Chapitre 1 (Partie 4)

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Pour ne pas risquer d'attirer l'attention de l'Ombre, je choisis un foyer éloigné de celui que je quitte. Une petite bicoque en briques rouges, entourée d'un jardin à l'anglaise. Ce n'est pas l'odeur de la peur qui m'y attire, mais des pleurs. Légers, peut-être feints, ceux d'un enfant qui rechigne à délaisser ses jouets pour aller dormir, ou préférerait la compagnie de sa mère à la solitude.

Les parents sont au salon, enlacés sous un plaid, devant la télévision. Ils n'ont allumé qu'une petite lampe sur une commode, sans doute afin de créer une ambiance apaisante. Aucun ne réalise qu'une créature indésirable vient de violer leur intimité en s'invitant par un minuscule interstice, sous la porte d'entrée. Leurs sens sous-développés ne perçoivent pas le danger, pourtant bien réel, qui gravit en silence les marches menant aux chambres.

On raconte qu'il existe des chasseurs d'Ombres, dont le premier fut un enfant qui ne ressentait pas la peur en raison d'une surproduction d'ocytocine dans son organisme. Frustrées, les Ombres se relayèrent auprès de lui pendant des mois, sans relâche, afin de percer ses défenses. En vain. La légende dit que cet enfant fut chargé de nous traquer une fois adulte, et qu'il découvrit le moyen de nous détruire ; l'histoire omet toutefois de préciser comment il obtint ce savoir. J'ai bien souvent entendu parler de ces chasseurs, mais n'en ai jamais croisé, ni même croisé d'Ombre en ayant rencontré. Pour moi, ce sont des balivernes, une façon pour les Ombres de se dédouaner lorsqu'elles en viennent à s'entretuer. Nul ne résiste aux Ombres dès lors qu'elles le choisissent. Aucun être vivant, adulte ou enfant, n'a jamais pu s'opposer à moi, en tout cas.

Un faible gazouillis attire mon attention : première porte à droite, c'est là que l'enfant se tient. Ne me trouvant pas encore assez proche pour sonder son esprit, je ne peux revêtir la forme qui l'effraie le plus, alors je me matérialise sous les traits de – tiens, au hasard – Sarah pour peser de tout mon poids sur une latte de plancher : la politesse veut que l'on s'annonce avant d'entrer.

Je perçois une légère augmentation du rythme cardiaque de ma proie : le sinistre craquement du bois n'est pas passé inaperçu. Si en plus la porte de sa chambre grince... Parfait ! Le pouls du petit hoquette, avant de s'élancer au galop.

Je reprends ma forme d'Ombre pour pénétrer dans la pièce. Le jeu a plus d'attrait si l'enfant ne me voit pas et je préfère apprendre à le connaître avant de me montrer. C'est là ma façon de plaire.

Des jouets et plusieurs petits livres jonchent le sol, disséminés autour d'un lit à barreaux surmonté d'un mobile éteint. L'enfant ne dort pas. Il tire frénétiquement sur sa tétine et se met à chouiner à mon approche. Je me tiens tout près de lui maintenant, assez pour sonder son esprit. Il s'appelle Tom, il n'a pas encore deux ans. Ses yeux scrutent l'obscurité avec angoisse. Sans comprendre de quoi il retourne, il sent qu'une chose ici n'est pas à sa place et ne nourrit aucune sympathie pour lui.

Voyons voir ce qui t'effraie, toi... Les grosses voix masculines, les bruits soudains... Les chiens. Très bien, ça.

J'émets donc un grondement sourd, tout près de son oreille. L'enfant retient son souffle ; je me glisse de l'autre côté du lit. Un courant d'air glacé lui effleure la poitrine à mon passage. Un autre grondement, plus long, plus inquiétant, vient se nicher près de son tympan. L'enfant voudrait hurler, mais sa peur le paralyse. Invisible aux yeux des Mortels, je la vois qui s'échappe, en milliers de filaments pourpres, et volette jusqu'à moi. La voici qui se mêle à ma substance et la renforce, s'étale, s'étire, me recouvre. Une lueur rougeâtre s'allume, fugace, à l'endroit où pourraient se trouver mes yeux. Le garçonnet la voit. Son cœur hoquette à nouveau, le petit plisse les paupières, tente d'appeler à l'aide en ouvrant grand la bouche, poussant de toutes ses forces sur ses cordes vocales. Aucun son ne sort.

Essaie encore, poussin...

Impuissant, il se met à pleurer en silence, s'étouffant à moitié tandis que je me nourris de ses peurs et de son mal-être, vibrant d'un plaisir intense.

Assez pour ce soir.

Avant de quitter la chambre, je me faufile dans les fils électriques d'un petit clavier posé au sol pour en activer toutes les touches. L'appareil se met à hurler toutes sortes de mélodies préenregistrées. A' ce stade, le gamin est pris de panique, mais les renforts arrivent. Les parents se précipitent dans les escaliers et s'engouffrent dans la chambre, où ils découvrent le petit Tom sur le point de suffoquer. Je les quitte sur un charmant chaos.

Dors, gamin. Je reviendrai jouer demain.

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