Lettre d'un Immortel

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Dans tout regard il y a un espace. Dans toute conscience il y a un temps.

La vie d'un immortel a un goût macabre…

Comme quelque chose qui macère lentement.

Comme une surface sans remous, ou un air qui jamais ne se renouvelle...

Une moisissure putride...

Le soleil, lui-même, craint davantage la mort que moi. L'éternité préserve mon corps de la faim du temps, mais elle est une décomposition sans fin de mon esprit.
Les saisons défilent sans influencer le cours de ma vie. Aussi loin que remontent mes souvenirs cisaillés, elles restent le seul changement dans mon existence. Elles me rappellent le temps qui s'écoule, ce temps qui n’a plus aucune importance pour moi. Cette nature qui vit et meurt sous mes yeux me permet de ne pas rester figé dans l’instant infini, comme le personnage solitaire d’un tableau poussiéreux.

La naissance du bourgeon, l'éclosion, le fruit, et la fin...

Elles me rappellent le cycle dont je suis exclu, mieux que le soleil et la lune ne sauraient le faire avec leur courte et rébarbative ronde quotidienne.
Oui, les jours passent indéfiniment et le monde avance, mais il m'a oublié, perdu en cours de route. Me laissant seul lecteur de son roman. Spectateur éternel du film incompréhensible qui défile sur mon écran, heure après heure.

Oh, comme je voudrais être acteur moi aussi ! Interagir ? Jamais…

L'éternel ne côtoie ni la vie, ni la mort... La mort : Ce remède ! Seule délivrance, seul espoir pour ma vieille âme prisonnière, car c'est seulement la fin qui donne son importance au début et à l'instant.

Oui, c'est bien la mort qui nous fait vivre.

Comme le vert printemps finira par rougir et disparaître, les couleurs de ma vie se sont ternies, pour ne laisser que le noir et le blanc. Qu'advient-il de la rose fanée, qui ne peut même espérer retourner à la terre pour germer à nouveau ?

Oh ma destruction est perpétuelle !

Je m'imagine déjà à la fin des temps, lorsque les quatre vents ne souffleront plus. Lorsque l'horizon sera fendu, et le soleil évanoui de notre galaxie. Quand nous aurons fait de notre berceau un tombeau, alors j'imagine que je dériverai dans l'espace, sans le temps, comme une boîte à conscience perdue...
Témoin de l'univers ? Peut-être est-ce ma seule raison d'être.
Serais-je le miroir dans son propre reflet ? Le seul point d'observation dans l'infini ? Et si tel est le cas, l'univers a-t-il besoin de moi pour ne pas être vain lui-même ?

Pour que dans mes yeux, ses constellations brillent pour les éons à venir…

Pourquoi moi ? Comment cela m'est-il arrivé, demanderez vous ? Au nom d'une puissance inconnue, qu'ai-je fait pour obtenir tel châtiment ? S'agit-il d'une punition, ou d'un simple et pur hasard ? Serais-je le fruit d'une petite donnée erronée dans le cycle éternel de la vie, et de la mort ? Ce même cycle m'aurait-il simplement oublié, condamnant ainsi tout espoir d'évolution spirituelle en moi ?
Comment puis-je savoir ??? Y aura-t-il jamais quelqu'un pour me répondre dont l'âge et l'expérience dépasseraient les miens ?
Trop de questions... Et peut être aucune réponse possible.

Je suis voué à l'ignorance, et pire encore, à l'oubli.

Personne dans cette vie ne pourra m'apprendre ce que je cherche. La faucheuse, cet ultime maître, pourrait sans aucun doute répondre à toutes mes questions, mais elle restera à jamais pour moi, un concept... Un fantasme !
Personne ne me répondra de l'au-delà, tandis que je resterai seul sur cette rive du fleuve, priant le passeur de m'emporter. Mais le fantôme muet reste sourd...

Ce que je dis là n'est qu'un constat encore lucide du peu d'éléments qui restent de ma vie. Les fragments de ma mémoire décrépite se déchirent petit à petit.
Qui suis je ? Quel âge ai-je aujourd'hui ?
Je l'ai oublié. Qui était mon père, ou ma mère ? Avais-je des frères, ou des sœurs, me reste-t-il encore de la famille ? Tout est trop vague, dans le puzzle de ma mémoire. Trop d'années se sont succédées pour que je sois certain de ne pas avoir rêvé...

