Joyeux Noël !
Je ne me sens pas bien... Trop bu, peut-être. Et j'ai froid. Un méchant vent glacé me fouette le visage, se glisse sous ma chemise et j'ai la chair de poule. Les yeux clos, je me sens bringuebalé d'avant en arrière, de gauche et de droite, ce qui me rend encore un peu plus nauséeux. Et puis, malgré le courant d'air, il y a une horrible odeur à côté de moi. Ceci me rappelle un temps où je travaillais à proximité d'un abattoir... Les équarrisseurs négligeaient parfois, en fin de semaine, de bien curer leurs locaux ce qui se traduisait, tôt le lundi matin quand je passais devant chez eux pour prendre mon service à l'imprimerie où je végétais, par une atroce odeur de putréfaction qui se répandait dans tout le quartier.
Mécontent, j'ouvre enfin les yeux. Surprise...
Je suis en voiture. Pire : ce n'est pas moi qui conduit. J'ai toujours peur en voiture dès lors que l'assassin potentiel au volant n'est pas moi. Le danger c'est les autres, c'est bien connu.
Décontenancé, je regarde devant moi mais les mauvaises surprises continuent : je ne sais pas où je suis. Où nous sommes, devrais-je dire, puisqu'un conducteur se charge de me promener. Pas encore très lucide, je fronce les yeux pour reconnaître quelquechose : un pannneau indicateur ; un croisement ; un calvaire ; une borne kilométrique tout simplement, mais j'ai beau m'écarquiller comme un ahuri devant une vitrine, je ne reconnais rien. Je suis perdu !
Enfin, par réflexe plus que par décision, je tourne la tête sur ma gauche pour identifier celui qui sifflote négligemment un air de Gershwin. J'ai aussi horreur du jazz. Je n'ai jamais rien compris de ces musiques, de ces airs qui semblent transcender tout intellectuel qui se prend pour plus malin que les autres. Un chauffeur de taxi, peut-être ? Possible, même s'il est rare que ces mecs-là chantonnent ce genre de musique. De tous ceux que j'ai affrêtés, la plupart n'écoutaient que de quoi combler leur ennui d'être au boulot sur les routes. Je n'ai pas d'amis qui se livrent à ce type musical non plus. Non, en général, ils sont un peu aussi bourrins que moi et s'enivrent à grands coups de guitares électriques.
Ma vue reste un peu brumeuse et je fais de gros efforts pour retrouver le focus qu'il convient pour regarder de près... Le type près de moi continue de siffler tranquillement sans me porter la moindre attention. Et qu'est-ce qu'il pue, ce con !
Quand, après bien des clignements et des écarquillements j'arrive enfin à voir qui me drive en souplesse, j'en ai la mâchoire près de tomber !
D'abord, c'est pas un type. Et, à y regarder de plus près mais avec circonspection, je ne pourrais pas affirmer non plus qu'il s'agit d'une gonzesse...
A vous de me dire : grande silhouette, fine comme une branchette, longue comme une déception amoureuse, voûtée comme l'arche d'un pont gothique. Difficile d'en dire plus parce la personne est artistement dissimulée sous une sorte de chasuble noire en toile épaisse, surmontée d'une grande capuche pointue qui se tord bêtement sur le ciel de toit de la voiture.
Soudain terrorrisé, les yeux exorbités d'une très chrétienne panique qui malmène soudain mes sphincters, je me plaque contre la portière de la voiture, cherchant avec frénésie le moyen de sauter sur la route.
- Quitte à te tuer une seconde fois ? me demande sans seulement tourner la tête, la Mort qui m'accompagne. A quoi bon ? Tu m'obligerais à recommencer ma tournée pour arriver au même point prévu... Calme-toi donc et admire le paysage ; ça ne durera peut-être pas...
Je vais me chier dessus ! Je bavoche quelques paroles inintelligibles, accroché comme un naufragé à ma poignée de porte. La Mort semble s'en tamponner comme de sa première virée au bordel et continue de siffler ses conneries.
