Chapitre 1 - Une ouverture
Il ne me reste que six mois avant la cérémonie : la Nuit de l’Héritière.
C’est l’un des rituels les plus anciens de la lignée Noctis. Il permet de révéler le potentiel magique de chaque jeune femme et de désigner celle qui deviendra la prochaine matriarche. Les épreuves ont été transmises de génération en génération, et mère, Ruth, en est aujourd’hui la gardienne.
Notre héritage est lourd. Il remonte à Dame Audrey, la plus grande sorcière de notre lignée. Elle a réussi l’impossible : faire tomber amoureux d’elle Helrath, le dieu de la mort. De leur union est né un pacte sacré, un transfert de pouvoir unique. Mais leur histoire s’est mal terminée.
Pour la punir de sa trahison et de sa manipulation, Helrath a maudit notre sang : désormais, seules les filles héritent du pouvoir sacré. Les garçons, eux, meurent jeunes.
Et moi... je n’ai toujours aucun pouvoir.
Je vois bien que la situation stresse tout autant mère, qui compte énormément sur moi. Car on le sait : si je n’ai pas de pouvoir d’ici six mois, et que — par miracle — je parviens à m’entraîner à temps, la lignée des Noctis sera sauvée. Sinon, le pouvoir ira dans l’autre branche : les Clairval.
Cette branche de la famille est puissante, et elle attend son heure depuis des années. Elles entraînent leurs filles chaque année pour être les meilleures. Jusqu’à présent, les Noctis ont toujours réussi à les battre. Mais cette fois… j’ai bien l’impression que je n’y arriverai pas.
Je me retrouve face à Jade, ma cousine. Une si belle femme blonde, adorée de tous, et en plus, puissante comme jamais. Elle a le don de m’énerver avec sa fausse gentillesse excessive, comme si on pouvait être aimable avec tout le monde, tout le temps.
Comme tous les “blonds” de cette famille, elle est parfaite — aussi glaciale qu’un iceberg. Mais si brillante qu’on lui pardonne tout.
À cause de la tension entre nos deux branches, il n’y a jamais rien eu de sain entre Jade et moi. On m’a appris à la détester. Et elle aussi.
Notre destin est de nous affronter lors de la cérémonie, et cette fois… c’est cette branche qui ont l’avantage.
Ce serait une première depuis l’apparition de nos pouvoirs que les Noctis deviennent faibles.
Notre lignée est pure et forte : nos pouvoirs sont puisés directement dans la puissance du dieu de la mort, ce qui nous permet de manipuler les âmes, la magie noire et celle de l’ombre.
Contrairement aux Clairval, dont les pouvoirs proviennent de la lumière.
Cette puissance nous enferme dans la solitude, dans la quête de pouvoir et de conservation du rang.
J’ai longtemps douté d’appartenir à cette famille, car je n’ai pas de don de magie.
Mais je ne peux pas le nier : je ressemble à mère.
Comme tous les Noctis, nous avons les cheveux d’un noir intense, une peau qui tire sur le gris et des yeux perçants.
— Regina ! Il faut qu’on parte, on va être en retard !
C’est tante Perrine qui m’appelle. Mère lui a confié la mission de m’envoyer chez mon arrière-tante, Lilith, pour essayer de débloquer mes pouvoirs.
Mère doit vraiment être désespérée pour demander de l’aide à Lilith… Mais en soi, c’est la seule personne ayant connu Audrey encore en vie dans cette famille. Le dernier espoir qui me reste.
— J’arrive, tante Perrine !
Je me dépêche de ranger ma chambre. Je ne peux pas me permettre de partir d’ici sans cacher mes devoirs avec Lilith. Elle m’aide à développer ma seule compétence : la médiumnité.
Ce don est une insulte pour mère. Il ne sert à rien. Et si jamais elle découvre que je m’entraîne à ça plutôt qu’à éveiller mes pouvoirs… Je préfère ne même pas imaginer ce qu’elle pourrait me faire.
Je traverse la chambre et rejoins le couloir qui dessert toutes les pièces de la maison — sauf celles de mes frères, Tommy et Sullivan. Eux vivent chez notre père depuis leur naissance.
