La pension de l’Aiguamoll

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Le vestibule de la pension donnait sur une grande salle qui devait servir de salle de restaurant. De larges fenêtres s’ouvraient sur la nuit et l’orage. Valentine m’entraîna vers la cuisine en ramassant au passage un journal oublié sur une table. La cuisine était spacieuse, éclairée par un néon dont la lumière crue me surprit. Devant une cuisinière assez grande pour contenir deux fours se tenait une femme, ma grand-tante Judith. Elle avait à la main une cuillère en bois qu’elle posa près d’une casserole fumante. Elle s’essuya les doigts sur le tablier blanc qui ceinturait sa taille encore fine. Elle avait dû être très jolie quand elle était jeune. Les traits fins de son visage étaient à peine ridés. Elle avait les cheveux ramassés dans un chignon qui lui donnait un air sévère, mais ses lèvres pulpeuses et sans artifice adoucissaient cette impression. Ses yeux clairs m’étudiaient sans se détourner. Elle était moins spontanée que sa sœur et garda une légère distance pour m’accueillir. Elle semblait attendre que je m’approche d’elle pour m’embrasser, mais je ne fis aucun effort et ne bougeais pas. Elle s’approcha de moi doucement, avec une grâce naturelle qui donnait l’impression qu’elle glissait sur le carrelage. Elle tendit sa main comme pour me caresser la joue, mais je la saisis brusquement et la serrais fermement. Je n’allais certainement pas me laisser impressionner par son allure distinguée. Je n’oubliais pas ce que ma grand-mère m’avait raconté sur elle. À la fin de la guerre, après la libération du village par la Résistance, Judith avait été arrêtée et traînée sur la place du village où elle avait été tondue. Entre le jaune de la lâcheté et le brun de la collaboration, mon portrait de famille avait une teinte sinistre.

Judith me dit quelques mots, mais je ne les entendis pas. Un éclair assourdissant fracassa la nuit et nous arrosa de sa lumière métallique alors que le néon s’éteignit.

— Celui-là n’est pas tombé loin ! s’écria Valentine.

— Prends les bougies dans le placard, je sors les bougeoirs.

Les deux sœurs disposèrent les chandelles sur la table au milieu de la pièce et je restais le cœur battant près de la porte. Un homme venait d’entrer dans la cuisine. À la lumière vacillante des bougies, je reconnus Jean, mon grand-père. Il avait gardé la même stature que sur la photo de leur mariage que Thérèse gardait sur sa table de nuit. Il me regarda sans rien dire, ses yeux bleus impénétrables posés sur moi me donnaient la sensation d’être une proie devant un vieux chat. J’attendis une saillie de sa part, quelques mots acerbes pour me faire sentir que je ressemblais trop à ma grand-mère et que je n’étais pas la bienvenue.

— Enfin te voilà Maïa petite, murmura-t-il d’une voix grave un peu éraillée.

Après toutes ces années à attendre cet instant, j’étais paralysée. J’avais imaginé plus de mille fois cette rencontre. Elle aurait dû être violente et dure comme une lame de couteau. Je devais lui dire toute ma colère, ma haine envers lui pour les souffrances qu’il avait infligées à ma pauvre Mamie Thérèse. Je devais lui cracher dessus, le gifler, le griffer, l’obliger à me dire qu’il était un être monstrueux et que Thérèse ne méritait pas sa cruauté. Au lieu de cela, je n’arrivais pas à faire un geste, le corps pétrifié et la poitrine trop lourde. J’avais honte de ma faiblesse. Elle déshonorait ma grand-mère.

Un homme suivait mon grand-père. Il était maigre et décharné. La peau parcheminée par les années.

— Maïa ! Ma petite Maïa ! s’écria-t-il en bousculant maladroitement mon grand-père et en me prenant dans ses bras. Que tu as grandi ! Que tu es jolie ! Laisse-moi te regarder. Tu as les yeux de ta mère. Comment va-t-elle ? Cela fait si longtemps que je ne l’ai pas vue !