A bout d'angoisse indicible, je finis par tourner la tête vers la route en face de moi. Suis-je en route pour l'enfer ? En tout cas, les premiers indices qui me tombent sous les yeux semblent militer pour ça : nous traversons une ville inconnue, comme frappée par une guerre énorme. Des bâtiments éventrés ; des amas de ruines entre lesquels nous zigzaguons en souplesse ; des bagnoles et des camions défoncés, encastrés les uns dans les autres. La plupart sont en feu, quelques-uns explosent devant nous, perçant la nuit noire de brèves mais très intenses lumières blanches virant au jaune avant de presque s'éteindre en rouge et noir. Les phares de notre voiture n'éclairent qu'à une trentaine de mètres devant nous et j'ai l'impression de me retrouver dans les rues de Dresde, fin des années quarante. Sur les trottoirs encombrés, une foule impressionnante de gens errent, l'air ébêté. Ils donnent le sentiment d'un épuisement impossible à soigner, les épaules basses et la tête penchée sur le côté, trop lourde pour rester droite. Ils ne portent sur eux que des hardes, sales et déchirées, la plupart sans soulier et se déchirent la peau sur les morceaux de verre qui jonchent le sol. Pourtant, aucune blessure ne semble les atteindre. Et puis, surtout, ils vont droit devant eux.
Comme nous...
La gorge nouée et la peur au ventre, une de ces peurs dont on sait par avance qu'on ne pourra jamais se remettre, je baisse la tête et je regarde mes mains. Les doigts écartés, paumes ouvertes, je tente de comprendre ce qui m'arrive.
La Mort ne m'a-t-elle pas dit que je suis mort ?
Mais comment ? Je ne me souviens de rien. Ou plutôt si !
J'étais chez mes parents, avec femme et enfants pour le Réveillon. Le coffre de ma bagnole était rempli de cadeaux de toutes les formes. J'avais dû faire appel à mon frère pour qu'il m'aide à tout planquer pendant que nos épouses se chargeaient d'occuper la curiosité des enfants.
La soirée avait ensuite commencé sans histoire, dans la bonne humeur et la joie non dissimulée de retrouver mes parents que je n'avais plus vus depuis plusieurs mois. Ensuite, tout le monde à table et la Grande Bouffe de fin d'année battait déjà son plein. Marianne, ma femme, me rappelait de ne pas vider mon verre trop souvent parce que c'était à mon tour cette année de rester sobre, au cas où... J'ai longtemps respecté mes engagements mais, tard dans le nuit, le champagne, les rosés, les sauternes et autres petites bières sirotées sans en avoir l'air avaient fini par faire monter mon alcoolémie bien au-delà du raisonnable.
Je me souviens encore, à ce titre, des remontrances de ma femme ! Elle me reprochait sans mâcher ses mots que j'étais ivre comme un polak, tout juste bon à cuver derrière un tonneau d'eau de vie !
Conciliants, mes parents tentèrent de la calmer un peu, lui rappelant que je ne buvais jamais d'alcool d'ordinaire et que je m'étais trouvé piégé par la bonne ambiance de la soirée. Moi-même, en balbutiant comme un âne, je m'évertuais à la calmer avec des mots que je pensais mesurés, m'approchant d'elle avec maladresse, presque en titubant, pour la prendre dans mes bras. Bien entendu, elle me repoussait en braillant que je puais l'alcool à dix lieues à la ronde. Bref, une soirée qui promettait d'être mémorable et qui, des années plus tard, me vaudrait encore quelques commentaires de leur part. Marianne elle-même finirait par en sourire en me moquant avec quelque mot spirituel puisque, cette nuit-là, j'aurais moi-même fait dans le spiritueux...
Mais je ne me souviens que de ça, en gros... Pour le reste : que dalle !
Si je suis mort, ne comptez bien évidemment plus sur moi pour vous dire de quoi...
Je vais pour demander à la Mort mais, parce que j'ai bien compris qu'elle fait son boulot aux heures où moi, je faisais la fête, je me dis soudain qu'il est inutile d'importuner. De toute façon elle siffle toujours, ce qui la passionne peut-être, après tout.
- Du Miles Davis, pour ton information, me confirme-t-elle d'un ton un peu sarcastique.
- Mais..
- Tais-toi ! Tu sauras bien assez tôt...