Trop de vies mises bout à bout qui ne me laissent en cauchemar, que des bribes incohérentes d'Amour et de violence.

Je suis une anomalie de la nature, c'est un fait, comment pourrait-il en être autrement ? Mon esprit lui-même est sur le point d'éclater, il ne peut supporter ni emmagasiner un tel flot d'informations dans ce corps au fond si humain et limité.
L'écriture est certainement tout ce qui me reste tandis que ma raison déborde sous la pression. Comme une soupape, cela me permet d'éviter le gouffre de la folie, qui se profile devant moi...Cela me permet de rassembler mes dernières idées.

La folie ! Elle finira par m'emporter.

Comprenez-vous comme il est dur de vivre sans espoir ? D'être vain, de travailler pour quelque chose qui, jamais ne sera accompli, et plus encore d'en avoir conscience. La saveur du monde disparaît. Il n'y a plus de faim ni de soif. Hommes et femmes tombent et meurent devant moi, comme une provocation divine, et tel un Atlas en proie au désespoir, la solitude pèsera à jamais sur mes épaules douloureuses qui saigneront sans jamais rompre.

Vous me direz que je crache sur la chance qui m'est offerte. Que je ne suis pas digne de posséder ce que tout homme désire au fond de lui. Vous me direz que je serai toujours jeune et beau. Que j'ai l'infini devant moi, pour m'instruire, apprendre toutes les langues de ce monde. Découvrir ses secrets, ses trésors cachés et élucider ses mystères les plus ancestraux...

Mais tout ceci n’est que futilité à mes yeux. L'orgueil de la jeunesse est inutile dans la solitude, autant que l'est tout ce savoir que je ne pourrai jamais partager et qui finira perdu dans le néant des méandres de mon esprit.

J'oublierai tout. Tôt ou tard...

Alors à quoi cela servirait-il après tout ? Aider l’Humanité ? Servir le progrès ? Mais comment pourrais-je faire avancer un monde qui m'a dépassé depuis longtemps ? Je ne le comprends pas plus qu'il ne me comprend moi...
Je suis au-dessus de la vie, et de la mort, et je suis en dessous. Le bien, le mal, ces concepts, je ne les comprends plus ! Ils ne valent plus rien. Leur échelle de valeur est si faible, tandis que moi je me trouve à l'échelle de la vie et de son cycle supérieur et infini. Ces montagnes russes qui forment les aléas sinusoïdaux de ce monde. Ces pics et ces crevasses sismographiques ne forment qu'une ligne droite aussi plate qu'ennuyeuse aux yeux d'un homme qui peut les observer d’une hauteur et sur une longueur infinies.

Ah... Tout me semble si inutile, et vain.

J'accorde plus d'importance à une feuille morte portée par le vent qu'à n'importe quelle célébrité ou somme d'argent. Un flocon de neige mourant au contact de ma peau est un drame plus intolérable que la famine et les guerres.

Comme si les valeurs s'inversaient...

Les feuilles rougissantes de l'automne, une averse rafraîchissante, telles sont les choses qui me donnent encore l'impression d'être du bon côté de l'existence. C'est grâce à leur caractère si instable et éphémère. Elles me permettent de m'oublier dans leur présence.

Vivre et donc mourir en elles. Comme si elles m'absorbaient entièrement, pour que je ne fasse plus qu'un avec leur micro ou macrocosme.

M'oublier dans le monde est le seul moyen qu'il me reste pour ne plus en souffrir. Et si j'arrive à devenir le pétale de rose qui fane, ou la branche qui craque... Si j'arrive à devenir la goutte qui s'écrase sur le rocher, comprendrais-je mieux cette nature qui m'a enfanté ?

L'homme cherche toujours une signification, une valeur sûre, et durable qui puisse le rassurer, car il redoute la fin, l'épuisement, la dépossession... Quant à moi je n'ai d'autre but que l'instant. L'éphémère, la seconde. J'ai besoin de m'entourer d'une constante révolution. Cela n'a aucun intérêt pour la politique, la philosophie, la religion, la science, l'économie, le monde, ni même mon enrichissement personnel. Tout ça ne représente rien du tout, car je suis comme un insecte attiré par la lumière, ou la saveur d'un doux nectar. Il ne reste plus en moi que cet instinct primaire de satisfaction immédiate.

C'est effrayant je le conçois, et pourtant d'une simplicité rassurante au stade auquel je suis.