Un sifflement fluté saccadait ses paroles et ses mains tremblaient terriblement en serrant les miennes. Je sentais ses os anguleux sous sa peau fine et une sorte de chaleur. Une chaleur douce et apaisante.

— Simon, arrête de la secouer comme ça, tu vas l’affoler, le sermonna gentiment Judith en lui prenant les épaules. Et puis tu sais que ce n’est pas bon pour toi de t’énerver comme ça.

Elle le fit s’assoir à la table et garda ses mains sur ses épaules quand elle me le présenta.
— Simon est un très bon ami de la famille. Il nous fait le plaisir de rester vivre avec nous même si la pension est fermée maintenant. Je suis certaine que ta mère a dû te parler de lui.

Luna avait dû essayer de m’en parler, mais à chaque fois qu’elle lançait le sujet de sa famille, je quittais la pièce. Mamie Thérèse m’avait simplement dit que Simon était un pauvre hère qu’elle avait recueilli par pitié et qui payait sa chambre à la pension en rendant quelques menus services. Elle lui avait sûrement évité de finir seul dans la rue.

Mon grand-père ne m’avait pas quittée des yeux. Il fit les quelques pas qui nous séparaient avec la souplesse d’un félin. Je pouvais sentir sa force malgré son âge et cette espèce de magnétisme sensuel qui avait conquis le cœur de Thérèse. Si elle avait détesté ses belles-sœurs, ma grand-mère adorait son mari. Elle était tombée amoureuse de lui dès leur adolescence. Elle était intarissable pour me parler de lui, de sa beauté sauvage et énigmatique qui faisait chavirer toutes les filles de la région. Son charme naturel rehaussé par une réserve surprenante pour un garçon tel que lui, lui avait fait tourner la tête quand elle avait quinze ans et l’amour qu’elle lui portait n’avait pas faibli depuis, malgré les années et les trahisons. Et il avait été un héros. À seize ans, il entrait dans la résistance avec son père, le gendarme Matoll. À dix-huit ans, il avait tué un soldat allemand et il s’était enfui pour rejoindre l’armée française libre en Afrique. Il avait voulu protéger l’honneur de sa sœur Judith qui fricotait avec l’ennemi. La mort du capitaine de la Wehrmacht aurait pu prendre une tournure dramatique, car les Allemands voulaient faire un exemple et massacrer la moitié du village si le coupable ne se dénonçait pas. Un jeune curé, nommé dans la paroisse juste avant le début de la guerre, se sacrifia pour sauver le village en se livrant à l’officier en charge. Personne n’était dupe sur les raisons de son geste, mais les agents de la Gestapo le crurent. Il fut envoyé dans un camp de concentration avec une famille juive arrêtée en même temps que lui.

Je n’arrivais pas à comprendre comment, alors qu’elle s’était mariée avec l’homme de sa vie, ma grand-mère avait pu être aussi malheureuse par la suite. Que s’était-il donc passé pour que mon grand-père change son attitude vis-à-vis d’elle ? De l’époux aimant, soucieux du bien-être de sa femme et de sa fille, réussissant un parcours politique sans fautes, il s’était métamorphosé en un bourreau froid et cruel. Pendant des années, Jean imposa à Thérèse une guerre du silence inflexible, lui refusant jusqu’à la moindre parole de réconfort même lorsqu’elle tomba malade peu de temps avant de mourir. Ma pauvre grand-mère vécut solitaire au milieu de sa belle-famille sans comprendre la haine dont elle était l’objet. N’avait-elle pas soigné mon arrière-grand-mère quand ses propres enfants la négligeaient ? N’était-ce pas elle qui avait réussi, malgré les années difficiles de la guerre, à nourrir toute leur famille et à préserver leur honneur mis à mal par les comportements de Judith et Valentine ? Plus tard, elle fit tourner la pension de façon qu’ils puissent tous vivre à ses crochets. Pourquoi mon grand-père l’avait-il torturée ainsi alors qu’elle n’avait jamais cessé de l’aimer et qu’elle était prête à tout lui pardonner en échange d’un simple mot ? Thérèse était morte, épuisée par un amour stérile. Et Jean ? Qu’est-ce qui pouvait changer un jeune homme à ce point ? Les effets de l’amour pouvaient être pires que ceux de l’acide sur un cœur éperdu et j’étais sûre alors que la vie était une hyène qui se repaissait des amours mortes.

