48 | Lignée maudite [1/2 (?)]
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Mathilde attendait patiemment l’arrivée du train Paris-Berlin. Installée sur un banc avec à ses pieds une valise compacte, elle lisait un ouvrage intitulé Au cœur de la nuit, un roman de plus de huit cent pages relatant des histoires extraordinaires. Un casque posé sur les oreilles atténuait les bruits tonitruants et récurrents qu’une gare produisait. Elle tourna une page, portant son regard sur la première ligne. Une main s’agita devant ses yeux. Une femme gesticulait, ses paroles étouffés et confuses coulaient en discontinu. Mathilde demeura de marbre. Elle distinguait pourtant que la langue parlé était du français. Son interlocutrice se mit à lui crier dessus attirant l’attention des autres usages de la SNCF sur elles.
— Pourriez-vous cesser de m’adresser sur un tel ton, madame ? demanda poliment Mathilde, retirant sa protection auditive afin de mieux l’écouter.
— Sale pétasse, je t’ai—
— Je vous prie de ne pas m’insulter, coupa-t-elle d’un ton glacial. Maintenant, posez votre question.
L’autre femme ouvrit la bouche. Au même moment, quelqu’un interpella cette dernière et celle-ci lui jeta un regard noir avant de la quitter. Mathilde inspira et expira lentement pour calmer son cœur hérétique. Bizarrement, à chaque fois qu’elle se rendait à Paris pour prendre le train en destination de d’autres villes européennes, elle attirait toujours des personnes odieuses.
— Cette dévergondée voulait de l’argent pour s’acheter de la drogue, lui informa une vieille femme assise un peu plus loin sur un autre banc. Ce sont toujours les gens honnêtes qui triment pour ceux qui pullulent la société.
Mathilde acquiesça, remerciant la personne âgée. Elle refusa de rentrer dans ce débat-là. Entre une justice proche du club de vacances, un système de santé qui ne cesse de s’effondrer, une éducation qui partait dans les oubliettes année par année, ainsi que l’horreur du monde relayait à tout bout de champ entre vérité et mensonge, Mathilde ne voulait guère y donner la moindre pensée. Son médecin traitant lui avait conseillé de s’isoler de tous ces choses qui empoisonnaient son esprit, comme celui des autres, jour après jour.
Le train Paris-Berlin fut annoncé par une voix féminine au travers des enceintes. Quelques minutes plus tard, Mathilde prenait place à son siège attribué dans le TGV. Elle enfila son casque qui diffusait à partir d’une vidéo une musique relaxante utilisée notamment pendant la méditation. Tandis que le véhicule commençait à se mouvoir, elle ouvrait son livre pour continuer de le lire.
Vers la fin de la première heure, Mathilde glissa le bouquin dans sa sacoche. Elle posa un carnet A3 sur une petite table accrochée au siège de devant. Son regard se porta sur la rangée à sa droite. Quelqu’un attira son attention. C’était un homme drôlement vêtu pour l’époque actuelle qui, peut-être avait une apparence similaire aux acteurs de Peaky Blinders ou vouait sûrement une admiration pour les habits d’antan. De charmants brodequins aux pieds, l’individu était coiffé d’un chapeau haut-de-forme et drapé d’une redingote de couleur sombre. Mathilde le dessina aussi discrètement que possible.
Lorsqu’elle eut terminée son dessin, elle voulut le montrer à son sujet mais celui-ci s’était volatilisé. Mathilde se contenta de soupirer. Elle data, signa et tourna la page, abordant cette fois-ci une femme vêtue d’un kimono traditionnel, assise à deux ou trois rangées d’elle au milieu de l’allée, comme si cela gênait personne. Comme le monsieur d’avant, elle disparut le temps d’une heure et demie.
Ce trajet Paris-Berlin n’était guère anodin ; elle se rendait dans la capitale berlinoise pour le travail bien qu’une fois à la gare, une autre destination l’attendait. Ce n’était pas non plus qu’une simple opportunité de boulot. Mathilde se demandait encore si tout était véritablement vrai.
