La révolte des ânes

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Marc, Medhi ou encore Mariama n’avaient plus peur car ils se savaient en nombre désormais; loin de l’isolement, du confinement qu’engendrait le sentiment de marginalité. L’étiquette de bourricot que l’on voulait bien leur coller, se détachait peu à peu et les ânes qu’ils étaient, commençaient à ouvrir les yeux sur l’injustice de la charge que l’on leur réclamait jusqu’alors et le mépris qu’ils recevaient en retour.

Sur ce territoire théâtre de nombres de révoltes et de bouleversements, l’accord enfin accepté par tous était celle de l’existence d’un bien commun, auquel tous devaient contribuer à hauteur de ses moyens. Cette « Respublica » devait être soumise au regard de tous car elle était, est et demeurera l’affaire de tous, aussi longtemps que tous consentiraient à ce bien commun qui maintenait un semblant de cohésion au sein de factions aux multiples visages et intérêts. La faction dit des « ânes », prise d’un sursaut de conscience, après des phases de sommeils paradoxaux peuplés de rêves et d’espoirs, foulait enfin le pavé de ses sabots. Longtemps avait- elle ignorée sa force et la portée de sa voix. Longtemps s’était-elle murée dans son silence et privée d’action, lorsqu’était grignotée puis dévorée sa part d’expression et celle du bien commun. Elle se voulait à présent volontiers audible et en marche pour reconquérir ce qui lui revenait de droit: Une place à la table des décisions qui régissait son quotidien et celle de sa descendance.

Marc, un beau spécimen d’âne, n’était clairement pas un intellectuel. Il n’avait pas pour livre de chevet « l’esprit des lois », ni ne regardait tous les mercredi après-midi, les débats houleux, parfois puérils, des parlementaires à l’assemblée du peuple, choisir les règles qui allaient indéniablement impacter sa vie de jeune employé. Le garçon était du genre qui zappait les grands débats politiques pour passer du bon temps avec ses amis dans le petit bar à l’angle de sa rue, après une journée éreintante passée à courir dans tous les sens pour satisfaire les besoins de la clientèle de son patron. Cette vie-là, Marc l’avait à peine choisi: Une mère aide-soignante dont le salaire suffisait à couvrir ses emprunts et vivoter, un père qui n’avait jamais eu de carrière, mais en lieu et place, une ribambelle de muscles et d’os brisées par des tâches rudes d’une vie d’ouvrier. Il fallut que le jeune homme devienne autonome à peine entré dans sa majorité. Son sort était scellé. Comment pouvait-il prétendre à mieux avec les cartes que la vie lui avait donné dès le berceau? Autant porter le bonnet d’âne sur la tête et se mettre au coin d’entrée de jeu! Certes, beaucoup lui arguaient qu’il pouvait toujours reprendre des études et repartir sur de nouvelles bases. Seulement, comment conjuguer une vie active avec des études qui lui faisait tant envie? Comment survivre en renonçant à l’un au bénéfice de l’autre? Son loyer, à lui seul, lui prenait déjà plus de la moitié de son salaire! De plus, à en croire Medhi, diplômé d’une licence en droit, trouver un emploi uniquement sur la base de sa formation relevait de l’utopie. Le pauvre Medhi végétait depuis bientôt deux années sur la liste des demandeurs d’emplois et travaillait aux côtés de Marc en tant qu’extra les jours de grandes affluences. « Faute de grives, on mange des merles! » se plaisait-il à répéter à chaque fois que l’on l’interrogeait sur sa situation.

Qui veille-donc aux l’intérêts de cette jeunesse? Mariama s’en faisait toujours la réflexion, toutes les fois que son chemin croisait celui de jeunes personnes dans le genre de Marc et Medhi. Cette femme d’un certain âge, consacrait ses journées à flâner dans les rues, veillant à espacer ses longues promenades de pauses à l’étale des légumes ou des charcuteries les jours de marché et de « petites douceurs » au café-restaurant qui employait les deux jeunes. Elle aussi, sentait les effets de notre ère sur son portefeuille. Les pièces jaunes qu’elle donnait autrefois bien volontiers à la « nécessiteuse » toujours assise en tailleur à même le sol devant la poste, elle les comptait à présent consciencieusement pour régler ses consommations en fin de mois difficiles. Marc faisait toujours la moue lorsqu’il la voyait faire.

-N’auriez-vous pas une pièce de deux euros plutôt? Demandait-il parfois agacé tout en grimaçant d’embarras devant ses autres clients qui s’impatientaient.
-Jeune-homme, les temps sont durs pour nous tous, vous savez! Répondait-elle invariablement d’un sourire gêné, ce qui poussait Marc à lui présenter des excuses et lui promettre d’écouter une unième fois, les récits de son parcours d’immigrée assimilée. La vielle dame pensait encore souvent à la terre de ses ancêtres et ce à quoi elle dût renoncer pour suivre son défunt mari naturalisé en ces nouvelles terres, en remerciement des batailles qu’il avait livré pour sa nouvelle

patrie. « Il semblerait que les temps soient durs partout », murmurait-elle dans un soupir, lorsque le journal télévisé lui rapportait les émeutes qui se déroulait dans sa terre natale.
Un sentiment d’impuissance et de défaite animait Marc, Medhi et Mariama tous les soirs, au moment du coucher. Les « demain tout ira mieux » se transformèrent en « demain est un autre jour », puis en « encore un jour de plus ». Le temps qui passait, faisait l’effet d’un accélérateur de leur précarité et ils s’empêtraient un peu plus dans les filets d’une culpabilité kafkaïenne de cette pauvreté subie.

