Chapitre 2 Partie 1 — Scriptorium trois
Madame,
Je vous fais parvenir cette lettre hors des circuits formels, bien que j’aie, par ailleurs, transmis tous les éléments requis selon le protocole de neutralisation des récits phrastiques instables.
Comme demandé, j’ai procédé à la censure partielle de la lettre de Frère Myrial de Gaillefontaine, Arpenteur-Observateur affecté au secteur de Tréjouls. Le document original a été reclassé en section silencieuse, et la version remaniée a été insérée dans l’archive 8814–Φ. L’affaire est donc, officiellement, close.
Officiellement, Madame. Car je vous écris ici pour vous dire que je crois que nous faisons une erreur grave. J’ai lu la lettre de Myrial dans son intégralité. Je l’ai lue et relue. Je l’ai même transcrite à la main pour m’assurer que certaines tournures n’étaient pas des déformations induites une instabilité du Verbe. Et je vous le dis sans détour : il ne délirait pas.
Il a vu une fracture d’un genre que je n’avais encore jamais rencontré dans mes années de service :
— non déclenchée par faille connue,
— précédée par l’apparition d’un enfant flou,
— suivie de la désintégration totale d’une commune verbalisée et cadastrée,
— et surtout, sans persistance de traces.
Il parle de bâtiments repliés sur eux-mêmes, de cris muets, de sang devenu mot, d’un nourrisson se rétractant jusqu’à l’effacement — ce sont des images que même les grands récits de l’an Zéro n’osent pas inscrire. Mais sa syntaxe est claire. Son récit est stable. Ce n’est pas un homme brisé. C’est un homme lucide qui a vu le Verbe se retourner.
Et puis, il y a eu Rimonde-sur-Caille. Vous l’avez sans doute déjà reçu par un autre canal, mais je le consigne ici :
— fracture totale,
— aucune trace de survivants,
— plus de structures,
— présence d’un Luide à forme enfantine,
— disparition de l’Arpenteur Geraint (signalé comme “délié”).
Rien ne reste de ce village. Rien. Et ce qui me glace, Madame, c’est qu’il y a là encore un enfant.
Un signalement identique, envoyé trois jours avant l’effacement, par le maire — je vous ai joint sa lettre dans mon précédent pli. Même description : enfant silencieux, flou, assis dans un lieu central, que plus personne ne remarque au bout de quelques jours. Et toujours cette impression de “trop tard”.
Et maintenant, un troisième signalement est arrivé ce matin.
Zone Sud-Est. Basse vallée de Richeval. Même description. Même comportement. Un enfant sans nom de forme Luidique. Immobile. Et déjà, on parle de glissements lexicaux dans les commerces. D’un chat qui parle. De souvenirs échappés.
Madame, je vous conjure, ne classez pas ce signalement comme les autres. Ce n’est peut-être pas un Luide. Ou alors, ce n’est pas un Luide comme nous les connaissions. Ce pourrait être une mutation. Ou une convergence. Ou pire : une intention.
Je vous en supplie, envoyez une équipe complète. Pas un Arpenteur seul. Pas un Lexifère. Envoyez des stabilisateurs, des encodeurs, un dispositif de stabilisation de zone.
Et si vous ne pouvez pas, alors donnez-moi l’autorisation de m’y rendre moi-même. Je ne peux plus faire semblant. Je n’arrive plus à relire cette phrase sans trembler : “Il était déjà là.”
Respectueusement,
mais avec gravité,
G. Rovel
Les enfants descendaient les escaliers en silence. Pas un silence pesant, ni même religieux — plutôt une forme d’éboulis intérieur, comme si les mots gravés dans la salle de grammaire fixative continuaient de les travailler, lettre par lettre.
Victor soufflait doucement entre ses dents, sans dire un mot, tandis qu’Éléonore avançait avec une lenteur presque calculée, comme si elle tentait de ne pas déranger ce qui vibrait encore en elle.
Ils regagnèrent le réfectoire, guidés par la rumeur tiède du déjeuner et des plus jeunes enfants affamés.
La lumière avait changé. Plus basse, plus dorée. Elle tombait à travers les hautes fenêtres du sud comme un endormissement. Les odeurs, elles, restaient tenaces : oignon fondu, bouillon épais, mie chaude. Marion Crux les accueillit d’un geste large.
