IIème Partie : Les Péchés de la Mère

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L’alarme sonna le début d’une nouvelle journée. Cette fois Larry se réveilla en sursaut. Sa mère était déjà debout, mais il se demanda si elle avait finalement pu trouver le sommeil.

- Dépêche-toi Larry, dit-elle d’un air morne.

Elle était assise à table, le visage plongé dans ses mains.

Avant de trouver le sommeil, Larry avait beaucoup réfléchi. Si son père avait été banni, la police de surveillance les aurait convoqués le soir même. De plus, la ration du soir de son père avait été distribuée, ce qui signifiait qu’il possédait encore le statut d’ouvrier. Larry hésita plusieurs fois à parler de ses réflexions à sa mère, dans l’espoir de la rassurer, mais son air maussade l’en dissuada. Le garçon se leva mollement, tentant par tous les moyens de se faire aussi petit que possible bien que sa mère lui lançât de sombres regards en coin.

- Tu sais que c’est peut-être nos derniers jours ici, Larry, annonça-t-elle d’un air grave.

Il hocha la tête docilement pour dissimuler la vague d’angoisse qui déferlait en lui. Sa mère était terrorisée par l’idée de la zone noire, bien plus encore que celle de perdre son époux, ou même de perdre la vie. Il préféra ignorer ses yeux noirs et creux braqués sur lui et se dépêcha de faire sa toilette. Il amena à son visage une poignée d’eau glacée – l’eau n’était jamais chauffée – et il se demanda ce que pouvait vivre son père en cet instant. Était-il en détention ? La police de surveillance le torturait peut-être… combien de temps pouvait-on endurer d’être torturé avant de mourir ?

Sa mère et lui descendirent les marches en même temps que la foule d’ouvriers qui se rendaient aux tracts quand celle-ci agrippa soudain le bras d’un homme trapu, au visage balafré.

- Steeve, donne-moi des nouvelles…l’implora-t-elle.

- Je vais voir ce que j’peux faire Alex.

Il posa une main amicale sur son épaule.

- Crois-moi Alex, c’qui arrive là, c’est pas rien. Ça commence à se savoir dans les autres ateliers, les choses finiront par changer, ils n’auront plus le choix.

Il lança un regard en direction de Larry.

- Si c’était à refaire, je le referai, finit-il par dire.

Larry observa sa mère le dévisager au point qu’il pouvait lire sur ses traits une profonde indignation.

En montant à bord du tract qui le menait à l’école Larry croisa Jasper et sa bande. Il en avait presque oublié l’incident de la veille. Ces derniers l’épiaient de loin et il ne tarda pas à constater qu’ils n’étaient pas les seuls. Plusieurs conversations tournaient autour de cette grève. Aux vues des regards inquiets qui le fixaient, impossible de savoir si les apprentis étaient admiratifs ou en colère. Il observa les drones filer à toute vitesse, les trouva plus agités que d’habitude. Cela ne pouvait être une coïncidence. Les rumeurs de l’incident se répandaient en dehors des murs de la zone grise et, Larry en eut la conviction, de l’avis général allait dépendre le sort de sa famille.

En milieu de journée, une fille était venue le voir, elle était plus jeune que lui de deux ans et s’appelait Malika. Elle habitait l’étage en dessous de sien et était la fille d’un des Big de l’atelier de son père.

- J’ai appris pour ton père, dit-elle, mes parents en ont discuté hier soir.

Larry s’était redressé, les yeux ronds car à priori, cette fillette en savait plus que lui.

- Qu’est-ce qu’il s’est passé ? s’empressa-t-il.

- Il attend un jugement. Je crois qu’ils l’ont mis au travail forcé.

Larry demeura silencieux. Il ne comprenait pas pourquoi son père était le seul à ne pas être rentré hier soir.

- Il s’est dénoncé, reprit Malika, papa nous l’a dit. Papa était très inquiet, il a dit qu’il ne connaissait personne d’aussi courageux.

Elle lui adressa un sourire timide avant de tourner les talons. Larry se surprit à ressentir de la gratitude envers cette fillette, ses quelques mots avaient suffi à lui redonner un semblant d’espoir. Savoir que son père était au travail forcé devrait rassurer quelque peu sa mère. Il s’agissait d’une punition et non d’un bannissement, du moins, pour le moment.

Trois jours s’enchainèrent au rythme des plaintes de sa mère qui n’avalaient presque rien et ne dormait quasiment pas. Plus le temps passait, plus l’espoir que Larry s’efforçait de conserver s’étiolait. Sa mère répétait sans cesse que le verdict serait sans appel, qu’ils en feraient un exemple. Alexandra voyait déjà son mari exécuté publiquement tandis qu’elle et son fils mourraient d’une façon encore plus atroce, lentement et sûrement de faim et de honte en zone noire. Dans tous les cas, elle n’imaginait pas une seule seconde y survivre.

