Chapitre 15 Partie 2 : La toile sous le Verbe

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Elom voulait fuir, mais il n’y avait nulle part où aller. Le quartier se repliait sur lui-même. Des cris sourds s’élevaient, mais n’étaient pas portés par l’air — c’étaient des résidus de langage, des phrases mortes, des mots sans porteurs. Elom avait fui l’épicentre, traversé la cour fracturée, les cris des enfants réversibles, les visages qui saignaient des lettres, et s’était replié contre un mur effrité. Son souffle court, il sentit le monde peser sur sa nuque.

Et c’est là qu’il le vit. Lige. Accroupi, exactement à sa hauteur. Immobile. Présent comme s’il avait toujours été là. Les yeux sans pupilles mais profonds. La silhouette faite d’un fil continu, comme dessinée d’un seul trait par une main fatiguée.

Il parla. Le timbre résonna en Elom avant qu’il ne le perçoive. C’était une voix sans son, mais dense. Une voix ancienne, grave, voilée, faite de souffle et de sens. Elle semblait appartenir à la mémoire du monde, et traverser le corps d’Elom sans sa permission.

Et Elom parla aussi. Non en français. Non en syntaxe. Dans une langue inconnue, sans consonnes. Il répondit en une suite de voyelles douloureuses, une plainte longue, entrecoupée de respirations tremblantes.

— Je ne veux pas. Je ne veux pas être ça. Je veux… vivre. Juste vivre. Être. Parler sans que les mots se cassent. Aimer sans effondrer le monde. Oublier sans conséquences.

Des larmes chaudes coulaient. Il ne les sentait même pas. Puis il frappa du poing contre la dalle craquelée, une poussière de syntagmes s’envola. Du sang perlait de ses phalanges.

— Tu entends ? Je ne suis pas un scellement !

Lige ne bougea pas. Pas un muscle. Pas un clignement. Puis, dans un souffle plus grave encore, plus profond, il murmura :

— Ceux qui tiennent le seuil ne le choisissent jamais. Ils ne l’apprennent qu’au bord. Quand le sol tremble et que le langage se brise. Quand il n’y a plus personne d’autre pour rester debout.

Il s’approcha encore.

— Écoute ton nom. Tu l’as toujours porté. Il t’a précédé. Il t’a protégé. Il est ta seule armure. Yodrah.

Elom tressaillit. Le nom entra comme une onde de chaleur dans la colonne vertébrale. Mais au lieu de le rassurer, il l’enragea.

— Non ! cria-t-il. Tu crois que ton nom, parce qu’il vient de plus loin que moi, m’oblige ? Tu crois qu’il me définit ?

Il se releva, chancelant, face à Lige.

— Yodrah… je ne veux pas de ton nom. Je ne veux pas de cette histoire. Je veux être Elom. Juste Elom. Pas un seuil. Pas un lieur. Pas un mot sacré !

Lige inclina la tête. Non pour désapprouver. Mais comme s’il recevait la colère sans la juger. Et doucement, il répondit :

— Tu es Yodrah. Tu es celui qui se tient entre. Pas pour ton salut. Pour celui des autres. Pour celui du monde. Tu n’es pas le lien. Tu es ce qui tient le lien. Ce qui résiste à la rupture. Tu es le nœud oublié. Tu es ce que Babel a perdu.

Elom tomba à genoux. Il sanglotait. Mais ce n’était plus un enfant en pleurs. C’était un être scindé, partagé entre refus et nécessité. Lige s’agenouilla à son tour. Et, posant deux doigts contre son front :

— La fracture sait ton nom. Elle t’attend. Non pour te briser. Mais pour être refermée par toi. Le réel souffre autant que ces gens qui s’effritent.

Puis, dans une dernière pulsation, il posa deux doigts sur le front d’Elom :

— Tu es né pour ça. Pas comme une fin. Comme un passage. Comme un chant retenu. Le dernier lien entre le langage et ce qu’il protège.

Et il se dissout. Sa silhouette se fragmenta en mots non-dits, en lumière douce, en poussière de lettres silencieuses.

Elom resta à genoux. Il ne pleurait plus. Mais son corps tremblait. Yodrah. Ce nom résonnait en lui comme une corde tendue à la limite de la rupture. Et alors il comprit.

Ce n’était pas une destinée. Il était le sujet d’une phrase plus vieille que lui. Une phrase qui n’avait pas encore fini d’être énoncée. Enfin, quelque chose s’ouvrit en lui. Un souvenir. Ou non — un souvenir qui n’était pas le sien. Une vision. Incomplète. Tachée d’éclats blancs.

Il vit une dalle éclatée. Une fissure dans l’air, fine comme une coupure. Et un cri. Pas un cri d’effroi — un cri d’apparition. Une femme au visage effacé, à genoux, les bras tendus vers une chose au sol. Un nourrisson. Nu. Sanglant. Entouré de lumière douce de bougies. Les gens autour ne parlaient pas. Ils avaient perdu les mots. Ils faisaient des gestes, des signes — mais aucun son ne passait.

Et lui — l’enfant — n’avait pas pleuré. Il regardait droit devant lui, les yeux grands ouverts, le souffle silencieux. Puis l’enfant dit. Dans une langue sans consonne. Un fracture émergeât du vide. Il avait surgi dans l’intervalle. Entre deux phrases. Entre deux lieux. Puis le lieu changeât. Une rue, une petite place, cinq personnes qui l’entourent, et Lige érigé en protecteur. Puis la vision se ferma.

Elom chancela. Il comprit. Il n’était pas né. Il s’était dit. Issu d’un mot brisé. D’un syntagme ouvert. Né d’une fracture. D’un trou dans le monde. Apparu là où le Verbe s’était effondré. Et nommé après. Par nécessité.

