Seconde 26

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Chère Mathilde,

Ma tante attend un enfant.

Noël apporte chaque année un paquet de changements, pourtant, cette venue-là, je n'y croyais presque pas. Vois-tu, ma tante aura bientôt quarante ans. Née au Mans, petite bourgade du Pays de la Loire que la région considère comme une grande civilisation en dépit du No Man's Land quotidien entre dix et quinze heures - si ce n'est plus les jours de pluie -, elle est la cadette de ma mère d'une dizaine d'années mais ne lui ressemble en rien. Son chemin de vie est jonché de quelques malheurs : elle débuta sa vie en héritant de l'égocentrisme paternel, offrant le moins en s'attendant à ce qu'en retour on lui donne le plus, chuta de l'enfance à l'âge adulte sans transition au décès de sa tendre mère et coula par la suite de longs jours entre vapeurs d'alcool et poudres de cocaïne. Les années n'époussetant que quelques pauvres poussières sur leur passage, ma tante s'est affranchie de certains de ses démons, tout en me les ayant gravés durement en mémoire. Je me souviens de ce qu'elle feint avoir oublié, n'en dis mot, ne consens pas pour autant au pardon familial. Aujourd’hui, nous sommes le 13 décembre 2023 et la grossesse de ma tante approche de son terme. L'enfant éclaboussera bientôt les tissus de sang au sortir des chairs de sa génitrice. Mais peu importe tout l'écœurement que m'évoque la mise au monde d'un être humain car, je voudrais plutôt évoquer un autre jour. J'avais onze ans et un appareil dentaire.

Un dimanche estival, plusieurs membres de ma famille se réunirent dans la maison de mon grand-père. Aux environs de midi, ma tante se leva, vêtue d'un débardeur crasseux et d'un short qui laissait voir la racine de ses cuisses. Depuis trois heures déjà, mes sœurs s'agitaient autour du grand sapin : un oiseau traumatisé crânien tentait tant bien que mal de sautiller sans franche réussite. Il s'était envolé de la mauvaise aile au réveil et était condamné à errer en terre humaine depuis son tragique accident. S'élevant en héros sans cape, ma tante déclama son sacro-saint mantra "les animaux m'aiment bien" et prit l'oiseau en charge. J'entends par là qu'elle le posa sur son épaule et que, sans lui donner de nom, l'appela "mon oiseau" toute la journée. Manou, Michel, les cousins et leurs homologues féminins, Mamie Claudine, tous passèrent (à distance respectueuse du piaf) féliciter la toute récente mère adoptive et s'extasièrent de la situation. À Saint-Ouen-de-Mimbré, on voyait de drôle de choses comme des serpents imitateurs de lierre ou des mulots grignoteurs de pieds de vache, mais on n'avait encore jamais assisté au dressage en direct de quelque oiseau que ce soit. Il faisait chaud comme au cours d'un été normand. Mon grand-père criait par intermittence "quarante degrés sous le porche !" alors que son thermomètre au mercure était cassé depuis longtemps. Moi, j'observais. Pour tout t'avouer, ce fut l'un des jours les plus longs de ma courte existence. Ma tante gava l'oiseau durant le repas qui n'en finissait plus. Des miettes par-ci, des restes de viande en sauce par-là, tout en tapissant ses propres parois gastriques de tout ce que l'humain peut faire de rebutant : pâtés en croûte, fromages pâteux, sauces malodorantes, pomme-de-terre huileuses, jus de fruits, apéritifs, cidres, vins, etc. Du vin, surtout du vin. C'était la première fois que je voyais quelqu'un boire autant. Les heures passaient, ma tante et l'oiseau enflaient.

  • Clara, viens caresser l'oiseau.
  • Non. Il a sans doute des maladies.
  • Qu'elle est rabat-joie, ta fille, Fannie ! Allez, donne-lui un bout de pain, regarde, comme moi. Il va pas te faire de mal.
  • Il ne faut pas nourrir un oiseau sauvage.
  • Rohhh, mais tais-toi et fais-ce que je te dis ! Tu as peur c'est ça ? Trouillarde !
  • Je n'ai juste pas envie.
  • Tiens prends-le sur ton épaule. Prends-le ! Prends-le ou il va tomber. Tu vas lui faire mal, prends-le ! Tu veux qu'il meure, c'est ça ?

Mathilde, comprends qu'enfant, j'étais infecte pour certains adultes. Je savais, comprenais, m'exprimais mieux qu'eux. Ce dimanche de l'été de mes onze ans, aux environs de dix-huit heures, ma tante était soûle. Lasse de m'entendre lui refuser ce qu'elle avait décidé arbitrairement que je devrais faire, elle se précipita sur moi, l'haleine chargée et les yeux fous. Elle écrasa presque l'oiseau contre mon torse prépubère. Alors, je me mis à courir et ma tante me poursuivit dans tout le jardin, avec entre les mains, le pauvre animal effrayé se débattant vainement à coups de serre et d'aile. Des rires me parvenaient depuis la table.

Chère Mathilde, plus de dix ans sont passés et Noël s'annonce sur le pas de nos portes comme un invité qu'on espère toute l'année sans véritablement savoir où le loger une fois le moment fatidique venu. L'oiseau est sans doute mort. Mais ma tante va bientôt donner la vie. Elle attend un enfant.

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