— Ah, mes verbes malmenés, venez donc vous ancrer ici. C’est l’heure où les langues se reposent.
Victor sourit enfin. Il attrapa un bol encore chaud, attendit sa ration de soupe, et fila s’asseoir à leur table habituelle, sous la poutre sculptée.
Elom, lui, traînait un peu. Son regard glissait sur les murs, sur les bancs, sur les visages. Comme si tout, autour de lui, était en attente d’une note tenue. Quelque chose l’effleurait encore. Un mot entendu dans un rêve qu’il n’avait pas rêvé. Un nom peut-être. Ou une image. Il n’était pas sûr. …et lorsque son regard croisa brièvement celui d’Éléonore, la chaise derrière elle sembla se dédoubler. Juste une seconde. Puis elle redevint entière. Personne ne sembla le remarquer. Mais Elom recula légèrement sa main. Il avait senti une faille. Ou un nom mal contenu. Il s’assit à côté d’Éléonore, qui ne releva pas les yeux tout de suite.
— Tu crois qu’elle va lire nos feuilles ? demanda Éléonore à mi-voix, le menton penché au-dessus de son bol.
— Sœur Margence ? Elle lit tout. Même ce qu’on ne lui donne pas. , répondit Victor à la place d’Elom.
Elle haussa les épaules avec un petit soupir, puis sortit un carré de papier froissé de la poche de sa robe. Un pli maladroit le fendait en diagonale. Elle le déplia lentement, le regard baissé, comme si les mots qu’il contenait lui faisaient un peu peur.
— J’ai écrit autre chose. Pas pour le tilleul. Juste… une phrase que je ne comprends pas. Mais elle ne me quitte pas.
Elle tendit le papier à Elom, puis à Victor. Quatre mots y étaient tracés d’une main sèche, presque tremblée, comme griffés à travers un souffle :
“Il viendra sans nom.”
Un silence se posa entre eux. Un frisson parcourut l’échine du garçon.
— C’est pour toi ? demanda Elom.
Elle secoua lentement la tête.
— Je crois pas. Ou alors… c’est moi qui l’ai entendu. Une nuit. Dans ma gorge. Comme si quelqu’un parlait avec mes cordes vocales. Je me suis réveillée avec cette phrase dans la bouche ce matin. Et depuis, elle reste là. Suspendue. J’ai eu besoin de l’écrire pour m’en débarrasser.
Elle ajouta, plus bas, en tordant un coin du papier :
— Et je crois qu’elle m’attendait. Pour te trouver.
Elom était troublé. “Il viendra sans nom.” Cette phrase lui faisait écho, à lui, un enfant innomé. Sa particularité, sa tare, ne l’avait jamais blessé. Mais elle était présente, toujours, dans un coin de son cerveau, dans un regard, dans la crispation d’un professeur faisant son appel. Un rappel lent, insidieux, mais doux. Elom. Ce nom n’était pas le sien. C’était une appellation, non une définition. Il ne tenait pas grâce à lui. Un innomé ne tient pas. Il retarde son déliement, jusqu’au jour fatal.
Ils mangèrent sans hâte. Marion leur avait servi une petite portion de pain garni de graines, un potage dense aux légumineuses, et une compote figée dans une coupe en faïence craquelée. Le réfectoire sentait le bois mouillé et la cire.
Gros Abel passa entre les tables sans bruit. Il portait un niveau à bulle dans la main gauche, une planche à fixation sous le bras. Arrivé derrière Elom, il posa une main lourde sur son épaule. Un geste bref, mais chargé d’une forme de reconnaissance muette. Puis il repartit, aussi silencieux qu’il était venu.
Victor suivit son dos du regard, puis soupira :
— Tu sais ce que j’ai eu comme affectation ? Ruches. Encore. Avec Père Loarn. Et sa manie de me faire nommer les abeilles… comme si elles pouvaient retenir ça.
— Elles retiennent. Juste pas comme toi. dit Éléonore, un sourire dans les yeux.
Il se redressa, croisa les bras.
— Et toi, alors ? Où tu vas, Elom ?
