Chapitre 21 (première partie)

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Inverie, mars 1735

Derrière moi s'éloignaient les rivages de Skye. En face, de l'autre côté du chenal, c'étaient le continent et les terres d'Inverie. Enfin. J'allais enfin découvrir cet endroit dont je rêvais depuis près d'un an, depuis que Kyrian était entré dans ma vie et nous avait décrit sa terre natale. Ce jour-là me paraissait à la fois loin et proche, tant il était arrivé de choses au cours des derniers mois.

Dès que j'avais été en état de voyager et que la fonte des neiges s'était amorcée, Kyrian avait tout mis en œuvre pour quitter Dunvegan. Ma convalescence avait été longue et lente. Mon corps gardait les stigmates de ma fausse couche, mais aussi du poison que j'avais avalé. Quand, avec douceur, Lady Elisabeth m'avait raconté ce qui était arrivé, je n'avais rien dit. Cela faisait de toute façon plusieurs jours qu'Abigail avait été exécutée. Je ne pouvais rien pour elle : ni la haïr, ni lui pardonner, ni essayer de comprendre. Je devais laisser tout cela derrière moi et regarder devant nous. Car l'épreuve était loin d'être surmontée, même si j'avais retrouvé la santé.

Kyrian restait très marqué par ce qui était arrivé. Une ride profonde s'était creusée sur son front et ses lèvres affichaient désormais un pli durci, comme effaçant la fossette de joie à leur commissure. En plus de la peur qu'il avait eue de me perdre, en plus du chagrin causé par la mort de notre premier enfant, il y avait eu l'impensable : quelqu'un de son clan s'était permis de s'en prendre à moi, sa femme. Je m'étais doutée aussi, à la façon dont il s'était comporté avec moi depuis ce jour, que Craig avait très mal vécu cet événement. En tant que laird, c'était sur ses épaules que reposaient l'unité du clan, la confiance entre ses membres. Et il avait le sentiment d'avoir failli, en n'ayant pu protéger ni sa belle-fille, ni la femme de son neveu, des griffes d'une sorcière. Mais je ne pouvais lui en vouloir.

Iona et moi avions beaucoup parlé, dès que j'avais été capable de tenir une conversation. Jennie aussi avait tenté de me rassurer. Elle était présente lorsqu'Iona avait fait sa fausse couche et elle m'avait dit que c'était beaucoup plus impressionnant à l'époque. Jennie pensait que, contrairement à Iona, avec de la chance, je n'étais pas devenue stérile. Mais seul le temps nous en apporterait la preuve. Et, pour l'heure, il ne pouvait y avoir de preuve car Kyrian n'avait plus voulu me toucher. Je souffrais de cette distance causée par ma convalescence. J'espérais alors que le fait de nous installer définitivement à Inverie changerait les choses.

- Nous serons à Inverie demain, me dit Jennie qui se tenait à côté de moi sur la lourde barge qui assurait le transport entre l'île et le continent.

- Oui, c'est ce que j'en avais compris de ce que Kyrian a dit tout à l'heure.

- Je suis contente de retourner là-bas, tu sais, me dit-elle encore. Cela fait si longtemps maintenant... même si je n'ai pas été malheureuse, loin de là ! à Dunvegan. Mais... il était temps de partir. Je ne pouvais pas plus y rester que Kyrian et toi.

Je hochai la tête. Je n'avais jamais parlé avec Jennie du drame survenu près de vingt ans plus tôt, à Inverie. Jamais non plus je n'avais mentionné le nom d'Alec devant elle. Jamais non plus, elle ne m'avait fait la moindre confidence à ce sujet. Cela restait comme un secret silencieux entre elle et moi, car elle se doutait (ou savait) que Kyrian m'avait tout raconté.

Je reportai mon attention vers la côte qui s'approchait. Je voyais les montagnes se détacher sur le ciel clair de cet après-midi fraîchement printanier. L'air était étonnamment doux, le vent avait tourné au sud-ouest la veille, alors qu'il avait soufflé du nord-ouest pendant des semaines, apportant son lot de tempêtes hivernales.

