Ils viennent jusque dans vos bras

12 minutes de lecture

La nature est une chose étrange qui continue son cycle quoiqu’il arrive. La guerre éclate, les Hommes saignent et souffrent, mais le printemps succède encore à l’hiver et l’été vient ensuite sans que rien n’altère la marche des saisons. Dans les livres d’Histoire, les jours sont les dates de la chronologie. Le temps passe au-dessus des événements avec indifférence, le siècle se déroule et la page est tournée. Mais, le quotidien des gens qui vivent et meurent entre les dates qui font l’Histoire est constitué de matins, de jours et de nuits auxquels il faut bien faire face pour aller à demain. Se nourrir, se loger, vivre ou survivre devient le seul objectif de personnes, d’humains, qui pourraient être nous et que nous regardons trop souvent avec la longue-vue de notre époque.

Ainsi, malgré l’occupation allemande, la vie continuait au village toujours plus forte et tenace, entêtante. Le village poursuivait son histoire avec la peur glaçant le ventre et l’espoir tentant de le réchauffer. Les hommes et les femmes de la région apprirent à vivre avec la présence de l’occupant, comme un mal qu’ils ne pouvaient soigner et qui menaçait de les tuer sans prévenir.

Depuis leur installation en Cerdagne, des soldats patrouillaient sur la frontière en permanence, chassant les fuyards qui voulaient passer en Espagne. Les réseaux qui permettaient la fuite de résistants, de soldats alliés ou de familles juives avaient été créés avant la fin de la zone libre. Ils se développèrent à partir du mois de novembre 1942 avec l’arrivée de l’occupant. De faux malades envoyés de Marseille ou de Toulouse par de vrais médecins venaient soigner une tuberculose imaginaire dans les maisons de santé de Cerdagne où ils étaient protégés par la peur viscérale des soldats du troisième Reich des maladies contagieuses. Cachés dans les sanatoriums, les patients attendaient de pouvoir traverser la frontière avec des passeurs. Maintenant que la kommandantur avait installé ses quartiers dans la région, les réseaux de résistance étaient de plus en plus menacés. Pour préserver la sécurité de toutes les personnes qui participaient à l’évasion de prisonniers, de soldats alliés ou le trafic d’armes dont la Résistance avait de plus en plus besoin, elles ne se connaissaient pas entre elles. Les réseaux s’organisèrent autour des frères des communautés religieuses, des forces de l’ordre qui refusaient l’autorité du gouvernement de Vichy ainsi que toutes sortes de personnes. Certains étaient des combattants de la Liberté acharnés et intransigeants ou bien des révolutionnaires, des anarchistes espagnols, des patriotes français conservateurs ou peut-être des conservateurs patriotes et d’autres enfin étaient des opportunistes. Il y avait aussi de jeunes gens enthousiastes qui croyaient changer le monde sans avoir conscience du danger, alors que de jeunes filles éprises d’une indépendance nouvelle affichaient un fanatisme enragé pour montrer leur valeur aux hommes dominants. Surtout, il y en avait beaucoup qui donnaient un coup de main, ouvraient leur porte, donnaient un repas juste parce que c’étaient de braves gens.

Depuis la défaite de l’armée d’Hitler devant Stalingrad, les soldats dont la santé ne justifiait pas leur présence dans ce plateau préservé des violences effroyables de la guerre montraient un zèle particulier pour la surveillance de la frontière. Aucun ne voulait retourner vers un front où les combats faisaient rage. Alors, ils chassaient le résistant, le Juif ou le traître selon la formule du gouvernement de Vichy, avec une énergie proche de celle du désespoir. Ils étaient aidés par une partie de la population qui dénonçait et pointait du doigt le mauvais Français. Ceux-là étaient peut-être aussi nombreux que ceux qui résistaient. Il y avait ceux qui soutenaient le maréchal Pétain parce que c’était un héros de la Première Guerre dont l’âge garantissait la sagesse – ils étaient de moins en moins nombreux surtout depuis la mise en place du service de travail obligatoire ; ceux qui pensaient que les soviets étaient une plaie dont seul Hitler pouvait les protéger ; ceux qui n’aimaient pas les Juifs et les étrangers ; ceux qui étaient jaloux, rancuniers ou intéressés par les biens de quelqu’un ; d’autres avaient peur pour leur famille ou pour eux-mêmes ; il y en avait d’autres enfin qui étaient des opportunistes. Et entre grands courages et petites lâchetés, il y avait la majorité des gens qui essayait de rester vivante.