Komish Arbeit, une agence d’intérim présente dans dix pays de l’Union Européenne, l’avait contacté deux semaines auparavant. Une rémunération de trente-six mille euros net pour une durée de neuf mois en tant qu’aide pour un milliardaire allemand. Le poste était tout aussi mystérieux que les tâches imposées. Pourtant, suivant ses instincts et en manque d’argent dû aux frais astronomiques de son ex-conjoint, Mathilde avait accepté l’offre.
Cinq ans auparavant, son ex lui avait posé un lapin lors de vacances à Monaco, vidant leur compte en banque commun et lui laissant des dettes à son nom. Malgré une plainte pour vol d’identité, une procédure longue comme le bras et une situation financière plus qu’inquiétante afin de payer un avocat, cela n’avait mené à rien. Sa famille ne pouvait pas l’aider : son frère avait besoin d’un nouveau cœur, sa grande-sœur avait perdu l’usage de sa vision, et ses parents avaient recommencé à travailler pour subvenir aux besoins de sa fratrie. Mathilde leur envoyait parfois de l’argent, dès qu’elle avait l’occasion de le faire.
Komish Arbeit l’avait sauvé d’une certaine manière. Grâce à cette agence, Mathilde avait pu sortir de la rue après quatre années dans l’abominable enfer des sans domiciles.
— Wunderbar. Sie sind sehr gut ! interrompit une voix masculine sur sa droite, provenant d’un homme d’une trentaine d’année, les yeux rivés sur l’étrange domaine que la femme avait dessiné.
— Danke schön. Aber ich—
— Aber nichts ! Ich bin künstlehrer und ich weiss wann ich Kunst sehe. Es ist sehr komish. Ich habe Angst vor diesem Bild. Sie sind wunderbar !
Mathilde rougit, peu habituée à recevoir des compliments. L’homme la salua au bout de quelques minutes de conversation retournant à sa place. Le train commençait à ralentir.
Mathilde se posa quelques heures dans la capitaine berlinoise. Elle se renseigna brièvement auprès de l’agence sur sa nouvelle mission. Pendant qu’elle prenait un déjeuner au Café Kranzler, elle dessinait les silhouettes des personnes qui l’entouraient.
Berlin offrait une histoire riche que Mathilde regrettait de ne pas voir. Elle se promit néanmoins de visiter en large et à travers la ville à son retour de Wiesenbourg. Komish Arbeit l’informa par un SMS qu’un habitant de Berlin l’attendait devant la Gare centrale mentionnant dans un autre qu’il ne parlait pas un mot de français. Mathilde haussa les épaules ; les langues étrangère ne lui causaient aucun problème. Son anglais était impeccable, tout comme le mandarin qu’elle avait appris pour prouver à son père qu’elle n’était pas une moins que rien — une sombre histoire que ni lui ni elle parlait à ce jour.
Son chauffeur la salua dans un allemand formel. Elle distingua néanmoins dans sa voix une dose d’inquiétude qui ne la mit pas à l’aise. Le trajet à Wiesenbourg se fit dans un silence angoissant. Mathilde se contenta de lire la brochure, envoyée en PDF par l’agence d’intérim, sur Wiesenbourg, une commune située dans l’arrondissement de Potsdam-Mittelmark dans l’État Fédéral de Brandebourg.
— Sie sollten nicht hingehen, souffla le berlinois quand le véhicule passa près du château du village. Es ist gefährlich da.
— Nein, es ist ok.
Mathilde refusa de montrer ses doutes à cet inconnu. Celui-ci insista sur les rumeurs qui tournaient sur le manoir de Wiesenbourg, en particulier sur son occupant. De ridicules racontars qui parlaient de « vampires » et de « monstres ».
— Wir sind da. Sei vorsichtig, Frau Marin.