Ce soir-là, avant d’entrer chez lui, Larry prit une grande inspiration. L’atmosphère tendue était si lourde, si palpable, qu’elle en dégageait une odeur âpre qui envahissait tout l’immeuble. Le silence derrière la porte lui glaça le sang. C’était comme s’il avait pressenti d’un drame, car, sa gorge se noua avant même de constater que la ration de son père, pour la première fois depuis la grève, manquait à table. Cette ration était l’unique preuve que son père était encore ouvrier, qu’ils n’iraient pas en zone noire. Larry se retint de ne pas fondre en larmes, résistant à l’envie irrépressible de s’abandonner au vide qui se créait sous ses pieds. Sa mère, le teint blafard, se tenait debout face à la minuscule fenêtre. Elle avait l’air d’une carcasse vide. Pour la première fois, la situation apparue clairement à Larry. Etant encore un enfant, il ne pouvait hériter du titre d’ouvrier de son père. De même pour le dortoir et le droit de travailler. Si son père avait seulement attendu un an de plus pour faire cette maudite grève, tout aurait été différent.

- Si seulement… je n’étais plus un enfant, murmura-t-il, j’irai à l’usine et tu pourrais vivre avec moi…

Il ne voulait pas regarder sa mère dans les yeux. Il se sentait faible et inutile et jamais encore il n’avait eu à éprouver tant de peine. Il culpabilisait d’avoir été si égoïste, si arrogant en pensant que ses rêves valaient mieux que sa vie à l’usine, tout comme il regrettait profondément d’avoir un jour pensé de sa mère qu’elle était, à l’instar des autres ouvriers, dépourvue de rêve et donc d’intérêt.

- Pardon maman… j’te demande pardon…

Maman. C’était la première fois qu’il appelait sa mère ainsi. Il préférait depuis toujours appeler ses parents par leurs prénoms. Aussi, ce mot extirpa Alexandra de sa torpeur. Elle l’observa quelques instants, avec une douceur et une détermination qu’il ne lui connaissait pas, puis s’approcha de lui pour l’envelopper de ses maigres bras.

- Ce n’est pas de ta faute, mon fils, chuchota-t-elle, je ne les laisserai pas nous emmener en zone noire, jamais.

Elle resserra son étreinte. Le visage du garçon tout contre sa poitrine, jamais sa mère ne l’avait serré aussi fort.

- Je préfère encore mourir…

Ses bras, bien que chétifs, étaient néanmoins puissants. Larry en fit le constat tandis qu’elle le serrait plus fort. Il peinait à respirer, mais n’osa rien dire. C’était la première fois que sa mère lui démontrait son affection. C’était peut-être ça, l’amour…

Les secondes défilaient sans qu’il ne parvienne à prendre son souffle. Le visage fermement maintenu contre l’uniforme délavé d’Alexandra, il gémit, pour l’avertir qu’il se trouvait mal. Mais au lieu de relâcher, elle serra davantage. Son nez et sa gorge se mirent à le démanger, il tenta de la repousser mais elle ne lui laissa aucune marge.

- Pardonne-moi Larry… dit-elle les dents serrées.

Les gémissements étouffés de Larry se firent plus rauques, mais ses plaintes, comme de lamentables supplications, ne trouvaient nul écho. Oui, sa mère préférait le savoir mort que banni. C’était là, la terrible vérité de la zone grise, celle qui sommeillait en Jasper, ses amis, leurs parents.

Tandis qu’il suffoquait, il pensa à cette fille, Nina, sale, seule et pourtant plus courageuse que tous ici réunis. Une dernière fois, il se mit à espérer la revoir et se promit de tout savoir de ses rêves.

On frappa tout à coup à la porte. Alexandra sembla se réveiller d’un long et tortueux sommeil. Elle relâcha brusquement son fils, gardant les mains levées, désorientée face à Larry dont la toux et la respiration saccadée le firent tomber au sol. Elle avait l’air complètement à bout de nerfs, sur le point de craquer et lorsqu’elle observa son fils, elle put lire l’horreur dans ses yeux noirs.

Les coups retentirent de nouveau à la porte.

- Alex ! ouvre, vite !

Larry reconnût la voix de Mitch, un autre big de l’atelier de son père. Alexandra resta quelques secondes, interdite, comme si elle venait d’être prise en flagrant délit, puis bondit en direction de la porte.

Elle poussa un cri de stupeur tandis que Mitch et le vieux Goose transportèrent son époux, quasi-inconscient, dans la pièce.

