De l’être à l’hêtre
Ces derniers temps je m’éloigne. De tout. Tout ce qui touche à ma vie d’humain devient flou. Tout va bien… mais je m’éloigne.
Je prends mes distances, et ma désinvolture devient sans compromis. Claire comme de l’eau, pure comme du sable.
Je ne sais pourquoi, ces temps-ci c’est ainsi : j’ai comme l’impression de devenir un arbre.
Tout a commencé devant le poste. Fatigué, lassé par mon labeur, un moment est venu, j’ignore lequel, où mon esprit, soudain, est devenu sec.
Je suis resté des heures dans un monde merveilleux, d’une plénitude sans égal, devant un programme inconnu.
Ma femme m’a sorti de cet état de plus en plus végétal.
« Enfin, tu vas prendre racine ! »
Depuis, cette sentence résonne en moi. L’idée a germé, poussé, grandi.
Et depuis j’y prends goût. En toute occasion, je retrouve ce monde végétal. Cet univers sans joie ni peine, où les années passent comme des heures ou les heures comme des siècles. J’y suis vivant comme jamais.
Tout ce qui est chair se met à me peser. Respiration, battements de cœur, sensations, émotions. Tous ces poids me retiennent tels chaînes et boulets.
Mes besoins vitaux deviennent de vraies tortures. Pas à pas, peu à peu je m’éloigne encore.
Mon âme s’est trompée de cible : elle visait une plante, elle est tombée sur un os.
Il est temps de rectifier le tir : je pars en forêt.
La marche est lente, rien ne presse. Chaque nouveau pas prend plus de temps que le précédent. Ici, pour la première fois de ma vie je me sens chez moi, en mon élément. Ici où aucun patron, aucune épouse, aucun ami ne viendra me chercher. Les oiseaux ne s’y trompent pas, je les frôle sans qu’ils ne s’envolent.
Ça frémit sous ma peau, je sens mon corps creux et vide se remplir de sève. Plus un pas.
Mes doigts s’affinent et deviennent feuilles, mes bras s’écorcent et deviennent branches.
Mes pieds deviennent racines, c’est comme si mon corps s’enfonçait dans le sol. En fait, ce n’est pas comme si : il s’enfonce pour de bon.
Relié au ciel et à la terre, comme si j’étais moi-même un peu l’un et l’autre. Exquise sensation… Je profite des quelques émotions, encore vaguement humaines, qui me restent à vivre. En souvenir. Mais les quitte sans regret.
Tout mon être se dresse. Je lève les bras (mais sont-ils encore des bras ?) vers les nuages. Ils ne redescendront plus. Plus jamais : ça y est, je suis devenu arbre.
Lequel ?
Un hêtre, peut-être. Un arbre ignore le nom dont l’humain l’a affublé.
Ecorce lisse, tronc droit, bois aux mille teintes.
Cette illumination que recherchent les moines bouddhistes, la voici en moi.
Vingt-huit disques sous ma peau d’écorce témoignent des années passées à attendre ce moment béni. Et tant à vivre encore, des siècles entiers sans doute.
Calme, serein, apaisé.
Aucune sensation, aucune émotion : vivant. Vivant, tout simplement.
Annotations
Versions