Chapitre 17 (première partie)

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Quelque part, en Mer du Nord, août 1734

Le vent venu du large fouettait mon visage, apportant des effluves marines que je respirais à pleins poumons. Je contemplais le spectacle de la mer, sa longue houle qui nous portait, les petits moutons blancs d'écume cavalant comme à la rencontre du ciel, bleu, parsemé lui aussi de quelques nuages blancs. J'étais enchantée. Tout me ravissait et je ne me lassais pas des heures passées sur le pont, à regarder les hommes mener le bateau, impressionnée par ceux qui montaient en haut du mât et manœuvraient les voiles, curieuse de celui qui tenait la barre, comme du ballet incessant des mousses entre bâbord et tribord.

Nous avions quitté le château de mon père le 2 août, pour un voyage jusqu'à Caen. Là nous attendait ce lourd bateau de commerce, ventru, mais tenant bon les flots, du moins c'était ce qu'avait assuré le capitaine à mon mari que j'avais senti inquiet. J'avais aimé les paysages riants de la Normandie que nous avions traversée, douces collines boisées, petits champs serrés au creux du bocage, villages fleuris. Nous avions attendu trois jours à Caen que le bateau ait fini son approvisionnement et nous avions pris la mer, en direction de l'Ecosse. Le bateau qui portait le nom de Marie-Jeanne, remontait vers le nord, pour du commerce d'étoffes, de lin, mais il transportait aussi quelques épices et, parfois, des voyageurs. Notre destination était Dundee, sur la côte Est de l'Ecosse, et ce serait aussi la première escale du navire.

Les adieux avaient été émouvants, et j'avais été partagée entre la joie du départ, des découvertes à venir et la tristesse de quitter les miens. Même si j'avais aspiré à cette vie nouvelle qui s'ouvrait devant moi, j'avais été surprise de sentir mon cœur se serrer autant à l'idée de ne plus voir mes parents, les domestiques auxquels j'étais habituée, le domaine, et bien entendu, François. Ce dernier m'avait promis une correspondance régulière et je ne doutais pas que ma mère allait en entretenir une avec moi. Il était bien possible d'ailleurs que nous soyons plus proches par nos lettres que nous ne l'avions été en vivant côte à côte.

Nous partions alors que mon frère n'était pas encore fiancé. J'aurais aimé, bien entendu, assister à son mariage, mais il n'aurait sans doute pas lieu avant l'année prochaine. J'avais cependant pu rencontrer une fois Flore de Beaumont, en-dehors du jour de mes propres noces. Nous avions parlé un moment, toutes les deux, et je m'étais sentie rassurée pour mon frère : Flore était vraiment une jeune fille agréable, très douce. Elle était aussi très jolie, avec de beaux cheveux d'un blond soyeux et des yeux très bleus. Je connaissais mon frère et je pouvais sans conteste dire qu'il était vraiment tombé amoureux d'elle : j'avais vu dans ses yeux, quand il regardait Flore, la même lueur que lorsque Kyrian me regardait.

Au moment de notre départ, François m'avait longtemps serrée dans ses bras, puis il avait dit : "Sois prudente, petite sœur. J'ai confiance en celui qui est devenu ton époux. Il saura prendre soin de toi !" C'était un nouveau pas dans nos vies, pour lui comme pour moi. Lui, le grand frère toujours présent qui avait couvert mes frasques de fillette et avait soutenu mon vœu d'adulte le plus cher, celui d'épouser ce soldat écossais et de partir vivre avec lui, dans son pays. Moi, la petite sœur toujours aventureuse, qui pouvait le faire tourner en bourrique, mais qui lui vouait une admiration totale. Malgré nos différences d'âge et de caractère, nous avions toujours été proches, complices, présents l'un pour l'autre. Certes, depuis son départ pour l'armée, je m'étais habituée à vivre sans sa présence, désormais, ce serait encore autre chose. Lui prendrait le relais de notre père, moi, je partais à l'aventure… une fois de plus, mais cette fois, bien plus loin que le village d'à-côté.

Je savais que je n'oublierais jamais son dernier regard, mélange d'émotions diverses, d'autant qu'il ressemblait beaucoup au regard qu'il m'avait adressé alors que nous attendions dans le petit salon de connaître la décision de mon père concernant la demande en mariage de Kyrian. Ce jour-là, François m'avait à peine parlé, et je savais désormais qu'il ne voulait pas me donner de faux espoirs, ni surtout, parler devant notre mère. Si encore elle s'était absentée un instant, il m'aurait réconfortée... Enfin, si ce jour était déjà loin, il resterait comme l'un des plus marquants de ma vie, tant les émotions qui m'avaient alors étreinte avaient été fortes.