Mathilde le remercia, lui filant un petit pourboire. Une fois qu’elle eut pris sa valise, le berlinois démarra en trombe, comme s’il avait le feu à ses fesses. Elle demeura pendant un instant interdite devant son comportement. Elle se tourna ensuite vers l’immense bâtisse installée sur une colline, entourée d’une vaste forêt dense. Au loin, elle percevait néanmoins la faible silhouette du château du village.
Elle hissa sa valise devant les grandes portes du manoir. Celui-ci lui donnait un sentiment de grandeur irréelle. Mathilde inspira profondément avant de toquer. Des bourrasques de vent la traversèrent soudainement, manquant de la faire décoller. Elle se tint à un large pot dont les fleurs étaient mortes, trempant dans une eau visqueuse.
— N’y va pas ! entendit-elle.
Mathilde fronça les sourcils. Elle se mordit nerveusement un ongle. Une affreuse habitude qu’elle avait apprise durant sa scolarité attirant les moqueries de ses camarades. Et si tout n’était qu’une bêtise orchestrée par l’un de ces influenceurs en vogue sur internet ?
Soudainement, les portes s’ouvrirent lentement. Mathilde ne vit personne se tenir dans leur encadrement néanmoins elle crût entendre quelqu’un lui souffler d’entrer, ce qu’elle fit.
Le hall, très majestueux, offrait une vue superbe sur l’escalier dont ses deux bras permettaient d’accéder à l’étage supérieur. Des tableaux de famille accrochés au mur sur sa droite faisaient face à des toiles, des paysages et des scènes connues de l’histoire, surplombant des objets soigneusement exposés sur des socles en marbre au beau milieu d’une allée de fleurs et de meubles anciens. Une sébile appartenait à un certain Guillaume de Rotesterre. Un vase en terre cuite, très coloré, comportait les cendres de Sophie de Rotesterre.
Mathilde fut prise de doutes soudain. Et si sa mère avait raison au sujet de ce travail bien trop suspicieux ? Pourtant, son billet de train ainsi que les divers frais qu’elle avaient dû entreprendre allaient être rembourser par Komish Arbeit. Cela l’étonnait que personne en Allemagne n’avait voulu faire ce boulot, en particulier pour une somme pareille.
Délaissant sa valise au pied de l’escalier, Mathilde se dirigea vers la première porte sur sa gauche, tombant sur une pièce utilisée comme salon. Elle fut soudainement frappée par un puissant parfum de lavande. Vu l’ancienneté de la salle, elle se doutait que celle-ci disposait d’un quelconque diffuseur d’odeur.
— Hallo ? appela Mathilde d’une voix timide.
Une tête rousse apparut dans son champ de vision.
— Oh, madame Marin, excusez-moi. J’espère que vous avez passé un bon voyage. L’Allemagne est un si beau pays. Je suis sûre que vous allez vous plaire dans notre pays, surtout dans cette région-là. Il y a tant de choses à faire. Venez vous asseoir avec moi. Hélas, notre client n’a pas pu se libérer. Il vous rencontrera à une date ultérieure. Passons à la signature de votre contrat.
Mathilde cligna des yeux devant le débit de paroles. L’inconnue ne s’en formalisa pas continuant son discours :
— D’ailleurs, je ne me suis pas présentée. Je suis Alexandra de Komish Arbeit, je serais votre interlocutrice tout au long de votre mission. Avez-vous des questions avant qu’on continue ? Non ? Excellent. Asseyez-vous. Mettez-vous à votre aise…
Mathilde fronça les sourcils. Elle n’osa pas interrompre l’autre femme qui lui paraissait bien nerveuse, comparé à son comportement lors de leur trois échanges téléphoniques.
— Procédons à la signature du contrat. Tous vos frais sont pris en charge par votre employeur. Vous êtes payés quatre mille cinq cent euros par mois pour—
— Euh, ce n’était pas quatre mille euros ? Interrompit Mathilde, perplexe.
— Si, si. Ah oui. En fait, il y a cinq cent euros de bonus pour un cas précis. Hélas, le client n’a pas été très loquace à ce sujet.