Ce soir-là, alors que mon grand-père me serra dans ses bras avec délicatesse, j’avais brusquement envie de pleurer. Je frissonnais violemment et Valentine me tira doucement vers elle.

— Laissons-la respirer un peu, Jean. Cette enfant doit être fatiguée de son voyage et du changement d’altitude. Viens, Maïa, je vais te conduire dans ta chambre. Tu auras tout le temps demain de faire la connaissance des vieux sensibles qui vivent ici et de découvrir le village. Tu veux me suivre ?

Je hochais la tête. Valentine me délivrait d’un poids et j’avais hâte de me retrouver à nouveau seule. Je refusais de lui laisser porter mon sac et m’agrippais à la bride avec l’énergie d’un naufragé sur un radeau perdu sur l’océan déchainé. Ils me regardèrent tous sortir de la cuisine sans rien dire, déconcertés par mon attitude. Valentine me précédait avec une lampe à huile comme on pouvait en voir dans les vieux films. Elle ne ralentit pas quand un nouvel éclair embrasa devant moi l’image furtive de la Bête du film de Jean Cocteau. Je la suivais dans l’escalier fixant mon attention sur la lumière de sa lampe et évitant de regarder la pluie qui tombait contre les vitres dans le noir menaçant de la nuit dehors. Valentine s’arrêta devant une porte qu’elle laissa ouverte pour moi. Elle posa la lampe sur une petite table au centre d’une alcôve.

— Le lit est prêt et le matelas n’est pas trop mou. Le tapissier la refait la semaine dernière. Tu as des couvertures et des serviettes dans la penderie sur le mur de gauche où tu peux aussi installer tes affaires. Tu as une petite salle de bains juste à côté de la penderie, mais les toilettes sont au fond du couloir. Si tu as besoin de quelque chose, quoi que ce soit, je dors dans la chambre à côté de la tienne et Judith est juste en face. Depuis que la pension n’a plus de pensionnaires, nous occupons les chambres de l’étage. Ton grand-père est resté dans les combles. Simon, lui, dort dans une pièce derrière la cuisine. Il a de plus en plus de mal à monter les escaliers. Si tu as faim pendant la nuit, je pense que tu retrouveras la cuisine sans trop de difficultés.

Je restais au milieu de la chambre sans bouger, le sac encore à la main. Elle me regarda un instant comme si elle attendait une réaction de ma part.

— Bien. Je te souhaite une bonne nuit, ajouta-t-elle en allumant une lampe torche.

Elle disparut dans le couloir en fermant la porte derrière elle. Je me tournais pour observer un peu mieux la pièce. Elle sentait le savon et le vieux bois. L’alcôve avait une forme circulaire dont les murs avaient une série de fenêtres rectangulaires. Il y avait une petite table avec un napperon au crochet dessus et un fauteuil en cuir râpé. Un grand lit était collé contre des étagères avec ça et là des livres empilés et des bibelots décolorés que la lumière tremblante rendait laids. Je laissais tomber le sac sur le sol et m’asseyais sur le lit. Cette maison me donnait la chair de poule. Je n’avais pas été à la hauteur de ma colère et je me sentais frustrée et humiliée. La seule chose qui me réconfortait était que je n’avais pas une seule fois ouvert la bouche et qu’ils devaient se demander ce qui m’arrivait. Je m’en voulais beaucoup pour mon manque de réaction. Je m’étais laissé surprendre par leur lenteur et par cet orage qui n’en finissait pas et me mettait les nerfs à fleur de peau. J’enlevais enfin les écouteurs de mes oreilles. Je n’avais même pas allumé mon baladeur.

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