Je repense à eux, à leurs rires sur les marches du grand escalier, à nos jeux. J’étais déjà la rebelle de la fratrie, celle qui voulait sauter du plus haut possible pour qu’ils me rattrapent.
J’entends les ongles de ma tante Perrine taper contre la rampe. Le bruit me sort de mes pensées.
Je sais qu’elle se fiche de ce rendez-vous — il ne la concerne pas. Mais elle a des obligations envers mère. Elle ne peut pas fuir.
Perrine est née sans pouvoir. La première, avant moi, dans toute la lignée des Noctis. Et bien sûr, elle a hérité du rôle de paria.
Je crois sincèrement qu’elle a de l’affection pour moi. Elle comprend ce que je vis. Elle sait ce que c’est que de porter les attentes d’une famille qui rejette ce qu’elle ne contrôle pas.
Mais elle déteste cette famille, ces traditions, cette loyauté forcée à laquelle elle est encore tenue.
Je descends les marches en courant et l’embrasse sur la joue pour la surprendre.
Perrine a un père humain. Elle a hérité de sa chaleur, de sa douceur. Se glisser dans ses bras, c’est comme trouver un refuge. J’apprécie beaucoup ces moments-là entre nous.
— On t’attend que toi, tante ! Dépêche-toi.
Je parviens à lui sourire. Je suis la seule à m’adresser à elle normalement, comme à un être vivant, à mon égal.
Je suis née première fille unique de mère. J’ai de la chance. C’est pour cela qu’on me respecte.
Perrine, elle, est née sans pouvoir, avant même la naissance de mère. Elle est devenue invisible dès l’instant où mère a développé ses pouvoirs.
Elle risque le même sort que Lilith : être effacée. Toutes deux sont esclaves de nos traditions.
C’est aussi pour elles que je veux devenir l’Héritière : pour pouvoir briser ces coutumes, et libérer mes tantes.
- S’il te plaît, Regina, sois sérieuse. Ta mère tient vraiment à ce rendez-vous. Et je n’ai pas envie d’en payer les pots cassés…
À l’instant où Perrine prononce cette phrase, un frisson me parcourt.
Personne n’a envie de se frotter à mère. Et encore moins moi, si c’est pour voir Perrine en subir les conséquences.
- Ne t’inquiète pas, je suis totalement sérieuse !
Nous nous dirigeons vers le grand salon familial, toujours aussi vide. Pour être honnête, il ne sert presque jamais. Cette pièce est immense, prête à accueillir toute une famille entière, et elle est toujours vide, remplie de poussière. Il y a cette cheminée qui n’a pas été allumée depuis si longtemps. Mère n’étant presque jamais présente, nous passons peu de temps ici. Elle n’a jamais pris le temps de décorer la maison. Depuis le départ de mon père — bien avant ma naissance — rien n’a bougé. Pour dire, nous n’avons même pas de rideaux, et pourtant, aucune lumière n’ose pénétrer dans cette pièce. Elle est comme isolée du reste du monde.
Perrine s’avance vers le gramophone. C’est notre portail pour aller chez grand-tante Lilith. Nous devons l’activer pour nous rendre dans sa maison. Elle installe le disque dans l’appareil et me lance un regard pour savoir si je suis prête. Je hoche simplement la tête.
J’aime bien aller chez grand-tante. Elle vit encore dans l’ancienne demeure de Dame Audrey : une superbe maison de maître victorienne, un peu vieillotte mais pleine de charme.
Dès les premières notes du disque lancé par Perrine, nous sommes transportées. En un battement de cœur, nous voilà dans le salon de Lilith.
L’odeur d’encens au patchouli m’enveloppe aussitôt.
Malgré les volets toujours fermés, cette maison est chaleureuse, accueillante. Mon regard balaie rapidement la pièce à la recherche de Karma, le chat de grand-tante, et de Lilith elle-même.
Mais pour l’instant, je ne vois qu’un salon rempli de livres empilés depuis des siècles… et ce gigantesque tableau de Dame Audrey, accroché juste au-dessus de la cheminée.
Son regard est toujours aussi perçant.
Il me donne des frissons.
— Bonjour Lilith, nous sommes arrivées.