— D’accord.
— Écrivez vos initiales sur chacune des pages. Datez et signez.
Sous le regard impatient d’Alexandra, Mathilde lut attentivement le contrat, inscrivit élégamment la première de son prénom et celle de son nom et signa dans les endroits appropriés.
— Êtes-vous sûre de vouloir faire cela ? s’enquit Alexandra d’un ton tremblant, jetant un œil terrifié autour d’elle.
Mathilde hausse un sourcil :
— Pourquoi ? Est-ce à cause de ce que les gens d’ici disent ?
— O… Enfin, non. Ne croyez pas ces bêtises.
— Vous détournez le regard quand vous me parlez.
— Je suis désolée, s’excusa Alexandra. Avez-vous fini ?
— Oui.
Mathilde lui tendit les documents signés. Alexandra vérifia minutieusement toutes les feuilles puis lui passa un exemplaire. Elle rangea l’autre dans son sac.
— Des questions ? Non ? Excellent. J’ai un train à prendre.
Mathilde observa silencieusement l’autre femme se lever précipitamment et disparaître dans le hall. Quelques temps plus tard, elle entendit les portes s’ouvrir et se refermer.
— Bon, ça c’est fait. Le berlinois, elle.. Qu’est-ce qu’ils ont tous à réagir comme ça ? songea Mathilde à voix haute.
Pas un signe du propriétaire des lieux, comme si tout n’était qu’une cruelle déception. Pourtant, Mathilde demeurait au manoir les jours suivants sa première et dernière rencontre avec Alexandra, espérant voir celui qui hantait ces murs. Elle s’occupait comme si elle était chez elle ; elle s’asseyait sur un fauteuil dans l’un des nombreux salons de la maison bourgeoise, ouvrait un ouvrage ancien et lisait jusqu’à ce que les bougies s’épuisent. Elle mangeait peu, d’abord par habitude et puis, elle avait à peine un appétit ces derniers mois.
Mathilde soupira avec aise. Pas de facture à lire ni de sommes astronomiques à payer. Pas de huissier à la porte ni même d’insultes par voies postales. Elle n’angoissait plus la nuit, ou peut-être si mais elle n’en dirait rien. Cette mission, c’était comme une opportunité de vacances.
Mathilde savait qu’elle n’était pas seule. Quelqu’un s’occupait de sa chambre quand elle n’y était pas, cuisinait et laissait des plats sur une longue table dans la salle à manger principale, et quand l’heure de chaque repas venait, la personne l’informait subtilement. Ses vêtements partaient au lavage et se retrouvaient étendus dans un salon d’hiver.
Était-ce l’évasif propriétaire ?
Mathilde espérait vite le rencontrer afin de connaître la tâche qui lui incombait.
— Pouvons-nous parler, mademoiselle ?
Elle sursauta. Son livre tomba de ses mains. Mathilde se redressa, regardant son environnement avec attention. Dans l’encadrement de la porte de la bibliothèque, une silhouette masculine dissimulée sous une redingote s’y tenait.
— Pardonnez-moi. J’éprouve des difficultés à interagir avec les êtres humains.
— Ah… Vous êtes ?
— Arnulf Gellert de Rotesterre. Je vous ai engagé pour un service très particulier contre une somme considérable.
— En effet. L’agence ne m’a rien dit sur cette tâche.
Il ôta la capuche puis il retira son manteau. Mathilde ne pût détacher ses yeux de sa figure élancée, finement musclée, qui n’était guère humaine. De longues cornes ornaient une longue chevelure rousse, presque rougeâtre, et celle-ci épousait un visage très particulier. Des yeux d’un bleu si intense l’observaient avec amusement. Mathilde rougit. Elle continua de contempler sa peau luisante, ses marques colorés qui ressemblaient à des tatouages.
— Vous êtes très charmant, avoua subitement Mathilde.
Pourquoi ai-je dit ça ? pensa-t-elle, mortifiée. Arnulf esquissa un sourire sournois. Il s’approcha d’elle tel un dangereux prédateur mais pour Mathilde, cela le rendait davantage séduisant.