Le cours de l’Histoire aurait pu continuer ainsi dans le village avec cette fataliste hébétude si un événement dramatique ne vint troubler la torpeur dont les longues nuits froides de l’automne enveloppaient déjà les rues et les maisons. Cela devait être un matin de novembre 1943 lorsque la patrouille découvrit le capitaine Erhardt dans un champ en contrebas de la rue qui conduisait au sanatorium. Son corps avait été jeté par-dessus le muret et dévalé la pente avant de s’arrêter dans une pause grotesque contre le tronc d’un poirier, le crâne fracassé. Il y eut un affolement général dans le village. La Kommandantur sembla s’embraser d’un coup et tous les soldats et les membres de la Gestapo se ruèrent dans les rues du village et sortirent de leurs lits les habitants encore étourdis de la nuit pour les rassembler sur la place du village. Il y eut quelques mouvements de panique et des tentatives de fuite réprimées à coup de crosse, mais bientôt Léon Soubira, le maire, encore en pyjama, vit tous ses administrés se tenir derrière lui abasourdis par la violence des cris et les aboiements des chiens. Ils ne reconnaissaient plus dans ces soldats au regard dur ceux avec qui ils cohabitaient depuis des mois. Jaume vit le grand gaillard qui venait depuis quelque temps dans son étable pour l’aider au moment de la traite. Cela avait commencé un peu par hasard, alors que le type faisait sa ronde dans les rues du village avec son chien. L’animal avait sûrement flairé l’odeur du lait et il était entré sans faire de bruit, le soldat derrière lui. Jaume s’était arrêté de traire ses vaches et avait regardé l’intrus un peu inquiet malgré l’air bonasse de l’Allemand. Parfois, ces hommes pouvaient avoir des réactions inexplicables pour le simple plaisir de savourer leur pouvoir sur les autres. Mais, l’homme s’était installé dans un coin en silence et lui avait fait signe de continuer. Jaume avait haussé les épaules et poursuivit ses gestes lents sans plus lui prêter attention. Le soldat était revenu tous les soirs le regarder traire les vaches. Un soir, Jaume lui avait montré un tabouret dans un coin. Le soldat avait enlevé sa veste et roulé ses manches sur ses bras. Il avait une cicatrice qui ressemblait à celle d’une brûlure. Jaume ouvrit sa chemise et lui montra celle qui couvrait son torse. Le soldat hocha la tête d’un air entendu. Ils se comprirent sans se parler et leur étrange amitié fut scellée par leurs blessures de la Grande Guerre. Son sérieux, ses gestes sûrs et ses yeux pétillants d’une joie simple suffirent à Jaume pour comprendre que le type était aussi un paysan. Il le laissa faire et l’homme lui offrait des cigarettes et du chocolat. Ils prirent même l’habitude de fumer une tige ensemble. Ils ne se parlaient pas beaucoup, car l’Allemand ne connaissait que quelques mots de français, mais ça leur suffisait. Bien vite, cette relation devint suspecte aux yeux de beaucoup de gens. Mais là, devant l’église, entouré des autres soldats, son ami ne regardait pas Jaume et détournait les yeux. Jaume réalisa soudain qu’il ne connaissait de lui que son nom, Hans.

