Une heure miroir

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- Oh, il est trois heures trois, je dis, la voix un pâteuse. Tu sais ce que ça veut dire ?

J’ai accepté la proposition d’Ange. Et je crois que j’ai carrément bien fait.

- Non, dis-moi tout.

- Ma sœur dit que c’est des heures miroir. Genre vingt heures vingt, quatre heures quatre. Et c’est un message des anges.

Je rigole en me rendant compte que c’est son prénom.

- Des anges ? il demande, intrigué.

- Quand elle voit des heures comme ça, elle dit que les anges lui font passer un message.

Il tourne la tête vers moi, ses yeux sondant les miens.

- Et ils disent quoi, là ?

Je me mords la lèvre en réfléchissant.

- Qu’on passe un bon moment, je crois.

- Alors je suis d’accord avec les anges.

- Logique.

Je rigole à nouveau.

Il est trois heures trois, et je n’ai toujours pas croisé Lucas. Bon, c’est pas comme si je le cherchais, mais je pense pas que je lui manque trop, donc c’est pas grave. On est descendu pour aller se chercher à boire, et on a trouvé à boire. Deux bouteilles étaient cachées, on s’est dit qu’il valait sûrement mieux que les autres ne les boivent pas, ou ils finiraient tous dans l’état d’Axelle, alors on s’est barrés par la porte de derrière, et on s’est assis dans le jardin, derrière un petit buisson aux fleurs toutes rouges.

Ange est un mec super sympa. Je suis à l’aise avec lui. Ce qui est plutôt rare. Il est drôle, et il a un joli rire, alors moi aussi je suis drôle avec lui, pour pouvoir l’entendre. Je comprends qu’il ait beaucoup d’amis. Lui, il ne comprend pas pourquoi j’en ai que deux.

- Wouah, mais elle est déjà vide, je dis en tenant la bouteille devant moi.

Je ne tiens pas bien l’alcool, c’est un fait, et deux personnes pour une bouteille, c’est peu. Je vois flou, mais je tiens debout. Ou assis, plutôt, puisqu’on ne s’est pas encore levés. Le temps est passé vite, et on entame déjà la deuxième bouteille. De temps en temps, des gens sortent dans le jardin, pour fumer, se rafraichir ou vomir. Et on les regarde. Ange les reconnait quasiment tout le temps, mais il ne m’abandonne pas pour aller les retrouver, il reste avec moi. Il est vraiment sympa.

- J’arrête de boire. Je te laisse le reste de la bouteille, c’est cadeau, je souffle en m’allongeant dans l’herbe fraîche.

- Comme c’est généreux, me répond-il en buvant encore une gorgée.

L’alcool fait effet sur lui aussi, mais pas au même niveau que moi. Je le regarde boire, sa silhouette tanguant un peu à travers mes yeux d’ivrogne. Soudain, son visage se tourne vers moi, et il porte un doigt à son oreille, pour me faire signe d’écouter :

- Dis-moi que tu connais, ou je t’abandonne comme tes autres potes.

Je fausse une moue indignée avant de tendre l’oreille pour reconnaître la musique, et l’intro de Freaks me parvient.

- C’est ça, ta musique préférée ?

- Elle est géniale ! Allez, maintenant tais-toi et danse.

- Je…

Il fronce les sourcils, debout devant moi. A quel moment s’est-il levé ? Il tend une main pour que je l’attrape, et il m’aide à me lever. Je trébuche en me mettant sur pieds, et il me rattrape par le coude pour que je ne tombe pas. Un sourire éclairant son visage, il commence à entonner les premières paroles, en me prenant par la main pour me faire tourner comme une fille. Je rigole, marchant à pas incertains sous l’effet de l’alcool, et quand la voix se tait pour laisser place aux instruments seuls, il me lâche les mains et ferme les yeux en s’agitant dans tous les sens, sous mon regard. Je rigole quand il se calme et se rapproche de moi, fredonnant toujours l’air de la musique. On reste comme ça, l’un près de l’autre, debout, sans vraiment danser, mais pas immobiles. Je regarde ses yeux qui me fixent, et je remarque une nouvelle fois à quel point ils sont clairs, même dans la nuit. Je plisse les miens pour l’observer, et me rends soudain compte à quel point je suis proche de lui, ce qui est bizarre et me fait paniquer. Je recule d’un pas au moment où des cris se font entendre près de la maison, et Ange se retourne pour voir ce qui se passe.

- Bien sûr que non ! On vient d’en parler toute la soirée, Juliette, pourquoi je ferais ça ?!

Ma mâchoire se décroche, et ma conscience quitte doucement son état d’ivresse. C’est Lucas.
Ils en sont seulement à la phase dispute ?

- Je t’ai vu, Lucas ! Oh, et puis c’est toujours pareil, j’en ai marre, répond Juliette en faisant demi-tour pour rentrer dans la maison, laissant Lucas seul dans le jardin.

- C’est ça, barre-toi !

Il donne un coup de pied dans le vide, avant de se retourner et de m’apercevoir. Son visage passe alors de la colère à la surprise :

- Oh, Jules ! Je pensais que t’étais parti !

- T’avais gardé tes clés, et j’allais pas te déranger avec Juliette…

- Ouais, je suis désolé pour ça. Tout allait bien, mais elle a cru que je draguais une autre fille, et elle a pété un câble.

Je suis à peine étonné, ce genre de trucs arrive toutes les heures avec eux deux, leur engueulade post-réconciliation est juste arrivée plus rapidement, cette fois-ci. Je hoche la tête, sans savoir quoi dire. Etrangement, je n’ai pas envie de présenter Ange à Lucas. J’aurais aimé que Lucas redescende plus tard, en fait. J’aurais voulu qu’il nous laisse plus longtemps. Mais tant pis.

- On s’en va ? me demande Lucas. Quasiment tout le monde dort déjà, donc…

- Ouais, ouais, je te suis.

Je me retourne vers Ange, qui a l’air d’attendre quelque chose, les sourcils froncés, et je lui adresse un sourire contrit avant de repartir dans les pas de Lucas. Après avoir récupéré nos affaires, sur la route du retour, Lucas me demande :

- C’était qui, le mec avec qui t’étais ?

- Oh, juste un gars que j’ai rencontré dans le jardin.

Je repense à Ange et au fait que grâce à lui, j’ai passé une super soirée et pas d’horribles heures à attendre Lucas dans la salle de bain, et je m’en veux de le faire passer pour « juste un gars ». Mais sans trop savoir pourquoi, une part de moi ne veut pas parler de ça aux mecs. C’est peut-être parce que j’ai pas vraiment d’autres potes à part eux, je sais pas.

On arrive chez Lucas en quelques minutes, et on ne met pas beaucoup plus de temps à se changer et se coucher. A peine allongé, Lucas s’endort, mais pas moi. Je me sens encore bizarre après cette soirée, c’est peut-être le fait d’avoir dégrisé en deux secondes, ou ma culpabilité envers Ange. Pour être honnête, la seconde option est beaucoup plus plausible, et pour apaiser ma conscience, je me saisis de mon téléphone et fait un tour sur Instagram, à la recherche d’un Ange auprès de qui m’excuser d’être parti comme un voleur. Mais rien. Je ne trouve aucun mec aux cheveux en bataille et aux yeux très clairs qui se prénomme Ange. Je soupire, pose mon téléphone sur le côté et ferme les yeux. Tant pis. Je chercherai demain.

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