Bon... Je me tais, que voulez-vous ! C'est l'heure du Jugement, si je comprends bien.
La capuche-pointue-tordue-sur-le-ciel-de-toit-de-cette-maudite-voiture chantonne toujours. Nous filons à petite vitesse sur des routes parsemées de cratères plus ou moins grands, plus ou moins profonds. Les vagabonds poursuivent aussi leur périple. Simplement, ils vont moins vite que nous.
La nuit se fait plus profonde, plus noire, presque plus hostile. Il me semble distinguer parfois quelques inquiétantes silhouettes, des ailes de chauve-souris dans le dos, des fourches acérées dans les mains. Ce petit monde volant tournerait autour de moi que je n'en serais pas plus étonné...
A présent, nous cheminons sur des routes de campagne. Enfin, je pense qu'il en est ainsi : je ne vois plus de batiments en ruine, il n'y a presque plus de voitures accidentées sur les bords de la route, et puis les piétons se font de plus en plus rares. Nous devons avoir pris pas mal d'avance sur eux.
- Pourquoi sommes-nous les seuls à nous déplacer en voiture ? finis-je par demander d'une voix mal assurée.
- Peut-être que ton cas nécessite un traitement...d'urgence ? répond la Mort de sa voix aigre.
- Mais...
- Tais-toi, t'ai-je déjà dit ! Tu m'importunes et il n'est jamais bon d'emmerder la Mort...
In petto, je me dis pourtant que je la compisse sans vergogne, même si le courage me manque pour lui dire les yeux dans les orbites ! Je vais me contenter de sa réponse que je prends illico pour un indice. Au moins, en attendant d'aller bouillir dans une quelconque marmite diabolique, j'aurais de quoi cogiter et de quoi oublier un peu ma situation. Un traitement d'urgence ? Mouais. Mais encore ? Que tirer en guise de conclusion avec si peu ? Rapidement, je me convaincs qu'il est inutile de prétendre dénouer un noeud gordien comme celui-là. Le mieux est encore de faire le vide en moi, de fermer les yeux pour ne plus voir ce qui passe devant les phares, de ne plus rien entendre. Réunir trois singes en un seul, en quelque sorte.
Je fais donc ce que je dis et, contre toute attente, je finis par m'endormir. Certes, ce n'est pas un sommeil de premier choix, de celui qui vous répare et vous requinque ou qui nettoie l'esprit. Non, c'est du dodo qui vous malmène, qui fait un étrange mélange de tout, qui en profite pour ajouter une dose d'incongruités illogiques. Ainsi, je me vois sortir de la voiture, traverser son toit sans l'ouvrir, passer au-dessus pour me retrouver à deux ou trois mètres au-dessus du sol. J'en frémis d'horreur parce que je pense tout de suite aux démons que je pensais en train de roder autour de moi. Mais je suis vite rassuré : il n'y a absolument rien. Rien devant, rien derrière, ni à gauche, ni à droite. Et même au-dessus, c'est le vide sidéral d'un esprit vide. Pas même une étoile !
Non, il n'y a d'e visible pour moi que cette fichue bagnole. Elle roule vite, file bientôt à toute allure sur cette route de merde qui serpente de plus en plus. Et moi, je reste scotché à elle, quelques mètres au-dessus ! La Mort a décidé de passer la cinquième, on dirait. Voilà que la voiture fonce de toute la puissance de son moteur survolté. Les virages s'enchaînent et les pneus crissent à tout bout de champs. Et la route devient de plus en plus complexe, de moins en moins large. Les ornières paraissent se creuser à la dernière seconde devant elle, comme pour la piéger. Et le manége dure, dure. Mais sans s'éterniser...
Ouais... Au détour d'un virage plus serré que les autres, la voiture dérape, fait plusieurs embardées puis perd contact avec l'asphalte pour s'encastrer avec une violence inouie dans un arbre immense. Sans comprendre pourquoi, je me dis que cet arbre, c'est celui de la Vie. Cette connasse de Mort vient de s'emplâtrer dans l'arbre de Vie ! Le bruit de métal réduit en bouillie retentit dans mes oreilles avec la force d'une foudre qui viendrait de me tomber dessus. Les phares se volatilisent, me plongeant dans une obscurité totale qui se jette sur moi en une fraction de seconde. C'est la panique absolue. Tout est allé si vite que je n'ai même pas eu le temps d'imaginer que cela pourrait finir ainsi... La bagnole fuit et fume de toute part. Je ne serais pas surpris qu'elle prenne feu. Mais non, le silence s'abat à son tour. Il règne une ambiance de fin du monde. Palpable.