Notre petite troupe était réduite. Clarisse était avec nous, bien entendu, de même que Hugues. Et Caleb avait tenu à nous accompagner. Il avait eu l'occasion de se rendre à Inverie durant l'absence de Kyrian, chaque automne, pour la collecte des fermages, avec Alex Gordon. Il voulait aussi s'assurer que nous trouverions là-bas tout en état, tel qu'il avait laissé le domaine quelques mois plus tôt, juste avant notre arrivée à Dunvegan. Quatre autres hommes, en guise d'escorte, dont les deux inséparables cousins, Ed et Malcom, étaient aussi du voyage. J'avais eu peu l'occasion de les fréquenter, à Dunvegan, mais j'appris vite à les connaître. J'aimais écouter leurs histoires, même si certaines n'auraient pas du tout été du goût de ma mère ou de ces grandes dames de la noblesse française. J'étais rarement choquée et, d'ailleurs, Kyrian, Hugues ou Jennie ne manquaient jamais de leur rappeler certaines limites, et je riais beaucoup en leur compagnie. Ils avaient vraiment l'art et la manière d'agrémenter un voyage.

Nous dormîmes le soir à Airor, avant de repartir au petit matin. Plus nous avancions et plus je percevais l'impatience de Kyrian, sa joie aussi. Son visage qui était demeuré fermé durant de longues semaines retrouvait de la gaieté et, bientôt, un franc sourire ne le quitta plus. Je m'en réjouis et ressentis un vrai soulagement. Repartir du bon pied me semblait désormais possible.

Nous avions choisi de faire le voyage à cheval, Jennie sachant monter aussi bien que moi. Seule Clarisse voyageait dans la carriole qui nous suivait, emportant tous nos bagages. Kyrian avançait un peu en avant de Jennie et moi, avec Hugues à ses côtés. Caleb fermait la marche, près de la carriole. Mais quand nous vîmes se dessiner la presqu'île qui fermait le Loch Nevis, il ralentit pour me permettre de le rejoindre. Cette attention me toucha bien plus qu'un long discours. Tenant ses rênes d'une main, il tendit la main vers moi et me dit :

- Nous approchons.

Je lui souris en réponse, nos regards se croisèrent un instant et je ressentis un profond élan d'amour pour lui. Il était mon mari. L'homme pour lequel j'avais tout quitté en France. L'homme que je voulais accompagner ici, sur ses terres, chez lui. L'homme avec lequel je voulais vivre toute ma vie, ici.

Il fallait croire que l'Ecosse avait bien des charmes et savait bien les déployer, car ce que je découvris durant les deux heures qui suivirent m'enchanta au plus haut point, dépassant de loin les rêves que j'avais pu faire en entendant Kyrian me décrire les lieux, autrefois.

Nous longeâmes la côte, contournant la presqu'île. Le Loch Nevis étalait ses eaux bleues, calmes et limpides sous mes yeux. La longue plage de sable blanc qui menait jusqu'au village d'Inverie scintillait sous le soleil. D'où je me trouvais, j'avais l'impression que les grains en étaient si fins qu'y passer les doigts devait faire comme une caresse de soie. Les quelques maisons du village étaient regroupées près du port, petits carrés blancs recouverts de chaume. Je vis le château avant que Kyrian ne me le montrât, belle demeure de pierres grises se détachant sur la montagne de roche mauve.

Je sentis qu'il se retenait de lâcher son cheval au galop, mais je ne pus réprimer un sourire, quand, abordant le chemin qui menait du village au château, il partit pour un trot léger. Il s'arrêta cependant devant le muret qui faisait le tour de la cour, descendit de sa monture et nous attendit. Son visage allait du château à moi. Quand j'arrivai près de lui, il m'aida à descendre et nous franchîmes la porte ensemble, main dans la main. Une fois que nous eûmes fait quelques pas dans la cour, il porta ma main à ses lèvres et déposa un baiser sur mon alliance.

- Lady Héloïse MacLeod, bienvenue chez vous, ici, à Inverie, dit-il en plongeant ses yeux d'un vert brillant dans mon propre regard.

**

J'allais vite faire connaissance avec Alex Gordon qui ressemblait physiquement beaucoup à son frère, Dougal, ainsi qu'avec les domestiques. Je me montrais aussi attentive aux réactions de Jennie, très émue de revoir les murs de la demeure de son enfance. Je pouvais comprendre ses sentiments, et je n'avais pu ignorer le rapide signe de croix qu'elle avait fait en passant près du grand chêne.

