Ateus

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« On peut savoir pourquoi tu fuis, Ateus ? »

Le ton d’Elvire ne laissait aucun doute. S’il disait ou faisait un mot de travers, la moitié du mobilier de la cuisine allait exploser. Et Betta avait beau être à l’origine de la situation, elle préférait tout de même ne pas avoir à sortir les bandages à cette heure-là. Elle était bien placée pour savoir que les pires blessures étaient celles qui ne se racontaient pas. C’est pourquoi, pour leur sécurité à tous, elle récupéra la table et la tira sur plusieurs mètres, ainsi qu’à peu près tous les objets potentiellement dangereux, que ce soit en un seul morceau ou en plusieurs.

De l’autre côté de la pièce, où il n’y avait plus rien, Elvire, Ilphas et Ateus se regardaient en chats de faïence. L’espèce de créature noire aux cheveux dorés était trempée de sueur et les deux autres se demandaient bien ce qu’il pouvait cacher pour fuir aussi vite. Il leur avait pourtant déjà expliqué tout ce qu’il y avait à savoir sur lui, il n’avait aucune raison de fuir Betta.

N’est-ce pas, la Voix ?

Je suis un narrateur, pas une voix.

Si tu me caches des choses, tu es une Voix.

Si je suis une voix, tu es folle, Elvire.

Si tu me caches des choses en espérant que je ne remarque rien…

Moi, cacher quelque chose ?

Oh, je ne suis pas inquiète, Ateus crachera le morceau. On sait tous qu’il ne sait pas mentir, de toute façon.

Certes. Mais je ne trahis pas ceux dont je raconte l’histoire.

Et quand tu as craché son prénom ? Ce n’était pas une erreur ?

Je ne répondrai pas à cette question. Et d’ailleurs, reprenons. Enfin, reprends, parce que sinon tu n’auras jamais la réponse à ta question. Je dépends de vos actions à tous, je te rappelle. Je ne peux pas narrer dans le vide.

« Alors, Ateus ? Tu as quelque chose à dire, non ? »

Ilphas ne digérait pas la tentative de fuite. Il y avait une personne qui l’avait poussé à révéler la vérité contre son gré, et si cette personne s’avérait en plus être un menteur… Elle n’allait pas passer un bon quart d’heure.

Le Prophète se retourna, évitant de croiser le regard du nain, et lança un coup d’œil suppliant au Chevalier Rubis.

« Betta, s’il vous plaît, vous ne pouvez pas faire ça…

— Je fais ce que je veux. Et crois-moi, c’est une vengeance à la hauteur des tourments que tu m’as fait subir ! D’ailleurs, je ne fais pas ça uniquement pour moi. Je fais ça parce que tout le monde a le droit de savoir avec qui il s’embarque dans des aventures absurdes. Alors ? La vérité ? »

Il déglutit. Baissa la tête. Finit par soupirer, longuement.

« Ils vont me haïr, Betta. Surtout Elvire. Si elle apprend la vérité…

— Assume. Si vous en êtes aux équipes de réparation, tu n’en es pas à trois mots près. Parle, et prépare-toi à en subir les conséquences.

— Si tu me promets de ne pas ébruiter la nouvelle.

— Laquelle ?

— Disons… Toutes ?

— Ha ! On verra ça, mon cher. Et puis, si ce n’est pas moi, d’autres se feront probablement un plaisir de le faire… Alors parle et qu’on en finisse. »

Il soupira. Puis il releva la tête, croisa le regard fixe et menaçant d’Ilphas et évita les yeux jaunes d’Elvire qui semblait désormais vouloir lui sauter à la gorge.

Ce n’est pas…

Ignorons ses protestations, et laissons à l’intéressé le droit de s’exprimer.

Mais…

Tu voulais des réponses ? Alors écoute-les.

« Ateus n’est pas tout à fait mon vrai prénom. Et j’espère que vous vous en doutiez, mais Bobarcel non plus. »

Il laissa son regard flotter sur l’assemblée et tomba des nues. Il entendit définitivement Ilphas murmurer quelque chose qui ressemblait à un « Il a sérieusement cru que c’était passé ? », mais ce n’était pas le pire. Elvire en était tombée à la renverse et Betta préférait ne pas savoir ce qu’il se passait dans leurs têtes. Ou en l’occurrence ce qui ne s’y passait pas.

« Il se trouve… que… Non mais Betta, ils ne vont pas me croire. Ils ne vont pas me croire et je vais passer pour un imbécile.

— Ne t’inquiète pas, tu ne feras pas pire qu’eux, déjà. Et puis au pire, je saurai quel nom donner à votre groupe dans mon planning.

— Je ne… Et s’ils me croient ?

— Hmm… Pas convaincue. Mais on verra si tu arrives à faire ça.

— Très bien. Alors. Comment, fit-il très bas et en prenant une grande inspiration, oubliant qu’il parlait à voix haute, je vais arriver à me faire comprendre de ces deux imbéciles ? La logique ne marchera probablement pas, mais peut-être que dans deux mois ça fera sens… De toute façon je n’ai plus le droit de leur mentir, maintenant. Surtout face à quelqu’un qui sait. »

Il s’éclaircit la gorge. Jeta un regard en biais à l’héroïne. Soupira encore. Secoua la tête. Mais s’exécuta.