-Regardes un peu cette vidéo Medhi! Elle est virale sur les réseaux sociaux! Criait Marc, tout excité en agitant son smartphone au visage de son collègue à la fin d’un service.
-Ah oui! Je l’ai vu aussi! Tu parles de celle du type et ses émules qui demandent à ce qu’on paralyse l’économie du pays en bloquant des péages et des ronds-points? Lança Medhi avec une pointe d’ironie.

-Entre autres choses, mais c’est surtout l’idée qui m’intrigue. Il faut dire que je ne fais que subir le système! J’en ai marre d’être une victime, pas toi!?! S’exclama Marc tout à coup, trépignant à l’idée de faire parti d’un mouvement pour la première fois de sa vie.
-Ce n’est pas le même type qui conseillait il y a quelques temps de faire un pied de nez aux banques en retirant tout nos sous, tous en même temps?

-Oui, il n’a pas que de bonnes idées... S’il se doutait que les gens comme moi vivent sur leurs découverts autorisés à partir du 15 du mois, cette possibilité ne lui aurait même pas traversé l’esprit, c’est sûr! Ricana Marc. Mais l’idée de blocage est vraiment cool! Je n’ai jamais pu finir le lycée, alors l’idée d’un blocus...

-Tu sais, on peut faire grève au travail aussi pour faire bouger les choses! Faire parti d’un syndicat serait plus efficace que de compter sur une mobilisation générale... Tu ne penses pas? S’empressa de proposer Medhi, encore sceptique.
-Qu’est-ce que le syndicat t’a apporté de viable depuis que tu y as adhéré franchement? Toi plus que n’importe qui, sait à quel point la convention collective dans la restauration est de loin la pire! D’accord, avant que tu ne dises quoique ce soit, je sais bien que tu n’es qu’intérimaire. Mais en attendant, tu es dans le même bateau que nous tous! Un salaire qui te laisse sans sous propre quinze jours après t’être versé, des aides devenues ridicules et une vielle voiture qui te coûte les yeux de la tête!

Medhi savait en son for intérieur que les propos décousus de Marc et des types sur les réseaux sociaux n’étaient pas pour autant dénués de sens. Son éducation de prolétaire acquise de son père et sa formation juridique le poussait à se fier aux circuits de révoltes préétablis. Jusqu’à cette année-là, il s’identifiait au genre de citoyen dont la voix était entendue et défendue par son élu. Pourtant, s’interrogeant sur le passé avec l’exemple paternel et celle de l’histoire, se rongeant les sangs pour l’avenir en songeant au temps filant et à ses enfants à naître, Medhi mêla volontiers ses cris à celui de Marc et de leurs semblables, au cours des manifestations auxquelles ils décidèrent de prendre part. Mariama n’était pas en reste. Elle se révéla très sensible à la cause, pour elle et pour les siens et espérait ainsi que leurs cris feraient se pencher les mieux lotis sur leur condition.

Cependant, comme tout mouvement populaire venant remettre en question un ordre préexistant et des statuts durement acquis dans certains milieux, leurs revendications étaient considérées comme des « braillements » de gens ignares, des « ânes » qui ne savaient pas ce qui devait être fait dans l’intérêt de tous. Seulement, cet interêt général tendait à pencher à fil du temps, en flagrante faveur des « autres » dans l’esprit de ces révoltés, ceux-là qui vivaient dans les beaux quartiers et faisaient fortune grâce à leur ingéniosité à rentabiliser le travail de la masse. Alors les cris de colère retentirent plus fort. Les blocages s’intensifièrent dans l’espoir de constituer le caillot qui bloquerait le flux de richesse temporairement, dans l’espoir d’éveiller la conscience des élus, dont le rôle était de veiller à représenter les intérêts de tous.

Puis survint ce qui arrivait à chaque fois qu’une frustration exprimée récoltait du mépris: Il eût des bris de biens, de la violence, des râles et de la répression armée. Des manifestants grièvement blessés, des coups portés aux gardiens de l’ordre. Le dialogue de sourd entre les autorités et la nouvelle faction n’arrangeait en rien la situation, ils étaient clairement à tenir à l’écart, selon certaines plateformes d’informations de masse. « Des ânes, je vous dis, des ânes! Paysans

venant du fin fond du moyen-âge! Qu’ils acceptent donc de vivre dans notre modernité!», exprimèrent à demi-mots, quelques biens-pensants, à propos de la révolte dans des médias complaisants. « Des ânes? Des bourricots? Et bien soit! Nous sommes des bourricots dont on veux tirer la bride vers la modernité, un monde dans lequel les richesses représentent une épaisse nuée spéculative immatérielle, où le progrès s’accumule sous forme de condensés de particules fines dans nos poumons et dans lequel des ours polaires faméliques, dérivent sur des bouts de glaciers millénaires, dont le paroxysme du bel essor industriel de notre époque, a su venir à bout. Mais nous les bourricots, les ânes que nous sommes, freinent fièrement des quatre fers et rechignent à se mettre en marche vers ce avenir si radieux!!! », rétorquaient d’irréductibles réfractaires à la globalisation qui se joignirent malgré eux, au mouvement.

