Le trésor

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Faute de mieux, il installa son paludisme et ses morpions, chez sa mère. Sa génitrice était une basse bougresse bâtie comme un tonneau, surmontée d’un chignon grisâtre. À la fin de la guerre, un empressé, un soldat dont il ne sut jamais avec certitude s’il était américain ou allemand, apprenant qu’elle était grosse de ses assiduités un rien insistantes, avait pris la tangente dans la marine marchande. Pour échapper au qu'en-dira-t-on dénonciateur de son village, elle s’était installée à Lille, fille-mère. Bien modestement, elle avait alors gagné sa vie en qualité de couturière. Elle trottait du matin au soir dans son minuscule logis. Meubles et tissus étaient systématiquement astiqués, nettoyés, reprisés. Avec la musique à fond. Charles Aznavour, Enrico Macias, Dalida, Claude François remplissaient tonitruamment ce tout petit logement, ajoutant au sentiment général d’asphyxie. Jacques avait tout fait quelques années plus tôt pour échapper à cette vie étriquée, à ce décor rempli de bibelots naïfs, de napperons brodés. Des études, réussies plus ou moins brillamment, mais il avait obtenu ses diplômes, c’est ce qui comptait après tout. Puis il était parti à l’armée, deux ans à Berlin. Après ses classes à ramper dans la boue froide sous la pluie et la neige en hiver avec ses camarades, ce fut la vie de caserne, longue et ennuyeuse. Ils sortaient parfois en ville, en groupe de bidasses partageant la mauvaise bière, les claques et les méchants coups. Il eut droit à quelques mises aux arrêts pour être rentré à la caserne, rond comme une queue de pelle, insultant tout et tout le monde. La jeunesse passa ainsi péniblement. Elle s’acheva lorsqu’il fut promu au grade de sergent à quelques semaines de la quille, le dernier de sa promo.

Une fois accompli son service national, grâce au petit pécule constitué, il put partir en vacances à la Baule, un mois. Il y rencontra Annie, serveuse dans un café-restaurant et fille d’épiciers. C’est un rien hâbleur et vantard, à la Bébel, son idole, qu’il la courtisa à grand renfort de bouquets et de cornets de frites sur la plage au couchant du soleil. Au même moment, son nouveau boulot au Service des eaux, en Afrique, venait d’être accepté. Tout naturellement, ils se marièrent et partirent dans la foulée à l’aventure, comme au cinéma. Lui heureux de découvrir enfin un paysage grandiose à respirer à pleine âme, prendre son indépendance et construire sa vie avec Annie, sa jolie.

Tout cela était derrière lui désormais. Il se retrouvait à la case départ, quinze ans plus tard, renouant avec cette odeur d’encaustique, de naphtaline, de cire et de javel de son enfance. Et toujours la musique ou la télé aussi forte, peut-être même plus, à plein volume, sa mère devenant un peu dure d’oreille. Mais il ne disait rien, rompu intérieurement et en proie à ses crises paludiques. Dans un maigre sursaut d’estime, il tenta de remettre en état sa vieille 103 SP, en vain. Il l’abandonna dans la cave humide, entre odeur de pisse froide, moisissure et seringues, définitivement. Pendant quelques mois, il se laissa vivre, n’osant pas toucher une bouteille d’alcool, écoutant la radio du matin au soir, cherchant à se séparer définitivement des hôtes indésirables qui le démangeaient au bas-ventre. Son traitement à la quinine assourdissait un peu ses fièvres. Sa mère acceptait sa réacclimatation apathique, trop heureuse de retrouver son petit gars. Il avait dû vivre tant d’aventures extraordinaires en Afrique ! Elle ne connaissait rien de ce continent en dehors de ce qu’elle avait pu lire dans son atlas, souvenir d’école de quand elle était petite fille. Elle avait été émerveillée par tous ces sauvages vivants quasiment nus. Pourtant, il n’avait rien ramené de là-bas, sauf quelques balles d’AK-47 qui s’étaient fichées dans les murs de sa maison et dont il ne parla jamais à sa mère, pour ne pas l’inquiéter. Elle rouspéta alors un peu de ne pas avoir eu au moins un petit souvenir après tout ce temps qu’il avait passé en Afrique noire.

