Le nounours perdu

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Ne suis-je pas…

Ne suis-je pas mignon ?

Respiration lourde.

Ne suis-je donc plus mignon comme avant ?

Une ombre, encombrée de sa propre chair nauséabonde, traversait la chambre d'enfant.

Ne suis-je pas comme vous ?

Des relents de sang et de moisissures s'élevaient dans son sillage, se déployaient dans l'air, le contaminant jusqu'à venir pourrir le plafond de la pièce. Tuées net par ces effluves empoisonnées, des araignées cachées tout là-haut se mirent à chuter les unes après les autres, rebondissant sur le plancher dans de petits bruits sourds.

L'ombre, aveugle à tout ce qui mourait autour d'elle, poursuivait sa lente traversée ; derrière elle, la chambre se peuplait de cadavres recroquevillés. Ils s'amoncelaient, s'étendaient entre les livres et les jouets, venaient s'échouer sous le lit jadis peint en rose bonbon.

La couleur du meuble avait pâli, s'était ternie, comme recouverte d'un voile – celui d'un fantôme discret.

Depuis si longtemps…

Pourquoi ne m'aimez-vous plus ?

Une toux grasse déchira le silence, racla la gorge noire du monstre avant d'éclabousser le plancher de gouttelettes rouges.

Pourquoi faut-il toujours que vous vous lassiez de moi ? Tous ?

L'être bossu, malmené, tordu par la méchanceté et le malheur, arrêta sa lourde carcasse au milieu de la pénombre. Son corps oscilla doucement, comme un arbre touché par le vent ; le bruit de sa respiration, titanesque et laborieuse, se mit à assourdir toute la chambre.

Seuls des poumons écorchés, rapiécés et raccommodés à coups d'aiguille pouvaient produire une telle symphonie discordante.

L'ombre s'oublia dans ce silence qui n'en était pas un – mais qui était le sien, depuis des années – et écouta clapoter le sang qui emplissait sa poitrine creuse.

J'étais un ami pour vous… J'ai toujours été un ami pour vous… Tous autant que vous êtes…

Une rangée de dents étincela dans l'obscurité, accrochant l'unique rai de lumière qui traversait la pièce.

J'ai essuyé vos larmes, je vous ai serré dans mes bras quand la tristesse vous gagnait… J'ai joué des heures avec vous…

Ses mâchoires purulentes claquèrent soudain dans le vide, encore et encore, comme celles d'un diable cassé qui ne peut plus s'arrêter.

Mais tout était faux ! Faux ! Faux ! Trahison ! Toujours !

Les humains, ces sales petits ingrats.

Il en avait connu, des enfants, beaucoup connu. Mais tous avaient fini par le trahir. Lorsqu'ils ne rentraient plus dans leur petit lit, lorsqu'ils commençaient à le considérer comme indésirable, lui, l'hôte encombrant qui se cachait dessous, ç'en était fini de lui. Ils l'évitaient. Changeaient de chambre. Déménageaient. Le poussaient à partir.

Mais personne ne trahit un monstre sans en subir les conséquences.

Et les cadavres qu'il avait laissés derrière lui, dans des dizaines de chambres différentes, au milieu d'étendues de jouets qui ne seraient plus jamais utilisés, avaient lentement corrompu son corps d'ours rondouillard. Au fil des décennies, c'était comme si les petites âmes qu'il avaient prises s'étaient accrochées à son dos ; le courbant, le tordant vers le sol, pesant de toute leur rancœur sur son échine ; c'était comme si le sang qu'il avait versé, les os qu'il avait arrachés de leur écrin de chair, c'était comme si tout cela s'était agrippé lentement à lui, s'était accroché sur sa carcasse, fondant ses muscles dans un agglomérat de puanteur et de décomposition.

Tout était faux…

Une larme quitta ses orbites vides, dégringola le long de sa joue. Elle suivit les ruisselets de sang qui s'y épanchaient éternellement, évita les furoncles infectés qui y dégorgeaient leur trop-plein d'humeurs.

Je suis si seul…

Quelque chose s'agita soudain sous le lit. Deux yeux luminescents, sinistres et dépourvus de pupilles, apparurent dans son ombre.

– Que fais-tu ici, l'ours ? glapit la bestiole – un chat noir à tête de citrouille – en étirant son corps reptilien. Tu vas faire peur aux enfants. Chut ! Les entends-tu venir ?

L'être qui la surplombait remua ses oreilles rondes et grignotées par les mites, avant de poser sur elle tout le poids de son regard ténébreux.

Ils ne viendront pas. Il n'y a pas d'enfants ici. Plus depuis très longtemps…

Les yeux de lumière clignèrent. Il y miroita, l'espace d'un instant, une grande tristesse.

– Ah… Ah bon…

Et moi…

Moi…

Je crois que cela fait trop longtemps que j'erre dans des maisons vides.

Je crois que… j'ai besoin d'un câlin.

Un ange passa.

Au-dehors, on entendait les cris des enfants qui arpentaient les rues dans leurs déguisements.

Mais dans la vieille baraque abandonnée, c'était le silence qui régnait. Il régnait partout, des grands escaliers aux corridors, des chambres vides aux deux monstres de solitude qui se faisaient face.

Obscurité.

Puanteur.

Sang.

– Moi aussi…

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