La Dévoreuse
ATTENTION, CE CONTENU CONTIENT DES SCENES DIFFICILES.
Coucou. Viens là. Oui, plus près. N’aie pas peur, je ne te mangerai pas. Enfin… pas tout de suite. Lol. Tu aimerais savoir qui je suis ? Bonne question. Tardive, mais pertinente. Je ne brille qu’en post-mortem. Une fois la contamination ancrée en profondeur. Quand j’ai imprimé ma marque sous ta peau, grignoté ta chair, creusé ton ventre, rongé ton cerveau, aspiré ton âme à la paille. Et toi ? Tu m’as ouvert la porte. Croix de bois, croix de fer, nous allons devenir très intimes, tous les deux. Ne t’inquiète pas, tu vas m’adorer. Parce que tout le monde tombe sous mon charme. Au début, en tout cas. Avant les os. Avant la charogne.
Moi, j’ai tout mon temps. Je patiente, persiste, siffle, susurre, me glisse, m’insinue dans tes pensées. À force, tu tends l’oreille. Et tu finis par m’obéir. Sans discuter, sans réfléchir. Je suis une faille. Discrète. Un creux à combler. Une absence, un frisson, une cicatrice. Solitude, rupture, deuil, traumatisme : un symptôme de trop, et hop, j’entre sans frapper.
Mon dada ? Me lover sous le kimono trempé d’une judokate, m’agripper aux ongles noirs d’un danseur étoile, infecter les micro-déchirures d’une bodybuildeuse, éplucher les ampoules à vif d’un marathonien. Je me nourris de magazines de mode, de vidéos healthy, de slogans de rééquilibrage alimentaire, de pubs de régime, d'applis de calculs. Et surtout, de voix douces. De mamans inquiètes. D'amis sympas. De phrases anodines :
« Tu ne devrais pas te resservir. »
« Tu vas manger tout ça ? »
« Je dis ça pour ton bien. »
Des bombes à retardement enveloppées de sucre glace.
Allons. Tu refermes déjà le bouquin ? Reste. Entre amis. Ne te bile pas, je ne suis pas là pour toi. Pas maintenant. Demain, en revanche…
Aujourd’hui, je suis dans cette salle de sport. Odeurs de sueur rance, de métal tiède, de machines huilées. Les enceintes éructent de la techno, les corps râlent. Moi, je traîne. Je rampe. Je rôde. Tapie entre une plante verte en plastique et un téléphone poisseux, à côté du comptoir d’accueil.
Je le guette.
Lui.
Il déboule du vestiaire, ultra motivé, chaussettes vertes, déo à l’eucalyptus bon marché. Gars lambda : binocles carrés, poignées d’amour, regard éteint. Une offrande parfaite. Un quart d’heure plus tôt, il bredouillait aux coachs qu’il voulait « reprendre le contrôle ». De son corps, de son assiette, de sa vie.
Ah, le mot magique ! Contrôle. Ma friandise préférée. Fondante sous la langue, croquante sous la dent. Je m’en lèche les babines. Ce mec, je vais le modeler. Le tailler. Le dégraisser. Le dépiauter. L’évider. Le racler jusqu’au squelette. Mais chut. Il ne sait pas encore que je suis là, planquée dans un coin de sa tête, en embuscade. Demain, je lui chuchoterai de ne pas avaler ce gâteau. Une réflexion mine de rien. Un chiffre. Une épaule trop large. Un gloussement étouffé dans son dos, balancé par un inconnu au corps de rêve, et le doute commencera à gratter.
Ma deuxième proie ? Elle. Repérée hier, dans la cour du lycée, noyée sous les railleries, les croche-pattes et les coups bas. Ses camarades de classe l’appellent « la baleine » ou « la moche ». Elle encaisse, pleure dans les chiottes. Moi, je l’observe. Estimation d’adhésion : moins de 72 heures. Deux-trois humiliations de plus, et elle se prosternera devant moi. Ce ne sera pas long.
Je n’ai pas besoin de hurler. Jamais. Juste de murmurer. Ils m’entendent toujours. Tous. Il y a six jours, j’ai clos le dossier #8 779 638 934-AF12Z. Prénom ? Aucune idée, je ne les retiens plus. Gamine de douze ans, flairée sur un pèse-personne rose bonbon, avec autocollant licorne. Son père l’appelait « ma crevette ». Adorable, non ? Dix mois de maladie, décès avant la rentrée.
Autre cas, le #8 779 638 933-RM7L1 : ingestion excessive d’eau. Potomanie extrême. Sodium en chute libre, reins hors service. Deux cercueils en une semaine. Belle moisson.
Bref. Elle. Lui. Je les veux tous les deux.
Tu te demandes s’ils survivront ?
Peut-être. Ou pas.
Je suis la Dévoreuse.
Et je suis affamée.
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