Elom sortit le papier plié que lui avait remis sœur Lanta dans la salle des Noms. Il le déplia prudemment, comme s’il manipulait une feuille couverte de braises. Il lut à voix basse :
— Affecté au Scriptorium Trois. Salle B. Sous double vérification.
Victor blêmit légèrement. Éléonore releva la tête de son bol.
— Tu vas vraiment y aller ? Tout seul ?… Moi, j’oserais pas.
— Je n’ai pas demandé. C’est écrit.
Il marqua une pause.
— Mais… j’ai demandé autre chose. Une autre salle. J’ai parlé à Sœur Lanta. Je lui ai dit que j’avais du mal à écrire. Que les mots ne tiennent pas. Ils glissent sous ma main, ou se déforment. Parfois, ils changent entre ce que je pense et ce que j’écris. Je voulais une tâche plus simple. Un jardin. Une ruche, même.
Victor fronça les sourcils.
— Et elle t’a laissé y aller quand même ?
— Elle m’a dit que certains lieux ne demandent pas de savoir écrire. Juste de savoir être là. Que ce qu’on ne tient pas avec la main, on peut le porter autrement.
Un silence plus dense s’installa. Les bougies des longues tables craquaient doucement. Éléonore posa sa cuillère, les mains jointes sous son menton.
— Je comprends ce que tu veux dire. Moi aussi, les mots changent. Ils… réagissent. Quand je parle, ça va. C’est même clair. Mais quand j’écris, ils se tordent parfois. Ou bien ils restent figés, sans force.
Elle releva les yeux vers Elom.
— Je crois que certains d’entre nous ne manipulent pas le Verbe comme les autres. On le contient différemment. Pas par le sens, mais par l’intensité. L’ombre des mots, pas leur définition.
Elom acquiesça à demi. Il n’avait jamais su dire ça. Elle venait de lui offrir une phrase.
— Toi, tu ressens avant d’écrire. C’est pour ça que c’est dur. Mais peut-être que c’est pour cette raison également qu’ils t’ont choisi. Et regarde, moi, quand je suis stressés, tous mes mots se mélangent.
Une voix s’éleva derrière eux. Ronde, claire, discrètement autoritaire.
— Et moi, je pense qu’il n’y a pas mieux que toi pour une tâche au Scriptorium.
C’était Marion Crux, droite comme un tison dans sa robe de travail. Elle venait de poser un plateau vide à la table d’à côté, mais on comprenait à son regard qu’elle écoutait depuis un moment.
— Le Scriptorium Trois ne cherche pas des mains bien dressées, Elom. Mais des présences. Des silences solides. Des enfants qui savent ce qu’ils ne savent pas. Crois-moi : il y a des mots là-bas qui se laissent approcher uniquement par ceux qui doutent. Et toi, tu doutes bien.
Elle le fixa un instant, puis repartit vers les cuisines sans ajouter un mot. Victor cligna des yeux, presque ébloui.
— Elle a parlé comme sœur Lanta… mais avec des patates dans les mains.
Ils éclatèrent de rire. Éléonore en avait les larmes aux aux yeux. Elom, lui, tenait toujours son papier entre les doigts. Il ne le rangea pas. Il le regardait comme on regarde une question ancienne qu’on n’ose pas encore poser à voix haute. Il replia le papier, le glissa dans sa poche, puis termina son pain d’un geste lent.
Il avait déjà vu le couloir qui menait aux scriptoriums. Une fois, quand il avait été envoyé chercher un sceau de cire dans les caves. Il se souvenait d’une pierre plus sombre, d’une odeur d’encre sèche et de bois fendu. Et d’un silence différent. Un silence… en attente.
Il se leva sans dire un mot, vida son bol, le rangea, et tourna les talons.
— Tu veux que je t’accompagne jusqu’au bas de l’escalier ? proposa Éléonore.
Il hocha doucement la tête. Victor les suivit d’un peu plus loin, traînant les pieds.
Ils passèrent devant une ancienne effigie religieuse, gravé de fragments de phrases à moitié effacées. Sur le mur, une inscription, presque illisible, réapparut brièvement sous la lumière : “Tout ce qui fut écrit, cherche encore un œil.” Elom s’arrêta une seconde devant. Puis descendit.