Jaume chercha dans la foule des visages hagards celui de Clément. Son garçon avait quitté la ferme la veille au soir et n’était pas rentré de la nuit. Le poids de Josette pendu à son bras le gênait. Le visage décomposé de sa femme exprimait une sourde peur, mais aucune larme ne perlait à ses yeux. L’arrivée du commandant Botdt sur la place fit taire les murmures d’incompréhension et les protestations du maire. Il monta sur le capot de sa voiture, toisa longuement la foule inquiète rassemblée devant lui. Lorsqu’il parla, chacun eut l’horrible sensation que sa vie dépendait des mots qu’il allait prononcer. Il s’exprimait dans un très bon français malgré un fort accent germanique. Il leur expliqua sans élever la voix que le corps du capitaine Erhardt avait été trouvé le matin même et qu’il voulait que le ou les coupables se dénoncent avant midi sinon il ferait fusiller dix individus pris au hasard dans le village. Il frappait nerveusement sa botte avec sa cravache. Il attendit de voir l’effet qu’il leur avait fait et fut satisfait du résultat. Sa menace pesa sur leurs épaules et leur fit courber le dos. Aucun n’osa lever les yeux vers lui. Les villageois se regardèrent interloqués ne sachant que faire. Personne ne savait de quoi parlait l’officier, mais ils se sollicitaient tous du regard en suppliant silencieusement les coupables de sortir du rang. L’air froid du matin leur coupait le sang et le silence qui suivit les paroles du commandant avait la consistance épaisse des glaces de janvier. Ils restèrent ainsi sans bouger, agrippés à leur vêtement dans un geste dérisoire de protection. Les plus chanceux avaient pu saisir un manteau avant de quitter leur maison. Tous tremblaient de froid et de crainte. Les soldats, l’arme prête, fermaient la place comme une mâchoire maintient la pièce de fer que le forgeron place dans le feu. Les villageois cherchaient désespérément une solution qui permettrait de mettre un terme à cette atroce attente. Certains commencèrent à murmurer qu’ils ne voulaient pas mourir à la place de quelqu’un d’autre. Ils cherchèrent dans un geste ou une attitude de leurs voisins, un signe qui leur permettrait de découvrir les coupables. Mais, ils avaient tous le même visage gris et le regard égaré de ceux que la terreur avilit.

De longues minutes s’écoulèrent sous cette chape de plomb. La panique les clouait au sol. Il leur semblait que leurs cœurs attendaient un signe pour se remettre à battre. Brusquement, les cloches de l’église se mirent à sonner l’heure explosant l’air au-dessus de la place. La foule sursauta d’un même mouvement et les soldats s’accrochèrent nerveusement à leurs armes. Un murmure de soulagement parcourut l’assistance. Le père Étienne sortit sur le parvis accompagné de Judith Matoll et du père Fernand. Un souffle d’espoir réchauffa la place. Le père Étienne allait les sauver, les villageois en étaient certains. Le jeune curé détacha doucement la main de Judith qui tenait son bras et sans un mot, confia la jeune femme au père Fernand. Le vieil homme voulut s’avancer, mais d’un mouvement de tête, il l’en dissuada. La foule s’ouvrit devant le père Étienne comme deux mains se séparent pour donner une offrande et apaiser la colère d’un dieu. Le jeune curé marcha de son long pas presque nonchalant jusque devant l’officier. De sa voix forte et rassurante, il s’accusa du crime sans en expliquer la raison. Le commandant surprit, ne le crut pas immédiatement. Soldats et villageois se retinrent de respirer, suspendant leur souffle à sa décision. Tous voulaient retrouver la quiétude feinte de la vieille, alors l’officier fit arrêter Étienne. Une vache appela au loin pour l’heure de la traite, un bébé pleura. Les villageois retournèrent à leur quotidien les jambes molles et le cœur défait miné par le sentiment qu’ils avaient frôlé une catastrophe. Personne ne fit attention au père Fernand, livide, soutenu par Judith. À moins que ce ne soit Judith qui était agrippée au vieil homme. Si quelqu’un s’était approché d’elle à cet instant, il aurait certainement vu qu’elle pleurait.