Par relation, sa mère lui dénicha un poste de gardien de parking, de nuit. Avec un salaire somme tout décent, il put bientôt mettre suffisamment de sous de côté pour bénéficier d’un studio dans une barre HLM un peu miteuse, mais pas loin de son travail. Il pouvait s’y rendre à pied. Tout était réuni dans un rayon d’un ou deux kilomètres, périmètre où le bitume se grêlait de nids de poule, le béton gonflé d’humidité comme une éponge éclatait en épaufrures et les fers s’oxydaient patiemment en interminables traits rougeâtres suintant le long des façades. L’appartement de sa mère n’était ainsi qu’à un petit quart d’heure de marche. C’est lui qui venait le plus souvent pour lui apporter son linge à repasser ou bien quelques provisions emballées dans les sachets en plastique à anses de la supérette. Un Félix Potin devenu Prisunic, puis Monoprix. Sa mère, risquant à tous les moments une mauvaise chute, ne sortait désormais que très rarement. La faute au pavage dangereusement anfractueux du mail qui passait à travers le centre commercial, impraticable pour une vieille dame. Plus tard, il récupéra la vieille 4L du travail, fatiguée et rouillée, mais qui le dépannait. Il échappait aux tumultes des hommes dans son parking au ciel bas de béton gris. Il ne partait pas en vacances. La seule fois où il avait essayé, le soleil lui était devenu insupportable, trop chaud, trop éclatant, trop aveuglant, lui rappelant trop cette crapularde d’Annie. Il était rentré plus tôt que prévu, content finalement de retrouver son univers clos, enfermé dans sa guérite de tôle et de verre, trop chaude en été, trop froide en hiver.

Il parvenait à oublier dans ce parking et pour de longues heures atones les cieux trop bas de l’hiver qui lui plombait le moral. Il devinait seulement s’il pleuvait en regardant la carrosserie des voitures, perlées ou non. Il ne voyait, pour ainsi dire pas passer les saisons. Les Gitanes sans filtre et les flasques de whisky à bas prix lui suffisaient pour supporter le temps devenu comme visqueux. Quelques livres France Loisirs garnissaient petit à petit son gourbi sur des étagères sans caractère. Pour autant, il ne savait plus abuser comme autrefois de l’alcool, comme s’il ressentait en lui un frein intérieur, rétif désormais à tout excès, sentant comme un danger latent dans l’ivresse. Les pots avec les collègues ou les invitations chez les voisins le voyaient partir juste suffisamment imbibé, dans un raisonnable que tout le monde appréciait. Ce gars savait boire, mais sans débordement. Ça le rendait juste un peu moins taiseux, moins solitaire. Presque plus chaleureux.

Il passait parfois ses jours de congés assis à lire sur un vieux banc de granito grisâtre. Le banc, de guingois, penchait un peu à cause des racines des arbres, gonflant le bitume à gros gravier qui ne demandait qu’à se déliter. L’herbe misérable peinait à exister malgré quelques pissenlits et quelques trèfles coriaces. La boue collante, les trous masqués par des flaques plombées et traîtresses, les racines glissantes à fleurs de macadam et les gravillons accrochaient constamment les semelles rendant la marche pénible, abîmaient les souliers. Tous ces écueils traîtres, qui môme lui avaient valu tant de gamelles et de trous à son pantalon, éraflant sa peau, parfois très profondément, lui assurant de toute façon à chaque fois une correction bien sentie au martinet. Les gamins du quartier, d’année en année, dans une sorte de renouvellement continu, passaient toujours en criant, chahutant, s’écorchaient les genoux en braillant sans faire la moindre attention à sa silhouette de mélancolie. Ces deux mondes s’ignoraient. Dans le ciel continuellement gris et lourd, volaient des corneilles noires comme du charbon, graillantes, et il s’y découpait les silhouettes rognées et tordues des platanes. Sur le parking devant lui, quelques carcasses de voitures roussies.

Les années passèrent ainsi, à tenir son maigre appartement en rez-de-jardin et dont les deux fenêtres étaient empêchées et par des grilles et par des sapins, ce qui ne le changeait pas de l’atmosphère éteinte de son travail au fond. Il saluait ses voisins de palier qui bien poliment lui rendaient son bonjour. Tout le monde vieillissait, s’arrondissant du ventre, grisonnant des cheveux, toujours bien aimables dans les communs. Pourtant, lorsque la porte était close, ils s’engueulaient à grands cris jusqu’à tard le soir, les cloisons ne filtrant absolument rien de leurs éclats d’ivrognes. Parfois, des coups pleuvaient lourdement et les vociférations finissaient par s’arrêter laissant la place à des plaintes jusqu’au milieu de la nuit. Il essayait de monter le son crachotant de son petit transistor à piles pour couvrir leurs tumultes, leur corps-à-corps, les meubles qui tombaient et les cloisons qui vibraient sous les coups, transpercées par les sanglots. Jacques essayait de s’endormir quand même. Il le savait, pendant une semaine ou deux, il ne verrait plus sa voisine, cachant ses yeux pochés.