« Je suis le Dieu des Prophéties, le Grand Seuta. Ateus, Seuta, vous voyez ? C’est moi. Le Dieu des Prophéties. En personne. »

Un ange passa. Il sentait les regards toujours fixés sur lui. Personne ne bougea. Personne ne dit rien. Comme s’ils attendaient quelque chose. L’autorisation de rire, peut-être.

« Je vous promets ! C’est moi ! C’est pour ça que je sais depuis le départ qu’Ilphas est un nécromancien ! C’est ma faute si Elvire n’a pas de prophétie, j’étais persuadé qu’elle faisait partie de la prophétie de ses parents, je n’ai pas vérifié à sa naissance, et maintenant… Je le regrette. Je le regrette, parce que je n’ai pas pris la peine de vérifier quelque chose et que je me retrouve à improviser, en personne, pour rattraper mes propres erreurs. Oui, j’ai probablement mal choisi mon équipe pour une mission cruciale. Oui, je dois m’excuser, Ilphas, Betta, les prophéties sont obscures et injustes, elles créent des monstres et en sauvent d’autres, condamnent des innocents et encensent ceux qui ne le méritent pas. Je le sais. Une prophétie est partiale, inutilement complexe et joue avec la vie des gens impunément. Je m’en excuse. Ça ne changera rien à la réalité, mais vous savez au moins que tous les Dieux ne sont pas aveugles sur leurs impacts sur vos vies.

— Mais ça n’empêche que vous n’essayez pas de changer ça, releva Betta, les sourcils froncés et les poings serrés. Vous brisez des vies, vous nous forcez à faire le sale boulot sans bouger de vos Cieux, alors vos excuses, hein, vous pouvez…

— Betta, oui, je sais, la coupa-t-il à mi-voix, le regard fuyant. Je comprends. Quoi que je dise, aucune explication ne pourra justifier l’importance des prophéties sur vos vies. Je le sais. Seulement, si j’en venais à simplement… arrêter d’envoyer des visions, toutes les sociétés qui se sont créées autour de ce système s’effondreraient irrémédiablement. Et ce n’est pas le moment pour ça. Vous avez tous entendu parler de ce qu’il s’est passé, dans les plaines du Leverstrand. Les pluies inarrêtables, les héros et ceux qui se sont improvisés sauveurs, et le malheur qui s’est abattu sur ces terres. Même chez nous, ça a fait beaucoup de bruit. On est nombreux à avoir décidé de voir ça par nous-même et de venir vous prêter main-forte. C’est pour ça que je suis là. Parce que la situation est plus critique que vous ne le croyez, par notre faute, et que nous devons prendre nos responsabilités et venir vous aider à réparer nos bêtises. Ce n’est pas juste. C’est notre faute, ce n’est pas à vous de payer le prix de nos erreurs. Mais seuls… Nous ne sommes pas assez forts. »

Elvire, Ilphas et Betta le regardaient en silence. La demie-lézard tremblait. Elle tremblait de colère. Elle tremblait de douleur.

J’ai attendu toute ma vie qu’un Dieu me dise quelle était ma valeur. Quel était mon destin. Et cette confiance, cette chose qui paraissait naturelle pour tous les autres, m’a écartée du monde. J’ai été la risée du monde à l’école, je me suis attiré les regards en coin, les moqueries dissimulées, je me suis torturé l’esprit, j’ai questionné mon existence, tout ça pour un oubli ? Une négligence ? Ma vie ne rimait à rien parce qu’il avait présumé que je faisais partie de la prophétie de mes parents ? Et il se prétend divin ?

Elle s’avança, prit le Dieu par le col et le regarda droit dans les yeux. Son regard aurait été noir s’il n’avait pas été jaune. Ses pupilles fendues reflétaient un visage résigné, qui savait pertinemment ce qui l’attendait, pour se l’être imaginé des milliers de fois sous différentes versions. Il en avait forcément anticipé au moins une qui se réaliserait.

Oui. Il en avait anticipé une qui se réaliserait. Plusieurs même. En fait, une bonne partie de celles qui n’impliquaient pas sa mort directe se bousculait directement dans l’esprit de la demie-lézard. Elle les aurait toutes mises à exécution de suite si elle n’avait pas eu l’alcool somnolant. La fatigue l’envahit soudainement et elle se laissa tomber par terre, faute de chaise.

Il n’y avait pas besoin d’être grand pour vouloir faire payer à un Dieu ses erreurs. Le nain trahi par son destin se débrouilla très bien pour le faire tomber, l’immobiliser et lui coincer le dos en quelques secondes seulement en appuyant au bon endroit. S’il devait être le méchant de l’histoire, au moins il saurait pourquoi, et il en serait fier. Il tenait à savoir pourquoi il faisait les choses, même si c’était égoïste. Même si c’était aussi pour Elvire.

Betta n’intervint que pour l’empêcher de le blesser plus gravement et les sépara d’un coup de couteau rapide et précis. Elle n’ignorait pas que le conflit ne s’achèveraient pas sans une action rapide, elle se saisit d’une louche et l’asséna sur la tête du nain, puis lança un dernier regard à Ateus, haussa les épaules et sortit de la pièce.

Elle n’avait plus qu’à aller se coucher.

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