Celle-ci apparaît soudainement dans le salon. J’ai beau savoir que c’est un fantôme, ça me surprendra toujours. Elle prend directement sa forme humaine pour nous accueillir dans ses bras : c’est la femme la plus souriante de notre branche, toujours là pour nous aider. Malgré le fait qu’elle soit coincée ici pour l’éternité, elle n’a jamais perdu sa joie de vivre.
— Bonjour, j’espère que vous avez fait bon voyage.
Son étreinte dure toujours un peu plus longtemps avec moi. J’aime beaucoup ma tante ; c’est comme une seconde mère. Et je sais que ça lui fait sincèrement plaisir de me voir à chaque fois. Je suis persuadée que nous sommes les seules à lui rendre visite.
Elle me prend par le bras et m’emmène directement dans son bureau ésotérique. Qu’est-ce que j’aime cet endroit ! On s’y sent tellement bien, entourées de pierres, de livres magiques et de cette table de communication avec les morts.
Lilith se retourne vers Perrine, un brin perplexe.
— Tu restes ? Ce n’est pas que ta présence me dérange, tu le sais bien, mais j’ai besoin de me concentrer sur l’énergie de notre petite Regina.
— Non, Lilith, ne t’inquiète pas, mais j’aimerais rester dans le jardin. Ça m’évite d’utiliser à nouveau ce transporteur…
Elle lui sourit et lui montre la porte du jardin, puis revient rapidement en fermant la porte pour que nous nous retrouvions seules. Le transporteur rend toujours malade Perrine, elle doit reprendre ses esprits.
— Est-ce que tu as pu t’entraîner sur les leçons de médiumnité que je t’ai passées la dernière fois ?
— Oui, mais sans surprise, je n’arrive pas à entrer en communication avec Dame Audrey.
— Moi non plus, et c’est bien ça qui est étrange. C’est comme si elle avait totalement disparu, je n’arrive même pas à sentir son énergie.
— Dans ce cas-là, comment faire ? Je suis désespérée, grand-tante. La cérémonie est dans six mois, Jade a pris conscience de son plein pouvoir.
Je me redresse assez rapidement pour me retrouver face à ma tante, et j'entends la voix de mère me murmurer : "L'échec n'est pas une option." Il faut absolument comprendre ce qu'il se passe, pourquoi Perrine et moi-même n'avons pas de pouvoir.
— Regina, j'ai une idée, mais elle n'est pas sans danger.
Elle se rapproche de sa vieille bibliothèque et cherche un ancien livre que j'avais déjà vu auparavant, sans jamais y prêter attention. Elle le pousse devant moi et me montre un chapitre : In Memoriam Tempore.
Je prends le livre devant moi pour lire ce chapitre, et je comprends assez vite où Lilith veut m’emmener. Ce sortilège me permettrait de voyager dans le temps et de remonter jusqu’à mon ancêtre, Dame Audrey, pour obtenir des explications.
Sauf que c’est un sort interdit. Nous n’avons pas le droit de modifier le passé, sinon il peut y avoir des conséquences atroces dans notre présent.
— Je ne comprends pas pourquoi tu me montres ça. C’est interdit, tu le sais bien.
— À une exception près : que tu sois accompagnée par un Gardien du Temps. Il protégera le passé et empêchera toute modification importante pour notre monde.
— Mais ? Parce que oui, c’est trop facile... Tu peux me donner les conditions ?
— Simplement qu’il accepte. Et ce ne sont pas les êtres vivants les plus… aimables, on va dire. Laisse-moi m’occuper de cette partie, je trouverai un moyen !
Je me demande encore pourquoi tante Lilith se donne autant de mal pour moi. Je la regarde, perplexe, refermant le livre avec rapidité et le mettant en sécurité. Que je veuille des réponses, ok, mais pourquoi est-elle aussi investie ?
— Je te rappelle, Regina, que j’arrive à lire en toi vu que nous sommes reliées par le don de médium. Et pour être transparente avec toi, je ne comprends pas où est ma mère. Et ça m’inquiète. Elle devrait pouvoir venir quand je l’appelle, et je n’ai aucun retour. Elle n’a jamais été la mère la plus tendre, mais son silence est étrange.