— Oh ? Merci du compliment. Vous êtes somptueuse. J’apprécie énormément les personnes cultivées, tout comme vous.
Mathilde toussa pour se reprendre.
— Quel rôle ai-je au sein de votre foyer ? Exigea-t-elle de savoir.
— Vous avez remarqué mon apparence étrange, n’est-ce ? (Son interlocutrice acquiesça) Libre à vous de ne me croire ou non. Je suis maudit, comme chaque membre de ma famille. Nous sommes évités comme la peste par le Temps, et par conséquent nous ne mourrons guère. Sauf si… (Arnulf fit une pause, cherchant ses mots) Sauf si nous échangions une vie avec une autre.
— Que…
Un cri surprise s’éleva. Celui de Mathilde. La porte de la bibliothèque venait de se fermer abruptement. Arnulf demeura de marbre.
— Excusez les estimés membres de ma famille.
— Je ne suis pas sûre de comprendre…
— Je ne vous le demande pas. C’est une affaire d’une grande complexité, et je ne peux que vous donner les grandes lignes. Au moins, vous ne vous êtes pas enfuie en me voyant, souffla Arnulf, se massant l’arrière du crâne.
— Continuez s’il vous plaît.
Mathilde buvait ses paroles. Elle ne savait pas comment mais tout ce que la séduisante créature lui disait sonnait à elle comme une vérité absolue.
— Pour trépasser, il faut quelqu’un prenne ma place au sein de cette maison.
— Pourquoi ?
— Comme je vous l’ai dit, nous sommes maudits. Cela fait si longtemps… Je ne pourrai guère vous conter toute notre histoire. Quelqu’un a maudit notre sang. Notre clan est mort petit à petit ne laissant qu’une personne pour porter le terrible fardeau de l’immortalité. Pour mourir, j’ai besoin d’avoir une descendance.
Arnulf parût vouloir ajouter quelque chose mais il se retint.
— Je…
— Oui, c’est là que vous entrez en jeu. Sachez que cette « annonce de travail » ne concernait pas seulement les femmes.
Mathilde ne savait pas quoi faire de cette information.
— Donc, je dois coucher avec vous et tomber enceinte, c’est ça ?
Arnulf hocha la tête, très sérieux.
— Et nous faisons cela qu’une seule fois ?
— Une seule fois, oui, confirma-t-il.
— Comment pouvez-vous être sûr ?
— Ma famille a des journaux entiers sur le processus.
Si ses parents savaient, ils ne réagiraient pas d’une manière correcte. Mathilde n’avait aucune intention de leur dire.
— J’accepte de le faire si vous payez toutes les dettes à mon nom.
Arnulf haussa les sourcils à sa demande.
— Très bien.
— Juste comme ça ? s’étonna Mathilde.
— Évidemment. Nous prenons soin de nos partenaires même si, à la fin, vous vous s’en souviendrez pas.
Cette information choqua Mathilde.
— Comment cela ?
— La malédiction veut cela, je suis désolé.
Il se tut un instant avant de reprendre :
— Peut-être que vous aviez besoin d’un peu de temps pour décider.
— Non. J’accepte votre proposition, à condition que vous m’assurez financièrement.
— Très bien. Dînons, très chère.
Arnulf lui adressa un sourire reconnaissant. Puis il annonça se retirer en cuisine pour préparer le repas, comme s’il la fuyait.
De nouveau seule dans la bibliothèque, Mathilde ramassa son livre et s’installa à une table située près d’une large fenêtre donnant sur le jardin nord du manoir. Elle sortit son matériel de calligraphie : un encrier et sa plume, quelques feuilles ainsi qu’un mouchoir en tissue. Depuis sa tendre enfance, elle s’écrivait des lettres qu’elle lisait encore et encore chaque année, s’imprégnant de son écriture qui ne cessait de s’améliorer au fil du temps. Personne ne les avait jamais lu. Peut-être que cette fois-ci, cela allait être différent.