Orvain se tenait au bord du périmètre. Le sol vibrait sous ses bottes. Derrière lui, les deux Arpenteurs l’observaient en silence. L’un d’eux tenait une plaque de stabilisation entre les doigts — mais elle n’émettait plus rien. La fracture avait dépassé les seuils de résonance. Le silence de la scène était saturé. Les sons eux-mêmes hésitaient à se manifester.

Et soudain, Orvain le vit. Elom. Un peu à l’écart. Agenouillé contre une bordure de trottoir effondrée. Les épaules voûtées. Les bras inertes. Et devant lui… quelque chose. Quelqu’un.

— Par les sept modes… , souffla l’Arpenteur derrière lui.

L’être accroupi devant Elom n’était pas flou. Il n’était pas net non plus. Il était réel d’une autre manière. Comme s’il appartenait à la scène… par erreur. Ses contours pulsaient très légèrement. Son dos était penché, ses mains immobiles. Il semblait parler. Mais aucun son ne sortait. Orvain plissa les yeux. Elom… répondait. Mais pas dans une langue qu’il connaissait. Pas même du vocabulaire inconnu. Non. C’était autre chose. Une suite de souffles, de voyelles flottantes, de respirations articulées mais sans structure.

— Il parle… dit l’autre Arpenteur.

— Ce n’est pas du Langage Stable. Ni même du marginal. Ça ne passe pas par le phrasique.

— Je ne comprends pas ce que je vois. , avoua Orvain.

Il avança d’un pas. La sensation qu’il avait n’était pas celle du danger. C’était celle de la transgression. Il assistait à une scène qui n’aurait pas dû exister.

Puis, le Luide — car c’en était un, il n’y avait plus de doute — posa ses deux doigts sur le front d’Elom. Et à ce moment précis, l’air oscilla. Pas une onde, mais un changement de grammaire. Les glyphes de stabilisation au sol tremblèrent. Un oiseau, suspendu au fil d’un balcon disloqué, tomba sans cri. L’un des treuils syntaxiques se coupa net, comme si son câble avait été mordu. Et alors… Le Luide disparut. Ni dans la lumière. Ni dans l’ombre. Il cessa d’être vu.

Elom resta là, à genoux. Ses mains posées sur le sol. Le dos courbé. Mais il ne tremblait plus. Orvain n’osa pas s’approcher. Quelque chose avait changé. L’un des Arpenteurs murmura, comme s’il formulait l’impossible :

— Il vient de recevoir un Nom. Pas un nom administratif. Un Nom vrai.

Orvain ne répondit pas. Mais au fond de lui, quelque chose vibrait. Une peur indéfinie. Pas pour Elom. Pour ce qu’il devenait. Et la fracture, au loin, semblait battre Comme un cœur,

qui attendait d’être fermé.

Il se releva lentement. Il avait le souffle saccadé et les yeux rougis, mais dans ses gestes, plus aucune hésitation. Il essuya ses larmes d’un revers de manche, mais elles ne cessaient pas de couler. Ce n’étaient plus seulement des larmes de peur ou de colère. C’étaient des larmes de perte. Ce qu’il avait été jusqu’ici, Elom, n’existait déjà plus.

Ses pieds craquèrent sur des fragments de mots brisés. Des restes de noms oubliés. Des morceaux de phrases éventrées. Et devant lui, la fracture l’appelait.

— Elom !

La voix d’Orvain claqua derrière lui. Brutale. Autoritaire. Presque désespérée.

— Elom, arrête-toi ! Tu ne peux pas y aller ! Ce n’est pas ton rôle ! Ce n’est pas toi !

Mais Elom n’arrêtait pas. Chaque pas résonnait comme un glas. Alors Orvain courut. Il le rattrapa. Il lui saisit le bras avec force, violemment, dans un réflexe de tuteur, d’homme qui veut encore croire qu’il peut protéger. Et alors, Elom se retourna. Lentement. Ses yeux, encore humides, croisèrent ceux d’Orvain. Mais il n’y avait plus ni enfant, ni peur. Il y avait une certitude verticale.

Et il parla. Les mots ne vinrent pas par la bouche. Ils glissèrent de lui. Un souffle. Un son nu. Une langue sans consonnes ni syntaxe. Comme si la gorge ne formait plus, mais dévoilait. Et Orvain comprit, par choc, par impact dans la chair :

— Lâche-moi. Laisse-moi y aller.

Sa main se desserra d’elle-même. Son propre corps, obéissant à une grammaire plus ancienne, n’avait eu d’autre choix. Il voulut se rattraper, reprendre prise. Mais déjà Elom se détournait.

— Non… non non non, Elom ! cria-t-il, la voix brisée. Tu ne sais pas ce qu’elle est ! Cette fracture va te prendre ! Elle va te broyer ! Tu n’as pas à le faire ! Tu n’es qu’un enfant !

Elom ne ralentit pas.

— Par pitié… je t’en supplie…

Orvain sanglotait. Il se relava et courut, les yeux embués de larmes. Ses jambes s’arrêtèrent net. Son torse se plia en deux. Il tomba à genoux. Derrière lui, un Arpenteur s’était effondré contre un mur, l’œil vitreux. Et devant lui…

Elom passait le seuil. La fracture palpitait. Une déchirure noire et grise, mouvante, comme du papier trempé, comme un tissu tremblant au vent d’un autre monde. Elle s’ouvrait et se refermait par spasmes, tel un diaphragme malade. Quand Elom leva le pied pour entrer, la lumière se courba autour de lui. Un vent sans air souffla vers l’intérieur. Puis, il passa. Son corps se vrilla, son ombre se cassa, et il disparut. Et le monde se tut.

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