FEU

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Plusieurs mois passèrent, au cours desquels Flo trouva sa place dans la routine de Djamila et reçut un colis en provenance d’Italie.

— C’est quoi ? s'intriga sa compagne.

— Juste quelques affaires qu’une vieille amie me renvoie de Florence.

— Une vieille amie ? Tu ne me l’as pas présentée.

— Ce n’était pas le bon moment.

— Et elle s’appelle ?

— Elle a porté plus de noms que moi mais, dans le milieu, on la surnomme l’Inéluctable.

— Alors, j’imagine que je finirai par la croiser.

— Possible.

Les jours se ressemblaient et Flo trouvait dans cette quiétude une paix dont elle n’aurait jamais cru rêver. Chaque matin, Djamila quittait l’appartement aux aurores en lui laissant la cafetière prête et une note manuscrite. Le ton variait, mais pas le délice que ses mots ajoutaient au café. L’ex tueuse passait ses journées attablée au bureau, devant la fenêtre qu’elle ouvrait grand, parfois, même si Djamila rouspétait qu’elle allait attraper la mort.

— Ça ne change rien. Je l’ai déjà attrapée.

Des heures durant, elle martelait les touches d’une vieille machine à écrire. Elle tapait des histoires dictées par son instinct et dont jamais, s’était-elle promis, elle ne retoucherait le texte. D’ailleurs, elle n’en avait pas le temps.

Chaque récit terminé trouvait sa place dans une large enveloppe, à l’intention d’une maison d’édition choisie au pif sur l’un des livres de la bibliothèque. Puis l’enveloppe était glissée dans un tiroir ; tiroir fermé à double-tour par la clé que Flo gardait en pendentif et n’ôtait pas même pour dormir.

À côté d’elle, se trouvait toujours le pied à roulette de sa perfusion. Elle aimait en parler comme d’un bijou plus encombrant que les autres. Elle ne faisait que mimer les repas qu’elle prenait avec Djamila. Cette illusion de normalité lui faisait le plus grand bien.

Djamila lui demandait souvent ce qu’elle écrivait, et Flo répondait toujours par la même énigme :

— La suite de ma vie.

Son amante hochait la tête, pleine d’ironie, affirmant dans un silence complice qu’elle n’y comprenait rien.

Bientôt, Flo ne sut presque plus quitter le lit. Djamila lui porta chaque jour sa machine sur un plateau et leurs sorties du week-end se transformèrent en longues étreintes devant chacun des films que la malade souhaita « revoir une dernière fois ».

Flo pleurait souvent devant les films, en particulier devant les fins heureuses. Consciente de son ego, Djamila se contenta de lui poser une question détournée :

— Tes histoires à toi, elles finissent bien ?

— Pas vraiment. C’est dur de bien finir. Même si je pose le point final, l’histoire continue. On sait qu’en vrai, à la fin, un jour où l’autre, les personnages meurent. C’est la seule fin possible.

— Alors, est-ce qu’ils meurent heureux ?

— On peut le leur souhaiter.

Un dimanche matin, au prix d’un effort immense, Flo s’arracha aux couvertures. Sans faire le moindre bruit, elle sortit du colis son tout premier pistolet. Elle le chargea : cinq balles de papier, une seule véritable.

Flo quitta l’appartement et marcha. L’apparent hasard de cette ultime promenade dissimulait une détermination sans faille. Au lever du jour, elle attendait sur les berges du fleuve. Mor était au rendez-vous, sur sa barque en bois de noyer. Flo se hissa tant bien que mal à bord de l’embarcation, dédaignant le bras tendu de sa vieille amie.

Les deux femmes se firent face dans la pâleur de l’aube. Le pistolet changea de main, passant entre les doigts osseux de Crin-d’Argent. Elles échangèrent un sourire qui signifiait tout et, tandis que Mor retenait un sanglot ému, Flo força le canon contre son sein. Son cœur battant semblait tirer à bout portant.

— Au-revoir, Morana.

— À tout de suite, Florence.

Elles firent feu.

Ce matin-là, Djamila s’éveilla dans un lit à demi vide. De l’autre côté du matelas, elle ne trouva qu’une arme chargée de papier. Autant de mots doux qu’elle tira, un à un, désespérée de toucher ce cruel destin. Puis, au même emplacement, elle remarqua la clé.

Le pied de la perfusion, la machine à écrire et tant d’autres affaires avaient disparu en même temps que Florence. Pourtant, quand Djamila ouvrit le tiroir du secrétaire, elle trouva les enveloppes, dont l’une portait son nom. Un testament.

Le jour-même, la jeune veuve posta tous les manuscrits que Florence, de son vivant, avait gardés secrets, et elle croisa les doigts pour qu’au moins l’un deux paraissent un jour, sans quoi elle n’en connaîtrait jamais le contenu. Ensuite, elle trouva le notaire qui devait lui permettre de récupérer le peu de fortune qui n’avait pas été dilapidé à Florence.

Djamila regagna son logis, riche et affligée. Une heure durant, elle retourna même les tiroirs de sa regrettée Florence, à la recherche des balles qui armeraient le canon. Sans succès.

Elle s’écroula à sa table, la tête entre les mains. Seuls l’écho des sanglots lui tint compagnie, jusqu’à ce qu’elle sente comme une présence.

Djamila leva les yeux.

Là, dans un coin du plafond, une araignée se balançait à un fil ténu. Une main plaquée sur la table, la femme en deuil s’apprêta à se lever d’une traite, à quérir l’aspirateur et à régler son compte à l’importune à huit pattes. Puis elle se ravisa. Elle tendit les doigts à l’arachnide, qui accourut d’un pas chatouillant jusqu’à son avant-bras. Djamila ouvrit la fenêtre et rendit la créature au monde.

— Allez, va, monstre. Tu as la vie devant toi.

Elle demeura longtemps devant la vitre ouverte, en proie au vent nocturne. Elle eut beau tendre l’hameçon, cette fois-là, Djamila n’attrapa pas la mort. Toutes les nuits qui suivirent furent d’interminables insomnies, le long desquelles elle commença à se demander quelle pouvait être cette suite ; celle qui n’existait que dans les récits de Flo.

— Idiote, tu l’as fait exprès.

Il n’y avait qu’une façon de connaître la

FIN

: vivre et croiser les doigts.

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