Le Violon dingue de Monsieur le doyen de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines
Albert Dupont-Deslaves referme la porte de son bureau sur laquelle une plaque dorée du plus bel effet annonce "Monsieur le Doyen de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines". Il dépose sur une table son impeccable sacoche en cuir, retire son manteau de lourd lainage qu'il replie précautionneusement avant de le placer sur le dossier d'une chaise. D'un coup d'oeil circulaire, il s'assure que tout a été remis en état hier soir : les chaises sont à leur place, les cadres parallèles au plafond, les dossiers du jour empilés soigneusement sur la desserte. Rien ne traîne. Un soupire de soulagement lui échappe à l'idée de se retrouver enfin seul dans ce temple dédié à la culture et au labeur appliqué d'un homme vieillissant, toujours vêtu d'un costume trois pièces gris anthracite et d'un noeud-papillon qu'on lui envie ou dont on se moque en cachette. Les murs de la vaste pièce sont tapissés d'étagères vitrées dans lesquelles sont exposés les prestigieux ouvrages des plus grands auteurs de la littérature française. De grands meubles de rangement rompent parfois l'équilibre de l'ensemble sans toute fois en perturber l'harmonie. Le visiteur, certainement très impressionné par toutes ces références et ce sérieux, peut également observer ici et là quelques photographies prises au cours de la carrière d'Albert. Sur celle-ci, il est entouré de ses amis de la promotion de 1967, sur celle-là on le voit en toge à l'occasion d'une remise de diplôme. Un troisième cliché le montre lors de la cérémonie qui avait eu lieu à sa prise de fonction. A l'arrière-plan de cette troisième photo, on distingue même les premiers violons de l'orchestre qui avait interprété pour l'occasion les Quatre saisons de Vivaldi.
Assis à son bureau, le doyen apprécie le confort de son fauteuil et se livre à son premier rituel du matin : il ouvre un des tiroirs de droite, sort un plumier dont il retire son stylo-plume préféré, celui qui est plaqué or et dont la marque évoque tout autant un certain prestige que le plus haut sommet alpin. Religieusement, Albert Dupont-Deslaves pointe ses rendez-vous du jour sur son agenda recouvert d'une protection en cuir pleine fleur, y annote deux ou trois modifications. A 9 heures, il préside la commission d'attribution des postes des professeurs honoraires du second degré rétrogradés au quatrième étage mais qui ont transité par une autre académie et sont montés par les escaliers. Ils sont peu nombreux, ça devrait aller vite. A 9h30, ce sera la même chose mais pour ceux qui ont pris l'ascenseur et sont encore au trente-sixième dessous. Là, ça rique d'être un peu plus long, dans la mesure où on en a perdu quelques-uns. Le doyen place par conséquent un point d'interrogation près du rendez-vous suivant, puis un second et un troisième. Incertain quant à la conduite à tenir, le viel homme se masse la nuque et replace une longue mêche de cheveux gris, une des rares qu'il lui reste et qu'il a pris l'habitude de coiffer en la rabattant de gauche à droite sur son crâne, tentative illusoire pour masquer une calvitie établie. Se penchant vers le boitier de communication qui le relie à sa secrétaire, Muriel Bonvoisin, dont le bureau jouxte le sien, le doyen appuie sur le bouton de l'interphone. Aussitôt s'élève la voix nasillarde de cette femme dont les services diligents et l'efficacité ne sont plus à démontrer. "Que puis-je pour vous, Monsieur?
- Vous serait-il possible de joindre M. Antonin pour le rendez-vous de 10h30 afin de le décaler à 11h?
- Bien sûr, Monsieur le Doyen. Mais je crains qu'il ne puisse accepter car, si ma mémoire est bonne, Monsieur Antonin doit se rendre à la bibliothèque universitaire à l'autre bout du campus afin de constater les dégâts occasionnés à la verrière par la grêle, la semaine dernière. Cela fait déjà trois fois que cette visite est repoussée. Et en attendant, certains rayonnages ont dû être déplacés.