Mais tout ce mélange d'émotions contraires avait été bien vite balayé par la présence de Kyrian, son attention, sa tendresse aussi. Les quelques jours de voyage qui nous avaient menés jusqu'à Caen s'étaient déroulés sans soucis. Nous étions accompagnés par trois serviteurs, Clarisse, ma femme de chambre, Jean, le palefrenier, et Jacques, le cocher. Ces deux derniers rentreraient à Lures une fois que nous serions partis.

Durant cette traversée, Clarisse ne fut guère d'une grande aide. Elle fut sujette au mal de mer, plus encore que mon époux pour lequel les deux premiers jours avaient été un peu pénibles. Moi, je devais avoir le pied marin alors que, pourtant, je n'avais jamais été à bord d'un autre bateau que la barque amarrée aux rives de la Loire et que François ou un des domestiques manœuvraient par beau temps pour nous offrir une petite promenade. Je me demandais, un peu naïvement, si ma jambe boiteuse y était pour quelque chose, à m'aider ainsi à tenir bon pied sur le pont. J'avais posé la question au capitaine, un homme plein de bon sens, qui avait beaucoup ri de ma remarque. Il m'avait répondu que si cela pouvait m'aider, alors c'était une bonne chose. Ma question avait fait le tour de l'équipage et une certaine complicité, mêlée de beaucoup de respect, était née entre les marins et nous-mêmes.

Je vis apparaître Kyrian dont le teint un peu pâle me fit craindre le pire, remontant du carré où deux cabines avaient été mises à notre disposition - l'une, la plus grande après celle du capitaine était pour nous, l'autre, voisine, abritait une Clarisse malade et gémissante. Il sourit cependant en me voyant et s'approcha à pas prudents de moi, se tenant fermement au bastingage.

- Allez-vous bien, ma douce ?

- Oui, mon aimé. Et toi ?

Depuis que nous avions choisi d'utiliser le tutoiement entre nous, j'avais beaucoup de mal à m'en passer, même devant des témoins. Lui était plus rigoureux.

- Je vais à peu près bien, mais j'ai préféré venir sur le pont car il me semble que Clarisse connaît quelques difficultés et je me suis dit que le bruit du vent et des vagues serait une meilleure compagnie pour moi que celui de ses vomissements.

- La pauvre... Et elle ne veut rien avaler de la préparation conseillée par le capitaine...

- Elle devrait. Je l'ai bien prise, moi.

- Parce que j'avais insisté...

- Hum ? fit-il en relevant un peu la tête.

- Oui, mon cher époux, parce que je n'avais vraiment pas envie de passer toute la traversée à m'occuper de toi, à te tenir la tête au-dessus d'une bassine douteuse.

- Je suis piètre marin, soupira-t-il. Mais enfin, ce voyage est moins pire que la traversée que j'avais faite il y a quelques années. Il faut dire que je l'effectue en bien plus agréable compagnie, sourit-il encore en m'enlaçant.

- Kyle Mackintosh ne serait pas très heureux de t'entendre..., répondis-je avec malice.

- Ah, Kyle ! Dieu seul sait où il se trouve, maintenant... J'ai écrit au régiment, mais sans réponse.

- Il a peut-être regagné l'Ecosse ?

- C'est fort possible. C'était dans ses intentions de le faire avant la fin de l'année. Je ne sais pas si son père sera très heureux de le revoir. Je lui écrirai quand nous serons chez nous.

- Il faudra lui proposer de venir nous rendre visite. Je serai très heureuse de faire sa connaissance ! François et toi avez tant parlé de lui...

- Je n'y manquerai pas, car je serai moi aussi très heureux de le revoir.

Avec précaution, Kyrian s'adossa contre la lourde poutre de bois qui courait tout le long du navire, et fit passer sa main gauche dans mon dos, pour s'y tenir. Je lui pris l'autre main, enlaçai mes doigts aux siens.

- Le capitaine m'a dit ce matin que nous n'en avions plus que pour trois jours de voyage. Et il pense que ce bon vent et ce beau temps se maintiendront jusqu'à Dundee.

- Bonne nouvelle... Je peux espérer arriver entier en Ecosse.

- Mais souffrir encore du mal de terre quelques jours durant, non ?

- Ne te moque pas, ou tu auras à faire à moi. Tu me dois le respect, non ?

Je ris légèrement et si ses sourcils se froncèrent en une vaine tentative pour paraître autoritaire, ses yeux riaient tant qu'il en était peu crédible. J'appuyai un instant mon front contre son épaule et, levant mon visage vers le sien, appréciant la caresse de ses boucles rousses que le vent soulevait doucement, je lui dis :

- Je t'aime.

- Alors, cela me suffit.

Et ses doigts se refermèrent sur les miens.

Nous restâmes un moment ainsi, le regard tourné vers l'horizon droit devant nous.

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