Bien vite, nous prîmes place à table autour d'un bon repas préparé par la cuisinière du manoir, Madame Lawry. Elle était menue, mais très vive et très énergique. Elle était aussi redoutablement efficace pour tenir une maisonnée et elle nous fit sourire plus d'une fois, Jennie et moi, en disant "Ah, Lady Jennie, Lady Héloïse, je vais avoir du mal...", sous-entendu, du mal à nous laisser mener les choses... Mais elle était d'une gentillesse incroyable et je me sentis tout de suite en confiance avec elle, un peu comme je l'avais été avec Madame Barach'n. Elle prit aussi Clarisse sous son aile et l'aida à se faire sa place dans la maisonnée.

Cette première journée s'acheva par un coucher de soleil sur le loch. J'avais déjà pu assister à de beaux spectacles depuis le château de Dunvegan, mais ici, ces premières heures prenaient tout leur sens. Pour admirer la vue, je me tenais à une des fenêtres de la grande salle commune, là où nous prenions les repas. Cette pièce était beaucoup moins impressionnante que celle de Dunvegan, mais suffisante pour recevoir de nombreux convives. Elle donnait plein sud et offrait ainsi une belle vue sur le loch et le rivage en face.

Je sentis la main de Kyrian se poser sur ma taille. Je m'appuyai contre son épaule, un instant.

- J'admire le spectacle, dis-je tout bas. Tu m'en avais tant parlé…

- Pour l'instant, il n'y a pas beaucoup de couleurs. Il est encore tôt, me répondit-il.

- Certainement... Ce soir est mon premier soir ici et juste pour cela, je ne l'oublierai jamais.

Il eut un léger rire de gorge et déposa un baiser dans mes cheveux. Je me sentais bien. J'espérais maintenant que nous nous retrouverions, tous les deux, plus intimement.

Si Jennie avait demandé à Kyrian la possibilité d'occuper désormais la chambre qui avait été la sienne quand il était petit, nous, nous avions pris nos quartiers dans celle qui avait été durant quelques mois celle de son frère, Alec, et, précédemment, celle de ses parents. D'après ce que j'avais compris, Kyrian pouvait l'occuper maintenant qu'il revenait avec le titre de laird d'Inverie ou presque. Car il faudrait une petite cérémonie pour endosser ce titre : ce seraient aux membres du clan des MacLeod d'Inverie de le reconnaître comme tel et non à Craig de le désigner. J'avais trouvé cette façon de faire très originale. Et Kyrian m'avait expliqué qu'à intervalles réguliers, Craig était ainsi à nouveau désigné par les siens. C'était aussi une façon pour le laird de rendre des comptes, d'assurer l'unité du clan, de recevoir et de mériter la confiance des siens. Cette "cérémonie" pour Kyrian aurait lieu dans le courant de l'été, date à laquelle il serait aisé pour les hommes du clan de se retrouver à Inverie. Parmi eux figureraient des chefs de villages, des chefs de famille, quelques commerçants ou petits notables des environs.

Mais, pour l'heure, nous étions loin de ce jour et la fatigue du voyage, liée aux émotions à nous retrouver enfin ici, me conduisit bien vite dans la chambre. Nos malles avaient été apportées et si Clarisse avait commencé à ranger quelques-unes de mes affaires, elle était loin d'avoir terminé. Je me promis de l'aider dès le lendemain. Depuis que nous voyagions ainsi, j'avais aussi appris à porter des tenues beaucoup plus simples que celles que je portais durant mon adolescence. S'il l'avait fallu, j'aurais même pu m'habiller ou me déshabiller seule, sans son aide. Mais elle tenait - et moi aussi - à notre petit rituel quotidien, soir et matin, pour m'aider et je ne voulais pas nous en priver. C'était aussi un des rares moments de la journée où, l'une comme l'autre, nous pouvions parler en français. Certes, Kyrian utilisait facilement notre langue, que avec moi ou avec Clarisse, mais, petit à petit, c'était le gaëlique que nous prenions l'habitude d'utiliser. C'était aussi la langue que Jennie parlait, de même pour toutes les personnes autour de nous, même si certaines, comme Hugues, parlaient aussi un peu anglais.

Clarisse acheva de me coiffer pour la nuit et, avant de quitter la chambre, elle remit deux bûches dans la cheminée. Je me retrouvai vite seule, attendant que Kyrian me rejoigne. J'avais à peine eu le temps de prendre la mesure de cette pièce et je mis à profit ces quelques moments pour le faire. Elle était beaucoup moins spacieuse que ma chambre de Lures ou que celle que nous avions eue à Dunvegan. Mais elle était chaleureuse. Sa fenêtre donnait à l'ouest, sur le soleil couchant. Je me demandais si le père de Kyrian et de Jennie avait fait exprès de choisir cette pièce justement pour son orientation ou si c'était un hasard. Mais j'étais satisfaite de pouvoir ainsi jouir de la beauté des soirs à venir.