- C'est embêtant, c'est embêtant, marmonne le doyen, si la littérature prend l'eau.
- Je ne vous le fais pas dire, Monsieur le Doyen.
- Ce rendez-vous a déjà été repoussé trois fois, dites-vous ?
- Oui Monsieur, et je n'arrête pas d'avoir la bibliothécaire au téléphone qui s'énerve en prétendant que les travailleurs de l'amer ont sombré à 20.000 ou je ne sais quoi. Les dégâts ont l'air considérable en tout cas. D'ailleurs, j'ignorais qu'elle avait fait appel à une équipe de sauvetage pour repêcher les livres... Mais 20.000 travailleurs, c'est beaucoup tout de même. Je ne sais pas si on pourra tous les payer.
- Certes, certes, c'est embêtant, c'est embêtant. Bon... Laissons Monsieur Antonin constater le naufrage. Assez d'essais pour cette fois."
Albert Dupont-Deslaves coupe la communication et secoue la tête avec une belle amplitude de mouvement, ce qui ne manque pas de réveiller la douleur dans ses cervicales et libère sa mêche rebelle. Il grimace en se massant la nuque mais ne peut s'empêcher de chantonner une vague mélodie. Au loin, on entend les cloches sonner neuf heures. "Vivement ce soir," songe le Doyen qui palpe sa poche pour s'assurer de la présence de sa clé USB.
L'éminence grise qui chapeaute la vie de l'université se lève et fait quelques pas dans le bureau pour se dégourdir les jambes et lutter ainsi contre l'ankylose que provoquent chez lui ses crises d'arthrite. Il s'arrête près d'une fenêtre, les mains dans le dos, et se tient le plus droit possible tout en observant les étudiants qui circulent sur le parvis. Sa posture est noble, altière et très étudiée ; on dirait un général plongé dans ses pensées avant la bataille tandis qu'il observe ses troupes. C'est du moins la réflexion que se fait sa secrétaire lorsqu'elle entre dans la pièce à 9h10 avec le plateau à thé. Car voici venue l'heure du second rituel.
La secrétaire fait glisser en douceur son plateau sur la table de réunion en chêne massif. Elle dispose amoureusement chaque élément du service en porcelaine de Chine, rectifie l'angle de la minuscule cuillère, s'assure qu'il y a bien douze morceaux de sucre dans le sucrier et vérifie l'écart entre la tasse et la serviette à l'aide d'une règle graduée. Cinq centimètres. Impeccable. "Votre thé est servi, Monsieur le Doyen."
Sur le seuil de la pièce, alors qu'elle s'apprête à sortir, elle pivote soudainement vers son supérieur qui fait toujours face à la fenêtre et s'exclame d'une voix guillerette : "Au fait, Monsieur le Doyen ! J'ai fait réparer la serrure de l'armoire métallique à l'étage du dessous !"
Au moment où la secrétaire prononce ces derniers mots, deux choses notables se produisent : la première est que la pauvre femme se mord cruellement la lèvre inférieure, consciente qu'elle vient de commettre une bévue. La seconde, c'est qu'Albert Dupont-Deslaves vient de lever la main droite avec une rapidité foudroyante, l'index pointé vers le plafond. Il pivote lentement vers Muriel Bonvoisin, et, à la plus grande horreur de cette dernière, il dodeline de la tête dans un mouvement de plus en plus large et rapide. Et c'est sa faute, sa très grande faute... Pourtant, la secrétaire sait parfaitement que certains mots sont rigoureusemnt interdits lors des échanges avec Monsieur le Doyen. Ainsi, on ne parle jamais d'arachnides ou d'astrologie avec lui afin d'éviter le mot "scorpion". On proscrit tout anglicisme de son vocabulaire de manière générale. L'adjectif "antisocial" est banni, même s'il est tombé en désuétude. Jamais, ô grand jamais, on ne dira, dans un enthousiasme tout juvénile, par exemple : " Ouais ok ! Go ! J'ira !" D'abord parce que ce n'est pas français mais surtout parce qu'il ne le faut pas. Et puis, à proscrire absolument dans toute phrase, il y a ce tabou des tabous : l'association de l'adjectif "métallique" suivi du son "A". Si elle s'écoutait, Muriel Bonvoisin se cognerait la tête contre le mur en signe de mortification mais elle a trop peur que cela soit considéré par Monsieur le Doyen comme un geste d'invite.