Elle se met à regarder son reflet dans le miroir, le regard perdu dans le vide. Je vois bien que cette histoire l’inquiète, et que Lilith en sait beaucoup plus qu’elle ne veut nous dire.
Elle se retourne vers moi, reprend son plus beau sourire chaleureux, comme pour me rassurer.
— Ce soir, c’est Sabbat. Ta mère m’a demandé de l’organiser ici avec les Clairval. Est-ce que tu veux bien m’aider avec les potions ?
L’information a du mal à être digérée. Comment ça, un Sabbat avec les "blonds" ? Ce serait une première depuis des années… Et ils ont accepté de venir ici ? Sans chantage ? Sans menace ? Qu’est-ce qu’elle fabrique, mère ? Ce n’est pas dans ses habitudes d’inviter cette branche pour les sabbats, encore moins dans la demeure de Lilith.
— Désolée, grand-tante, je suis déstabilisée par cette nouvelle. Mais oui, bien sûr que je vais t’aider. Est-ce que mes frères peuvent être présents, vu qu’il y aura la famille Clairval ?
— Tu sais bien que ce n’est pas possible. Ta mère nous l’interdit.
En même temps… qu’est-ce qu’elle nous laisse faire ? Avec ses traditions rigides et ses obligations archaïques, mes frères Tommy et Sullivan ont toujours été exclus. Les seuls garçons depuis des générations. Les premiers-nés de mère, en plus de ça. Elle n’a jamais su leur pardonner. Une "erreur de la nature", comme elle ne cesse de le répéter.
Je n’arrive pas à comprendre comment elle peut être aussi détachée de ses propres fils. Certes, ils ont grandi chez notre père, mais jusqu’à mes douze ans, on se voyait souvent. À mes anniversaires, je les invitais régulièrement à la maison, on jouait ensemble pendant des heures…
J’adorais ces moments, juste nous trois, sans magie, sans héritage.
Mère a tout fait pour nous séparer, mais on a gardé une complicité incroyable. Grâce à Perrine, on échange encore par courrier de temps en temps. Je ne la remercierai jamais assez pour ça.
Tommy et Sullivan sont si compréhensifs. Jamais ils ne m’ont reproché les préférences de mère, ni mes soi-disant privilèges de "fille Noctis". En vérité, ce sont surtout des punitions déguisées.
Mère est dure. Trop dure.
J’ai de la "chance" dans mon malheur : elle est pratiquement absente toute l’année à cause de son statut de matriarche. Mais depuis que je m’approche de mes dix-huit ans, elle revient plus souvent. Elle s’inquiète — pas pour moi, mais pour elle.
Ce serait un échec cuisant pour elle d’avoir engendré une fille inutile.
Alors elle s’est mise en tête de me traîner de spécialiste en spécialiste, à la recherche de ce qui cloche. Malgré ma fatigue constante, je dois fournir trois fois plus d’efforts que n’importe quelle héritière.
Je ne prends même plus la peine de cacher ma déception. Je soupire, lasse, et m’affale sur le canapé. À peine suis-je assise que le chat de Lilith saute sur mes genoux.
Lui aussi, c’est un fantôme. Il a appris à se matérialiser quand il a envie de câlins. Et moi, je profite de ce petit réconfort comme d’un trésor.
— Regina, on peut les faire monter à l’étage, si tu veux… Je ne peux pas faire mieux, tu le sais. Là-haut, personne n’y va. Même ta mère n’y met jamais les pieds. Aucune chance que les Clairval montent fouiner.
Je me lève d’un bond. Le chat glisse de mes genoux et me souffle dessus — je sais que je vais le payer, il est très susceptible.
Je me jette dans les bras de Lilith, et elle me serre fort. Je sens son sourire dans notre étreinte, comme une chaleur qu’on croyait perdue.
Lilith est vraiment la plus douce de toute cette famille. Parfois, je me demande comment c’est possible qu’on ait le même sang.
— Merci… merci, grand-tante. Tu ne peux pas imaginer à quel point ça me fait plaisir.
Trois ans que je n’ai pas vu Tommy et Sullivan. Ils ont dû tellement grandir…
Annotations