Le couloir qui menait aux scriptoriums n’avait rien de spectaculaire. Une simple descente de pierre grise, aux marches polies par le passage des semelles, bordée de murs sans ornement. Et pourtant, dès les premiers pas, Elom sentit que l’espace changeait. Que le silence, ici, ne se contentait plus d’absorber les sons : il attendait quelque chose.
Chaque dalle vibrait légèrement sous ses pieds. Non comme un sol instable, mais comme un corps en veille. Une odeur de cire ancienne et de poussière d’encre s’élevait. Le couloir tournait. Il descendait encore, par à-coups, comme un escalier hésitant. Un battant de bois noir, semi-ouvert, signalait la fin du passage. Derrière, de découvrait un couloir faiblement éclairée. Une plaque de cuivre était clouée au mur. Une inscription y était gravée :
SCRIPTORIUM TROIS – SALLE B
“N’écris pas ce que tu veux. Reçois ce qui vient.”
Éléonore lui posât une main sur l’épaule.
— On se revoit après. Je suis certaine que ça va bien se passer.
Elom franchit le seuil.
Le couloir s’enfonçait lentement sous terre. À mesure qu’Elom descendait les marches de pierre, le bruit du monde s’atténuait, jusqu’à ne plus laisser que l’écho de ses propres pas. L’air changeait. Il était plus dense ici, plus humide aussi, comme si les mots, absents de la surface, venaient se nicher là, en grappes invisibles, prêts à suinter des murs.
Il s’arrêta devant une porte de bois, aussi noire que l’encre sèche. Un panneau fixait son identité au linteau :
SCRIPTORIUM TROIS — SALLE B — VERROU FIXATIF DOUBLE
Il hésita. Le papier de son affectation était toujours dans sa main. Une goutte de sueur s’y était glissée, brouillant l’angle du mot Scriptorium. Au moment où il posa le pied sur la dernière dalle avant la porte, Elom s’arrêta.
Un frisson, très bref. Comme si la pierre l’avait reconnu. Il posa la main contre le chambranle. Il ne savait pas pourquoi. Mais il attendit une seconde de plus, puis il poussa la porte.
À l’intérieur, le silence était presque une matière. Il n’y avait pas de bruit, pas même le craquement des meubles ou le souffle d’une lampe. Les murs étaient hauts, voûtés, couverts de niches où dormaient des manuscrits, des pierres gravées, des rouleaux entassés dans des housses de lin. Une lampe à halo lent diffusait une lumière douce, couleur ambre, qui n’éclairait pas tout à fait le fond de la pièce.
Et dans cette ombre, quelqu’un l’attendait.
Un homme, debout, les bras croisés dans la profondeur d’une alcôve. On ne distinguait ni son visage, ni la couleur exacte de sa robe. Mais il émanait de lui quelque chose de fixe, comme une statue qui aurait oublié d’être de pierre.
— Tu es Elom ? demanda-t-il sans élever la voix.
Elom hocha la tête.
— Approche.
Il avança, prudemment. Les lampes semblaient reculer au fur et à mesure de ses pas. Lorsqu’il fut à quelques mètres, le frère sortit enfin de l’ombre. Il était vieux, mais droit. Ses yeux, petits et brûlants, semblaient avoir vu trop de signes pour encore cligner.
— Voici ta tâche.
Il désigna une table de pierre aux bords polis. Au centre était posée une boîte cubique, scellée par un filigrane de cuivre. Autour de la boîte, un cercle était gravé dans la table, comme une protection, ou une retenue. À côté, un registre vierge et un stylet de fixation.
— Chaque jour, tu viendras ici. Tu ouvriras la boîte. Tu regarderas ce qu’elle contient. Et tu écriras ce qui a changé.
Elom fronça les sourcils.
— C’est tout ? Je dois… juste regarder dedans ? Et noter ?
Le frère acquiesça.
— Avec précision. Rien d’autre. Ne touche pas. Ne pense pas trop. Ne dis rien, si tu peux.
Elom s’approcha de la boîte. Elle semblait banale, mais il sentit comme une tension dans l’air autour d’elle. Un bourdonnement à peine audible, une hésitation de l’espace.