La voici qui recule lentement sans faire de mouvement brusque. Elle bafouille une litanie d'excuses tandis que le pauvre homme s'avance vers elle d'un pas trainant sans cesser de secouer la tête. Tout en tirant sur son noeud-papillon, il émet de curieux sons gutturaux, comme s'il tentait de crier en aspirant de l'air.
La secrétaire claque la porte et presse sa joue contre le bois. Elle retient son souffle et écoute. De l'autre côté de ce piètre rempart s'élèvent tour à tour des mugissements, des cris bestiaux et des hululements entrecoupés de coups sourds. Muriel Bonvoisin soupire et file chercher la pancarte qu'elle a toujours sous la main. "Ne pas déranger", indique le message qu'elle suspend près de la plaque dorée. Après quoi elle s'installe face à son téléphone et entreprend de contacter toutes les personnes que devaient rencontrer aujourd'hui Monsieur le Doyen pour décaler ses rendez-vous de trente minutes.
Finalement, le reste de la journée se passera bien, sans plus de dommages collatéraux. A 18h, la secrétaire quitte son bureau. Elle fait signe à ses collègues qui s'empressent elles aussi de vider les lieux et salue au passage les femmes de ménage en leur glissant à voix basse de ne pas approcher du bureau de Monsieur le Doyen dans l'immédiat.
Derrière la porte, Albert Dupont-Deslaves referme le dernier dossier de la journée ainsi que son agenda. Il se laisse aller dans son fauteuil, et s'avachit pour la première fois de la journée un court instant. Ensuite, à pas mesurés, il s'approche de sa sacoche de travail qu'il n'a pas ouverte jusqu'à présent. Religieusement, il en extirpe un coffret noir qu'il dépose devant lui avant de soulever le couvercle. A l'intérieur, blotti dans sa mousse, le doyen observe son casque hi-fi de la marque Focal Utopia dont les membranes sont en béryllium pur. Un bijou de technologie qui vous garantit un son exceptionnel. Lentement, avec tout le recueillement nécessaire à cet instant sacré entre tous, il se réinstalle à son bureau, allume son ordinateur portable dernier cri qu'il n'utilise qu'à la tombée de la nuit, lorsque l'université est enfin rendue au calme, se coiffe de son casque et connecte sa clé USB.
En quelques clics, il sélectionne un dossier et trangresse enfin l'interdit. Dans la minute qui va suivre, le Doyen de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines va déposer ses lunettes, arracher son noeud-papillon, se libérer de son costume trois pièces gris anthracite dont il fera tournoyer la veste au-dessus de sa tête avant de la lancer à l'autre bout de la pièce. Les hurlements bestiaux vont à nouveau s'élever mais cette fois, il s'en fout car il est seul, sans témoin. Planté au centre de son bureau, parmi les oeuvres de Victor Hugo et de Lamartine, le voilà qui part dans un déhanchement suggestif en balançant la tête dans tous les sens. Sa longue mêche de cheveux gris s'envole et tournoie. Les pieds solidement plantés dans la moquette, les genoux fléchis pour garantir l'équilibre, le doyen se fracasse les oreilles, pris dans une déferlante de décibels et joue sur une invisible guitare un riff en acier trempé. Dans ses déambulations aveuglées, puisqu'il ferme les yeux pour être tout entier à son bonheur, il renversera les dossiers à traiter, bousculera les chaises, fera tomber un cadre ou deux. Ses doigts d'arthritiques gratteront d'immatérielles cordes de guitare, un sourire béat sur le visage. Le voici rajeuni de trente ans au moins, revenu à l'âge des étudiants qu'il côtoie tous les jours, quand lui-même passait son master, Master...
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