Larry n’en croyait pas ses yeux. Il croisa le regard implorant de sa mère, mais n’osa pas bouger et se tint recroquevillé contre le mur de la fenêtre.

Ils le déposèrent sur son lit, à bout de souffle.

- Rich ! Rich tu m’entends ? s’écriait Alexandra en lui donnant quelques claques sur les joues, qu’est-ce qu’il a bon sang qu’est-ce qu’ils lui ont fait !

Larry voyait la poitrine de son père se soulever frénétiquement au rythme de râles qui lui râclaient la gorge et les poumons.

- Les boosts, répondit Mitch, ils l’en ont gavé depuis trois jours.

- Rien à manger, seulement cette salop’rie d’café ! s’indigna le vieux Goose, l’gamin a enchainé les rondes !

- En guise de compensation, tu comprends, ajouta Mitch.

- Alors… ça veut dire qu’il est toujours… demanda Alexandra implorant du regard Mitch de lui annoncer une bonne nouvelle.

- Ouais. Je n’sais pas par quel miracle mais il s’trouve que le Comité a décidé de ne pas nous sanctionner, dit Mitch.

- Mais on n’a pas eu à s’plaindre nous autres, lança Goose, Rich s’est dénoncé. On a eu droit à nos rations et à quelques heures de som’, mais lui… pauvre gars.

Alexandra observa tour à tour son fils, toujours tétanisé dans un coin et Richard, complètement amorphe.

- Je suppose qu’il est attendu demain matin ? demanda-t-elle, soucieuse.

- A la première heure, tu te doutes qu’une nuit et un jour de plus auraient pu l’tuer et un ouvrier de moins, faut pouvoir l’justifier !

Elle soupira.

- Larry, apporte de l’eau et ma ration, il en aura plus besoin que moi.

Larry sursauta lorsqu’il entendit son prénom. Il croisa le regard amical de Mitch, puis celui de sa mère, emplit de brouillard.

- Larry dépêche-toi ! s’écria-t-elle.

Alors le garçon se releva d’un bond et s’empara, tremblant, d’une ration et d’un verre d’eau.

Elle se tourna vers son époux qui ouvrit légèrement les yeux.

- Rich… tu m’entends ? tu dois manger, tu comprends !

Mitch et Goose échangèrent un regard furtif.

- Cette merde de boost l’empêche de parler Alex. Avec les doses qu’il a prises tu f’rais mieux d’le laisser dormir.

- S’il ne mange pas il ne se réveillera jamais demain ! s’indigna-t-elle.

Larry apporta un gobelet d’eau qu’elle s’empressa de lui faire boire en lui soulevant la tête sans le moindre tact. Mitch tenta de lui rappeler qu’il venait de subir quatre jours et trois nuits de travail et qu’elle devait se montrer patiente, mais s’abstint devant le regard noir d’Alexandra.

- Je t’interdis de me reprocher quoi que ce soit Mitch ! Pas après ce que j’ai subi pendant tout ce temps ! pas après ce que… ce que j’allais faire…

Les deux big restèrent silencieux. A nouveau, Mitch lança un regard en direction de Larry et ce dernier pu lire qu’il avait comprit ce que sa mère s’apprêtait à faire.

- Alex… ton fils et toi n’y êtes pour rien, tu…

- Ton fils à toi, il a quel âge Mitch ? quinze ans ? c’est un homme, il travaille ! et toi Goose ? tu es si vieux que tu te fous sûrement de crever la bouche ouverte en zone noire !

- Attends Alex… tenta d’intervenir Mitch.

- Vous n’êtes qu’une bande d’égoïstes !

Lorsque Richard eu finit de boire, elle laissa sa tête retomber massivement sur le maigre matelas. Richard se mit à tousser puis tenta de parler mais Alexandra l’en empêcha.

- Non. Je ne veux pas t’entendre. Qu’est-ce que tu croyais ? Que Monsieur et Madame Ruppert and Graam allaient venir en personne pour causer avec toi ? Tu pensais qu’ils t’accorderaient le droit de dormir deux heures de plus et une miche de pain deux fois par semaine ?

Richard lui attrapa la main.

- Je… je vais bien, Alex… marmonna-t-il.

Mais Larry savait qu’elle ne s’inquiétait pas pour lui. Sa mère avait montré son vrai visage durant ces quelques jours interminables et son portrait lui faisait froid dans le dos.

- Ta gueule et repose-toi ! s’écria Mitch, j’te jure celui-là…

- Alex… reprit quand même Richard, on a réussi…

Devant le mutisme de sa femme, il ajouta La grève.

Il ferma les yeux et sombra dans un sommeil profond. Larry détailla son visage. Un sourire effacé se discernait sur ses lèvres. C’était la première fois que Larry le vit aussi heureux.

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