Les voix et les revendications devinrent multiples, les ronds-points devinrent des lieux de partages humains et culturels, des endroits où l’on parlait enfin de citoyenneté et de contrat social. Des
« ânes » de l’espèce de Marc qui durent mettre le pied à l’étrier avant même la fin du secondaire, se cultivèrent au contact d’érudits oubliés et apprirent à mettre des mots sur l’origine de leurs maux. D’autres ânes de tous poils trop longtemps ignorés, méprisés, avilis, sortaient maintenant des campagnes, des villes et des bois. Ils battaient le pavé de leurs sabots abîmés par des jours, des mois, des années de travaux qui usent, portant fièrement les stigmates de leurs conditions, brayaient haut et fort leur existence. Ils investissaient les rues que les « autres » avaient fait leurs, des rues devenues discriminantes, des rues où l’on dégustait le meilleur « fourrage » et où l’on vivaient dans les meilleurs « enclos ». Des réflexions de groupe ressortaient l’idée « Omnia sunt communia » (tous sont communs), toute chose du domaine du commun devrait être soumis à la discussion et au regard de tous.

Mais la multiplicité des voix rendait le message hétéroclite et diffus et la remise en cause du système par le biais de la consultation de tous devenaient synonyme d’une anarchie irrémédiable pour le sommet hiérarchique. Pourtant, la fracture entre ces mondes qui s’affrontaient insidieusement, avait rarement été aussi visible et criante: les intérêts de chaque parties semblaient nettement s’opposer et le refus des ânes de se choisir des représentants pour défendre leur part du bien commun, faisaient transpirer en haut-lieu, en rendant leurs tâches un peu plus ardu. La nouvelle lubie des ânes de soumettre tout élu et toute affaire du domaine public à l’appréciation de tous, faisait grincer des dents. Marc se gratta pensivement le bout du nez en pensant au non-sens de l’impasse que vivait cette revendication:
-Ne sommes nous pas en démocratie? Le mot ne signifierait-il pas que toute décision prise dans un tel régime appartient au collectif des citoyens et ainsi, que tous devraient y prendre part? L’ancien professeur féru de sciences humaines assis à côté de lui, se leva, ramassa des morceaux de cagots à légumes pour alimenter les braises. Ce faisant, il fit son laïus sur le sens étymologique du mot « démocratie » en guise de propos préliminaire et poursuivit son argumentaire jusqu’à ses échecs, de l’époque des Athéniens jusqu’aux crises de gouvernances qu’elles entraînait dans le monde actuel. Il ne manqua pas de souligner pourquoi l’on avait cru préférable une démocratie représentative à celle plus directe et en quoi ni l’un, ni l’autre n’était viable. Un autre, opposa de façon virulente, son point de vue sur le sujet et la question de Marc resta en suspend, tout comme le temps à ce rond-point, carrefour d’idées et de conceptions diverses de l’aspect institutionnel idéal pour une meilleure gestion de la « Respublica ». La seule phrase que retiendra le jeune- homme ce soir-là, vint d’un anonyme, passablement éméché qui coupa court à la joute verbale en lançant ces mots pleins de lucidités:
-Notre espace républicain est gigantesque pour un système de pur démocratie direct. Trop de gens! Autant d’individus, autant de façon de voir le monde. Un système de concentration des pouvoirs dans une main ou dans celle d’un groupe ne fonctionne pas non plus, car il faudrait croire non seulement en une nature humaine bonne et altruiste, mais il faudrait aussi que cette même nature soit inébranlable et incorruptible pour un choix sans faillir! Autant se mettre tout de suite en quête du saint graal, il serait plus facile à trouver! L’opinion cet ivrogne ne résolvait rien, mais elle poussait à la réflexion aux alternatives.
Ce prélude révolutionnaire que vivait Marc, Medhi et Mariama n’avait rien d’unique, l’histoire humaine fourmillait déjà de tentatives similaires réussies ou avortées. Cependant ils disposaient d’une alliée qui avaient fait défaut aux autres: Un réseau virtuel insaisissable et incontrôlable pour faire résonner des vers bien à eux:

« Oyez, oyez jeunes et vieux,
L’histoire des ânes dits envieux.
Ceux et celles qui veulent une égalité dans le partage,
Ce troupeau qui s’entend promettre toujours meilleur fourrage, Et qui en fin ultime, récolte toujours miettes et carnages.

Oyez leur récit couches supérieures,
Ce qu’ils souhaitent c’est d’être écouté sans heurt, Contribuer à hauteur de leurs mannes,
Prêtez oreille à la révolte des ânes! »

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