop vastes et une peur qu’il croyait savoir masquer.
- Mon gamin était à la m’son hier, Dame Ordalhâz… et croyez-moi, ce garçon n’sait même pas tenir u… intervint de nouveau sa mère à sa place, implorante.
- C’est au gamin que je m’adresse, la coupa brutalement l’Ordalhâz, tapant sèchement du plat de sa main sur la table de bois et réduisant les efforts d’Elsha en cendres.
L’amabilité dont elle avait fait preuve jusqu’ici ? Cette femme venait de la jeter aux orties. Les yeux braqués sur Elsha Tarnsen, l’Ordalhâz semblait prête à en découdre et irradiait de mépris.
- Vous, les matrisha nordiennes, êtes prêtes à tout pour garder vos pouliches dans vos demeures histoire de ne pas vous geler le fessier seules dans vos villages lugubres. Vos superstitions vous empêchent de voir large : votre fils pourrait se hisser haut dans la hiérarchie de l’empire de Solcaran s’il s’accroche et en a l’ambition. Cela pourrait lui permettre de vous mettre à l’abri financièrement, qu’il soit mort ou vif, et même de vous offrir une toute autre vie dans nos contrées. Ne consumez pas le potentiel de votre garçon par vos préjugés et cessez de parler pour lui.
La tension s’épaissit d’un cran, étouffant même le souffle du vent derrière les volets. Elsha tourna lentement la tête vers Flint, les yeux écarquillés d’un mélange d’angoisse et d’incrédulité. Sa main se posa sur l’avant-bras de son fils, comme pour le retenir, ou peut-être le protéger d’une calamité qu’elle sentait déjà trop proche. Si l’Ordalhâz n’était pas sur ses terres, son statut et la puissance de l’empire dont l’inconnue était issue faisaient figure d’autorité. C’était d’ailleurs une des raisons pour lesquelles les Nordiens détestaient les Solcaris, qu’ils décrivaient volontiers comme tout permis, fiers et presque fous.
Flint sentait son ventre se tordre, pris entre deux feux. Chaque mot de l’Ordalhâz résonnait en lui avec une justesse cruelle - oui, il voulait être vu, être quelqu’un, et ce mensonge sorti d’il ne savait quels ténèbres avait ouvert cette porte qu’il n’aurait jamais cru réelle. Mais maintenant qu’elle était là, de chair, d’acier et de pouvoir, cette porte l'effrayait. Il vacillait entre la honte d’une éventuelle supercherie et la peur viscérale de ce qu’il risquait s’il la confessait. Et si avouer cette méprise le condamnait ? Et si s’y enfoncer, malgré tout, était sa seule chance d’exister ?
Flint ne se sentit plus le choix de répondre. Pour la première fois, ses yeux rencontrèrent pleinement ceux de l’Ordalhâz et l’adolescent misa sur le fait que sa réputation de menteur du village serait son salut.
- Oui, j’ai bien tué cette bête.
*matrisha : titre donné aux mères dans l’Empire de Solcaran.
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