BRILLER

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Une fois qu'elle eut apaisé ses vieilles rancœurs, fait chuter son orgueil et mis un terme à son acharnement, plus rien ne retint Flo.

Elle referma autour du corps inerte de Rostov la large bâche sur laquelle il avait chu, puis Mor et elle la portèrent jusqu’au jardin, où attendait déjà un trou fraîchement creusé, orné d’une pierre sculptée portant le nom du chien. Elles l’enterrèrent. Aucun mot ne fut prononcé. Elles s’en retournèrent ensuite au manoir comme elles en étaient descendues : en silence, d’un pas traînant, presque languissant.

Alors qu’elles gravissaient l’escalier jusqu’à l’étage des chambres, Flo sentit la main froide de l’hôtesse frôler le revers de la sienne. Elle s’y accrocha sans réfléchir, les doigts fermement imbriqués entre ceux de Mor. Et c’est ainsi qu’elles regagnèrent la chambre-atelier.

Les deux autres molosses n’avaient quant à eux pas bougé. Ils campaient, statiques, de part et d’autre du portrait au masque avec qui ils maintenaient l’illusion d’un trio. Flo admira encore son reflet de peinture à l’allure difforme.

— Tu vas me peindre à nouveau ? demanda-t-elle à Mor.

— Cette décision te revient.

Flo resserra sa poigne autour des doigts givrés. Elle sentait tous leurs os sous la peau aussi fine qu’une feuille de soie. Pas soyeuse pour autant. Le temps avait plissé et gercé cette maigre chair. Flo en caressa les micro stigmates.

— Si j’accepte, je mourrai, hein ? Je ne sais pas trop ce que tu es, mais j’ai un peu saisi ton but. L’histoire que nous écrivons, je n’en réchappe pas, avoue.

— Je ne te contredirai pas. Cela dit, tu mourras, que je te peigne ou non. Tu n’as d’emprise sur rien, sinon ce que tu laisses derrière. Quant à mon but, je parie que tu te méprends. Tu as toujours été ma raison d’être. Mon unique désir, c’est d’écrire avec toi la meilleure fin possible.

— D’accord. Dans ce cas, ça va prendre un peu de temps.

Bien décidée à ne plus en perdre, Flo défit tendrement le nœud de leurs doigts et s’en retourna vers le seau de glaise qu’elles avaient abandonné tantôt. Elle ôta ses vêtements, offrant sa nudité aux crocs froids de la Nuit. Comme plus tôt, elle plongea les mains dans la terre liquide mais, cette fois-ci, afin d’enduire son propre corps. Elle agrémenta ses jambes de poupée de cellulite pâteuse, sculpta des poignées d’argile aux muscles de son ventre, fit crouler sous la boue sa poitrine bombée et ses fesses rigides. Sur ses les traits étirés de son millième visage, elle figura les flétrissures d’autant de vies.

La peintre, assise à son chevalet, ne perdait pas une nuance de cette ultime métamorphose. Parée de sa chrysalide céramique, Flo paraissait enfin son âge. Elle portait fièrement les traces de ses innombrables vécus. Mor capturait les contours de cette créature modelée, son horreur magnifique, sa beauté diluée et non moins étincelante.

Le manche tranchant du pinceau luisait, lui aussi, dans l’obscurité. Flo avisa l’arme qui l’avait l’autre jour transpercée. D’un pas décidé, elle s’avança au-devant de l’artiste. Sans opposer de réelle résistance, celle-ci se laissa dérober son outil.

Flo en trempa les poils dans le noir profond des pourours. Puis, la paume mutilée par la tige aiguisée, elle entama d’inscrire à même son torse chacun des noms qu’elle avait endossé. Mor se leva, s’approcha et apposa le froid puissant de sa main à ces premières douleurs. D’un geste bienveillant, elle fit glisser les doigts de Flo sur la virole qui ne la blesserait pas. Ensemble, elle encrèrent encore et encore les innombrables patronymes.

Suivant le tracé du pinceau, Mor s’agenouillait devant la femme de glaise. Cette dernière appuyait le mouvement, les ongles pressés contre la crinière d’argent. Sans même s’en rendre compte, voilà qu’elle guidait le regard de Mor droit sur la partie basse de son intimité. Faisant mine de s’en détourner, la peintre leva sur elle des yeux plus inquisiteurs que pudiques.

— Vas-y, la pria Flo. Prends-moi.

Là, Mor s’illumina d’un sourire carnassier.

Sa langue brûlait comme un glaçon. Ses griffes crissaient. Flo exultait.

— Putain, oui, défonce-moi.

Elle l’acceptait au plus profond de son être. Tout son corps la réclamait. Peu à peu, le désir muait en une profonde supplication.

Soudées dans le même marbre, elles basculèrent contre le matelas, coulèrent dans sa mollesse, en même temps que dans leurs propres chairs.

Crocs, souffla Flo.

— T’es sûre ?

— Oui. Mords !

— Flo.

— Mor…

— Florence.

Morana répéta son nom encore, et encore, d’abord taquin, puis suave, enfin désespéré. Et alors que leurs souffles heurtés répandaient au creux des cous la chaleur d’un désert, Flo sentit l’étau glacial du collet enserrer sa trachée. Elle ferma les paupières.

— Moi je ne suis pas un personnage.

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