— Et… à quoi ça sert ? demanda-t-il.
Le frère resta silencieux un instant, puis répondit :
— Tu veux savoir à quoi sert cette tâche ? Je vais te le dire. Il y a dans ce lieu des objets, des fragments, des restes verbaux que personne ne sait plus lire. Ce ne sont pas des artefacts au sens classique. Ce ne sont pas des outils, ni des livres, ni même des archives. Ce sont des choses oubliées, dont le Verbe refuse de se fixer. Des fragments d’un langage plus ancien que notre grammaire, peut-être plus ancien même que notre monde.
Il s’avança dans la lumière, lentement, comme lesté par ce qu’il allait dire.
— Nous ne les copions pas. Nous ne les analysons pas. Nous les observons. Chaque jour, quelqu’un vient, ouvre la boîte, regarde ce qu’elle contient, et écrit ce qu’il voit, ce qu’il sent, ce qu’il comprend — même s’il ne comprend pas tout. Ces objets réagissent. Parfois, ils changent de forme. D’autres fois, ils influencent les mots que tu poses sur le papier.
Il montra la boîte.
— Ton rôle, Elom, c’est de consigner les changements. Pas de les comprendre tout de suite. Pas de les traduire. Simplement de noter. Ce que tu vois. Ce que tu ressens. Ce qui se transforme. Ce qui te traverse. Et ce que l’objet semble te dire — même dans le silence.
Elom ouvrait grand les yeux. Il déglutit.
— Mais… pourquoi ne pas faire ça avec des savants ? Des Porteurs, ou des Verbo-Lecteurs ? Pourquoi moi ? Je ne suis même pas bon avec les mots.
Frère Solance sourit. Son regard était clair maintenant, presque limpide.
— Parce que les savants cherchent à savoir. Et que cet objet, comme d’autres ici, ne veut pas être su. Il veut être accueilli. Il veut être regardé par quelqu’un qui ne cherche rien, sauf la présence. Quelqu’un qui accepte de ne pas savoir. Tu ne maîtrises pas bien les mots ? Tant mieux. Tu ne viendras pas ici avec des intentions. Tu viendras avec des mains ouvertes.
Il posa une main sur la table, juste à l’extérieur du cercle.
— Nous appelons ce travail l’écoute silencieuse. Et ceux qui s’y consacrent, les scribe-veilleurs. Il ne s’agit pas de contrôler, mais d’accompagner. Le Verbe, lorsqu’il se replie, laisse des échos. Ce que tu écriras ne servira pas à comprendre aujourd’hui. Mais un jour, peut-être, ce que tu notes permettra à d’autres de suivre le fil d’un Verbe en exil. Tu écriras pour les jours qui viendront.
Elom avait le souffle court. Quelque chose, en lui, se tendait vers cette tâche, malgré la peur.
— Et si je me trompe ? Si je note mal ? Si je projette ?
— Alors l’objet réagira. Il corrigera. Tu le verras. Ou tu ne le verras pas. Et ce sera encore juste. Ici, l’erreur est un chemin. Rien de ce que tu écris n’est définitif. C’est pour cela que tu écris sur ces feuilles-là : elles gardent la mémoire des changements. Elles ne fixent pas mais elles accueillent.
Elom regarda le pupitre, le stylet, la boîte au cœur du cercle.
— Mais… combien de temps je dois faire ça ? Chaque jour ?
Frère Solance pencha la tête.
— Le temps qu’il faudra. Peut-être un jour. Peut-être un an. Peut-être jusqu’à ce que tu comprennes pourquoi tu es là. Ou jusqu’à ce que l’objet cesse de parler. Mais tu n’es pas prisonnier. Tu viens aujourd’hui. Tu écris ce que tu peux. Et demain, si tu ne veux pas revenir, tu n’auras pas à le faire. Je te le promets. Et je le dirai moi-même à sœur Lanta.
Il tendit la main vers Elom, une main fine, tavelée, calme.
— Essaie. Juste aujourd’hui. Puis tu décidera.
Solance le regardait avec une attention étrange. Comme s’il percevait en Elom quelque chose qu’il n’arrivait pas encore à nommer. Il hésita un instant à dire autre chose. Puis se ravisa.
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