Elle était sobrement aménagée, de meubles déjà anciens et patinés, en bois clair. Une longue commode et une armoire, une table qui avait dû être autrefois un petit bureau. Une coiffeuse qui faisait aussi office de table de nuit, sur la gauche du lit. Une belle cheminée couvrait en partie un des murs et dans le recoin se trouvaient quelques étagères avec des livres. Avec curiosité, je les ouvris. C'étaient des ouvrages en anglais, mais qui avaient appartenu au père de Kyrian. Je me dis que je pourrais peut-être en entamer la lecture, ayant amené peu de livres avec moi et comptant sur mon frère pour m'en envoyer une fois que je serais installée.

Un lit complétait l'ensemble. Il était orné de quatre colonnes torsadées, deux grandes à la tête du lit et deux plus petites aux pieds. Il était aussi assez étroit, moins large en tout cas que les lits dans lesquels nous avions dormi jusqu'à présent, hormis dans certaines auberges où nous nous étions arrêtés durant notre voyage depuis Dundee.

Les murs de la chambre étaient faits de cette même pierre grise qui avait été utilisée pour la construction du château. Les murs ne portaient aucune décoration et je me dis qu'un peu d'agréments ne serait pas inutile pour égayer l'ensemble. Madame Lawry, peut-être dans le souci de rendre ma première soirée agréable, avait réalisé un bouquet avec quelques branches d'ajoncs qui répandaient une douce odeur un peu sucrée. Cela apportait une touche jaune et lumineuse à la pièce, soulignée par les dernières lueurs du jour.

Cette pièce me plaisait. J'aimais sa sobriété et la vue qu'elle m'offrait sur la presqu'île et le loch, sur le couchant. J'espérais que nous y serions heureux, Kyrian et moi. Mais je commençais à douter. Je chassai cependant ces pensées un peu tristes, ne voulant pas me gâcher ma toute première soirée ici. Je pris un livre, approchai le chandelier de la table de nuit et me couchai avec une certaine volupté sous le doux édredon moelleux. Le lit me parut bien confortable. Les draps en étaient doux et légèrement parfumés. Malgré la difficulté pour moi de lire en anglais, je me forçai à parcourir les premières pages jusqu'à ce que Kyrian me rejoignît.

- Tu ne dors pas encore ? me demanda-t-il en entrant doucement dans la pièce.

- Non, je t'attendais, lui souris-je en réponse.

Il s'approcha de la fenêtre, jeta un œil à la nuit qui recouvrait maintenant ses terres. La lueur du feu faisait danser de petites flammes rousses dans ses cheveux et me laissait deviner la noblesse de ses traits. J'en eus le cœur serré tant je l'aimais. Il me parut songeur. Il resta un moment devant la fenêtre, puis s'en détourna et se dirigea vers la commode. Il y déposa sa broche après l'avoir regardée fixement durant quelques secondes. Je savais qu'elle était gravée aux armoiries de son clan. Tout, depuis ce midi que nous étions arrivés, lui rappelait maintenant la charge qu'il aurait à porter et pour laquelle il avait vécu jusqu'à présent. Et moi… Moi, je me devrais d'être à ses côtés pour le soutenir, l'assister autant que je le pourrais.

Je me redressai un peu dans le lit, prenant appui contre le gros oreiller soutenant mon dos. Je regardai Kyrian se dévêtir lentement. Lui ne me regardait pas. Je le sentais à la fois présent et ailleurs. Présent à Inverie, mais un peu loin de moi.

Puis, enfin, il me regarda et me dit :

- Tu veux que j'éteigne les chandelles ? Tu veux lire encore un peu ?

- Non. C'est un livre difficile. Je l'ai pris sur les étagères, là… Mais il est écrit en anglais. J'ai du mal.

- Ah ? dit-il en se retournant légèrement. Je ne sais pas d'où viennent ces livres.

- Ils étaient à ton père, répondis-je. J'en ai pris un au hasard.

Il hocha simplement la tête, souffla les chandelles et se coucha près de moi. Je vins me blottir aussitôt contre lui, recherchant autant sa chaleur que le contact de son corps. Il passa un bras autour de mes épaules et me dit simplement :

- Dors, ma douce. Nous avons eu un long voyage.

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