Le soir même, apparut dans un angle de l’église, dressé par les dames de la paroisse, un petit autel dédié au père Étienne. Les villageois admiraient sa bravoure et son abnégation, mais ils savaient le traitement affreux qu’il allait subir de la part de la Gestapo pour lui soutirer des renseignements sur la Résistance. Ceux qui l’avaient aidé ou accompagné dans ses missions priaient pour qu’il supporte la douleur avec courage. Le père Étienne ne dit rien. Il reconnut qu’il avait organisé le passage de la frontière pour des résistants du nord en fuite et des soldats alliés dont les avions avaient été abattus en France. Mais, il affirma qu’il avait agi seul. Le commandant Boldt désirait régler le plus vite possible cette affaire et retrouver le calme du village, alors, le père Étienne fut rapidement déporté quelque part vers l’Allemagne avec une famille juive qui se cachait dans une remise près de la pension et deux petits voleurs sans envergure. Certaines villageoises virent là un signe tangible de la sainteté du curé. C’est ainsi que son souvenir fut sanctifié. Il n’y avait pas une personne dans le village pour raconter une anecdote qui impliquait l’empathie du brave curé. On se souvenait en riant de son tempérament explosif et de ses sermons dynamiques pour remettre sur le droit chemin ceux qu’il appelait des chrétiens distraits. Des vieux exagéraient sa patience et ses dons de guérison, des femmes lui reconnaissaient un ou deux miracles, des hommes admiraient son courage et les jeunes gens se racontaient leurs mémorables parties de foot. Une fois les souvenirs embellis de telle façon que ceux qui se les remémorent préfèrent leur histoire à la vérité, il fallut bien trouver une explication à ce qui avait provoqué le départ du saint homme du village.

Ainsi, lorsque l’on découvrit que Jean, le fils du gendarme Matoll, et Clément le fils Llondres, avaient disparu, on commença à trier les pièces du puzzle. On ne les avait plus revus depuis la nuit du drame, cela ne pouvait pas être une coïncidence. Jean Matoll n’aurait pas abandonné le village sans une bonne raison. La première idée fut naturellement celle qui accusait Jean du crime, mais elle n’était pas satisfaisante, car il fallait un responsable tout de suite. On trouva un lien entre le capitaine Erhardt, un homme séduisant malgré son air cruel et son appartenance à la gent ennemie et Jean, un brave garçon du village. Ils vivaient tous les deux à la pension de l’Aiguamoll.

Les adages populaires sont souvent pris pour de la sagesse alors on chercha la femme. Et on en trouva une. On avait souvent vu la sœur ainée de Jean, Judith, accompagnée de ce capitaine allemand. Elle était une jeune femme bien élevée, mais elle prenait de haut les jeunes gens du village et se donnait des airs de bourgeoise parce que sa mère était la propriétaire de la pension. Chacun apporta un détail nouveau qui permettait d’y voir plus clair sur la conduite scandaleuse de la jeune femme et sur ses amitiés avec le capitaine nazi. On les avait vus se promener dans le parc du sanatorium, elle se pavanant au bras de l’ennemi sans aucune vergogne. Quelqu’un raconta les avoir vus s’embrasser à l’ombre d’un sapin et l’on parla des cadeaux qu’il lui faisait. Certains parlèrent de grandes fêtes orgiaques au Parc occupé par les Allemands et même si ceux qui les racontèrent n’étaient pas toujours de bonne foi, cela prouvait qu’elle s’amusait bien. En tout cas, grâce à ses amours clandestines, elle prenait du bon temps sans aucune gêne face au malheur des honnêtes gens. L’idée s’installa bientôt dans toutes les têtes que Jean et son inséparable ami avaient réglé son compte à l’officier pour sauver la réputation de sa sœur et que le bon curé s’était offert en martyr pour sauver le village à cause d’elle.

Quand une des commères plus audacieuses que les autres lui reprochait sa conduite passée, Judith haussait les épaules et contournait l’accusatrice. Son silence devint suspect, sa beauté l’accusait et même si un doute pouvait encore planer sur sa culpabilité, parce qu’elle était une femme, elle portait forcément en elle une part de responsabilité. Chacun à sa façon finit par la haïr. Alice lui reprochait l’absence de son fils ; Valentine lui en voulait un peu d’être mise à l’écart par les filles de son âge parce qu’elle était sa sœur ; Thérèse avait juré de lui faire payer le départ de Jean. Les gens du village lui en voulaient d’avoir troublé leur quiétude ou du moins le semblant d’harmonie qui s’était installé dans le village avant le crime. Surtout, ils ne lui pardonnaient pas la peur horrible qu’ils avaient tous ressentie quand ils avaient pensé mourir. Ils profitèrent ainsi de pouvoir détester ouvertement quelqu’un sans que leur vie ne soit mise en danger par leur attitude et leurs paroles. Alors, malgré la beauté tragique que lui donnait son ventre qui s’arrondissait au fil des semaines, ou peut-être à cause de cela, Judith devint le réceptacle de toute la frustration, la colère et la violence des villageois.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Florence de Pont ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0