Et puis un beau jour, le voisin lui appris la mort de sa pauvre femme sans qui il ne serait plus rien, partie d’une attaque du cœur. Alors, pour débarrasser, et comme il savait que Jacques aimait un peu lire, il lui avait apporté tous les livres de sa pauvre femme, partie trop tôt. C’est ainsi qu’il se trouva être le récipiendaire, sans pouvoir vraiment lui refuser, de toute la collection Harlequin, empaquetée dans plusieurs cartons, une petite quinzaine, de cette brave femme supportant bien bravement les coups de gueule de son mari et les torgnoles, mais maintenant qu’elle s’en était allé, allait tant lui manquer. Il stocka chez lui ces livres. Il les lut, un par un, vidant petit à petit les boites pour les aligner sur ses rayonnages, jusqu’à déborder d’un peu partout, jusque sous son lit. Ce romantisme clinquant, dégoulinant et sirupeux, le surprenait. Avant de partir en Afrique, il se moquait plus ou moins mauvaisement d’Annie et de sa mère qui appréciaient tant ce genre de littérature. Tous ces romans-photos, ces soap-operas, étaient invariablement en quête du prince charmant. Comment sa mère, Annie, la voisine, et toutes les femmes du monde quoi, pouvaient-elles se faire avoir par cette délirante espérance d’une vie de princesse ? Il dévora tous ces romans idiots, jusqu’à la désespérance la plus complète.

Sa mère s’éteignit à son domicile, comme s’il s’était s’agit de son cercueil, ne lui laissant que de pauvres meubles fatigués, de pauvres photos jaunies qu’il s’empressa de vider dans la première décharge sauvage venue. S’il avait caressé l’ambition de reprendre le petit buraliste en bas de chez lui, il se révélerait que la succession de sa mère était par trop maigre. Sans compter que trimer plus péniblement, en sus au contact de la clientèle, le faisait réfléchir à deux fois. Le petit commerce, après un temps de vacances où les affiches sauvages fleurirent sur sa devanture, fut bientôt remplacé par un kebab. Il évitait instinctivement le bar-PMU où se retrouvaient les ouvriers et les chômeurs du quartier. Les engueulades, l’odeur de cigarette froide et des bières blondes, agissant sur lui comme un repoussoir. Son voisin, veuf désormais, l’invitait parfois pour la compagnie. Il se méfiait de son chat roux, une bête farouche et agressive qui ne manquait pas, à chacune de ses visites, de le griffer. Il lui rappelait en miniature le terrible fauve léonin entraperçu dans la brousse, irrémédiablement sauvage, indomesticable, comme s’il rejetait instinctivement le moindre apprivoisement, la moindre domination.

Son voisin était un ancien CRS dont les genoux avaient été fracassés dans une charge contre des mineurs en grève. Il était devenu prof de sport dans le collège du quartier. Cela expliquait ses sempiternels survêtements criards, ses chaussures de sport passées au cirage blanc et ce sifflet de chrome brillant attaché par une cordelette grisâtre autour de son cou gras de taureau, rougit et piqué de poils blancs. Son ventre replet ne permettait pourtant plus aucune illusion quant à ses aptitudes sportives. Et aucun d’eux n’avait d’enfant, l’un à cause de l’infertilité de sa femme, lui par choix inconscient et récalcitrant. Il n’avait pas voulu sortir de l’ombre, ni professionnellement, ni affectivement. Au début, il avait bien essayé les putes. Puis la lassitude de s’agiter et de venir dans un corps sans le moindre sentiment lui rappelait trop Annie, froide et distante. Et faire du plat dans les bals, renfermé comme il l’était, ne fonctionnait pas vraiment. Une ou deux nénettes un peu délurées l’avaient bien abordé. Il avait eu, comme ça, à la va-vite, de courtes aventures, peut-être justement les plus intenses de sa vie. Mais par crainte de s’engager dans une relation sérieuse, rien n’avait vocation à durer.

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