Le temps passe, immobile, obscur et silencieux. Le temps est aveugle, sourd et muet, comme moi quelques instants plus tôt. Comme un gros con, je suis toujours planté au-dessus de la scène ! Incapable de m'en éloigner, même. Un fil invisible me lie à l'épave. Et la Mort ? me demandé-je soudain. Elle est coincée dans la bagnole ? Je l'ignore... Et puis, je m'en fous. Si elle peut prendre ma place, qu'elle ne se gêne pas !
Puis, plus tard, je ne sais pas trop combien de temps cela prend, je perçois les sirènes lointaines des pompiers, d'une ambulance ou d'un truc de ce genre. Je n'ai jamais trop su faire la différence. En attendant, le bruit s'approche, de plus en plus vite. Puis une lueur vive et bleue apparaît.
Oui, les Secours arrivent.
Comment ont-ils su ? Bien malin (dans quel sens...?) qui pourra le dire, mais, à peine arrivés au pied de mon arbre, voilà trois mecs qui descendent rapidement de leur monture rouge. Ils commencent par ouvrir la porte du conducteur, constatent qu'il n'y a personne. Ceci ne semble pas les étonner mais, plutôt, les contrarier. Ils s'interpellent et se donnent des directives mais je n'entends rien de leurs paroles. Je suis sourd à leurs appels.
L'un deux fait le tour de la bagnole, vient du côté passager et appelle ses collègues à la rescousse. Sans perdre de temps, ils extraient un corps abîmé, couvert de sang et parsemé de plaies plus ou moins ouvertes.
C'est moi.
Avec précaution, ils me déposent sur un brancard. Un autre revient avec des électrochocs... Trois bonnes rasades qui me transpercent le thorax, me font bondir, déclenchent un incendie de douleurs en moi, alors que je suis suspendu au-dessus d'eux ! Mais ils vont me faire crever, ces cons-là !
Pourtant... Non. Au contraire, un troisième lève un bras en signe de victoire : mon coeur est reparti ! Vite, ils me stabilisent, pansent mes plaies, me protègent d'une couverture puis, estimant qu'il n'y a rien de plus à faire pour le moment, ils me chargent dans leur ambulance et, toutes sirènes hurlantes, foncent dans le brouillard.
C'est curieux, ils rebroussent le chemin que nous suivions, la Mort et moi.
Je ne suis plus au-dessus de la voiture. Et je ne suis pas au-dessus de l'ambulance. A vrai dire... Je ne sais pas où je suis passé. Tout est noir, silencieux. Pas de haut, pas de bas. Rien de dur ni de souple. Bref, aucune sensation.
Ce doit être ça, la mort.
Je suis mort.
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- Vous m'entendez...? Monsieur... Vous m'entendez ? Réveillez-vous, monsieur. Vous êtes à l'hopital. Allez, faites un effort...
La voix inconnue vient de loin, comme un vague écho. Je fais un effort terrible pour mieux entendre. C'est une voix féminine que je ne connais pas. Que veut-elle ? J'ouvre un oeil...
- C'est bon, il est réveillé, soupire la voix avec joie. Docteur, on vous le laisse !
Plus tard, on m'expliquera que j'ai fait un malaise chez mes parents, en pleine fiesta de Noël. J'étais bourré comme un légionnaire de retour de campagne et j'expliquais doctement à ma famille que l'excès d'alcool menait souvent à des drames routiers au petit matin des lendemains de fête...
Je ne garde qu'un vague souvenir de tout ça.
Pourtant, je garde en moi l'image inquiétante d'une grande et maigre personne en chasuble noire, penchée sur mon lit d'hopital et qui me disait à voix basse :
- Profite encore un peu, petit homme... On se reverra, de toute façon.
FIN
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