Le dîner fut long et savoureux. Et la nuit qui suivit fut si particulière que Mathilde passa quelques heures à la décrire dans une longue lettre.
Et si malgré sa détermination demeurait intact les semaines qui suivirent, Mathilde eut l’occasion de passer par mille émotions, d’éprouver une valse de sentiments envers son hôte. Ce dernier resta d’abord à bonne distance comme s’il avait peur de se lier, et peu à peu il se laissa entraîner dans une danse que ni lui ni elle n’avaient pu prévoir.
Tandis que Mathilde passait du temps en dehors de la maison bourgeois, lui l’attendait aux fenêtres et s’amusait à lire les lettres qu’elle écrivait avec l’accord de celle-ci. Mathilde ne pipa mot quand les locaux l’interrogèrent, leur souhaitant d’apaiser leur crainte et d’ouvrir leur esprit.
Arnulf explosa de joie lorsque la grossesse de Mathilde se confirma. Il baissa sa garde un peu plus autour de la jeune femme. Il regretta presque l’envie, toutefois incommensurable, de trépasser. Pourquoi avait-il dû attendre aussi longtemps avant de trouver celle qui ferait palpiter son cœur ?
Mathilde en oublia sa vie, son quotidien nocif qui la dévorait de la l’intérieur, cet ex cruel qui la laissait se noyer dans les dettes. Son amour grandissait. L’envie de partir n’était presque plus qu’un souvenir. L’argent, lui, versé pour éponger ses dettes, servait également pour sa famille qui ne se doutait de rien.
Hélas, la malédiction frappa.
Le travail commença un soir, juste avant que le repas soit servi. Arnulf se retrouva paralysé ayant oublié toutes les informations qu’il avait apprise durant les mois de grossesse. L’instinct de Mathilde prit le relais. Je n’ai pas besoin d’un mâle pour accoucher, songea-t-elle. Un mâle ? Pas le temps de s’accorder sur une telle pensée.
Au bout de longues heures d’agonie où Mathilde eut l’impression de mourir une dizaine de fois, où Arnulf l’encouragea en lui pressant ses mains dans les siennes, une petite fille apparut.
Son cœur rata un battement lorsque les yeux de la nouvelle mère se posèrent sur le nouveau né. Un bébé qui était à peine humanoïde. Un bambin dotée d’une apparence horrifiante.
— Arnulf, prend la, s’il te plaît.
Incapable d’observer sa fille une minute de plus, elle plaidait le père de celle-ci de lui la prendre. Arnulf voulut protester mais il se retint voyant la grimace que sa partenaire arborait. Il eut un pincement au cœur. Il s’abaissa, attrapa délicatement l’enfant, un sourire béat collé sur son visage.
— Notre marché est conclut.
— Mathilde—
— Non, non. Il faut que je parte.
— Je t’ai parlé de l’apparence des nouveaux nés. Tu m’avais promis.
Mathilde baissa les yeux.
— S’il te plaît. Il faut que je parte.
L’immortel sentit son cœur se briser en mille morceaux. C’était comme si leur relation n’avait jamais compté pour elle.
Sa lignée était vraiment maudite.
Ainsi, quand Mathilde eut retrouvé son énergie, elle s’en alla sans un regard en arrière.
— Si je le pouvais, je resterai à tes côtés, mon enfant, chuchota Arnulf à l’attention de sa fille. Hélas, nous vivons seuls jusqu’au prochain cycle. Peut-être que tu pourras un jour briser la malédiction qui plane sur notre famille depuis tant de siècles.
Il déposa l’enfant dans son berceau, embrassa son front une toute dernière fois. Tandis que le soleil se levait sur Wiesenbourg, Arnulf disparaissait dans la lumière.
Heidi Charlotte de Rotesterre pleura seule son départ.
Un cycle se termina à une aube. Et dans cette fin-là, un autre débutait avec la certitude que rien ne changerait.
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