Défier la mort, explorer les limites de ma vie est une forme de ce plaisir. Par exemple, il m'est arrivé de me laisser tomber du haut d'une falaise abrupte et de me rompre tous les os du corps. Je suis resté plusieurs mois, je crois, allongé et agonisant par terre avant d'avoir pu ne serait-ce que me relever.
Une autre fois, j'ai creusé ma propre tombe et me suis enterré profondément dans la bouche noire et humide de mère terre. La seule chose que j'ai pu goûter de la mort était son silence.
Lesté d'un sac rempli de pierre, j'ai erré à pied dans les abysses océaniques où je me suis perdu un temps qui m'a paru plusieurs siècles. J'en suis ressorti aveugle, mais j'espère ne jamais oublier la sensation de l'air pénétrant mes poumons comme pour la première fois... Comme un enfant sortant du ventre de la mer.

Plus tard, beaucoup plus tard, lorsque mes yeux se réaccoutumèrent à la lumière de notre astre solaire, il me prit l'envie de goûter chaque parcelle de cette terre. Herbe, feuille, caillou, boue, bois, pour m'imprégner de chacune de leurs saveurs. Ces expériences me laissèrent parfois surpris, bien qu'elles furent presque toujours désagréables.
Je ne sais plus si c'était avant ou après, pardonnez-moi, mais je me souviens avoir poursuivi les animaux les plus féroces, et dangereux. Ours, serpents, requins, araignées pour ainsi me faire blesser, et mordre de part en part. J'avais du mal à concevoir que ma conscience puisse se prolonger jusque dans leur estomac, mais pour une raison qui m'est inconnue, aucun de ces prédateurs, ne "m'avala" littéralement, bien que je fus de nombreuses fois mordu, griffé, défiguré, piqué…

Sachez que l'immortalité ne m'empêche pas de ressentir la douleur, comme n'importe qui, mais elle est comme une donnée inutile. Elle peut-être aussi un exil, car quand elle est là il n'y a qu'elle et rien d'autre, puis elle vous quitte vous laissant mieux que vous ne l'étiez auparavant.

Peut-être un jour essayerai-je de creuser encore plus profondément, jusqu'au cœur ardent de la terre. Peut-être déboucherai-je de l'autre coté, ou bien me retrouverai-je en état d'apesanteur, lorsque son noyau brulant me déchirera de toutes parts, faisant vibrer mes membres et mon esprit au rythme de sa fureur.
Pourrais-je alors me considérer comme sa conscience même ? Ah quelle idée grandiose ! Je serais le lien, le seul être à savoir ce qu'est le sein de la terre, sa dureté, sa puissance... Sa vie.


Arriverais-je à brûler, et enfin à me consumer jusqu'à l'os ? L'idée même que cela n'arrive pas me donne des frissons. C'est difficilement concevable, et pourtant... Qui serais-je, si même l'essence de l'essence renonce à dominer l'insignifiance de mon être ?
Ah si le feu pouvait m'emporter, quelle digne fin cela serait. Qu'il me réduise en cendres, et grave le granit avec le sceau de mon existence , comme par la destruction il scelle la création... Car il est son ultime aboutissement.


La vie est la mort. Le feu est la création comme la naissance est un meurtre.
Peut être tout cela est pure stupidité ou folie... Oui telle serait ma folie, tel serait le fruit de mon âme dévastée.
Ni la dignité ni la morale ne veulent rien dire dans la solitude. Tout ça n'est rien sans l'autre... Je ne m'encombre plus de ma fierté, je n'ai plus d'estime pour ce « moi » que je connais de moins en moins à mesure que je le côtoie. Mes chaînes sociales ont été brisées et remplacées par d'autres.
Peu m'importe ce que le monde pense de moi à présent... S'il lui arrive seulement de penser à moi...
Peu m'importe, peu m'importe...

Il n'y a plus de faux, ni de vrai pour moi.

Peu importe...

Cette lettre est ma mémoire partagée, ainsi que ma pierre à l'édifice de la métaphysique... Mon expérience de l'éternel. C'est ma contribution à l'univers. Elle est mon ultime vanité, mon beau miroir, mon reflet que je vous offre à admirer...
Que vous en retiriez quelque chose ou rien, elle est ma clameur du fond du gouffre, revendiquant mon existence.

Mon dernier appel au secours.

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