Le règne de Jari

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Jari régna donc en maître absolu sur l'Univers Connu.

Ses parents n'étaient plus là pour donner leur avis, mais l'Union Humaine toute entière, regroupant tous les humains, libres ou pas, et réunissant toute l'humanité sous une seule bannière, ne le reconnaissait plus comme un de ses membres et se déclara contre l'Empire. Le Roi de Xila, Xomi lui-même, celui qui avait tant aimé jouer le rôle du père de Jari, finit par le désavouer et déclarer ses actions comme illégales. Toutes les nations se levèrent une à une contre cet homme exceptionnel, autrefois adoré comme un Demi-Dieu et aujourd'hui reconnu comme le plus abjecte des hommes (et donc probablement comme le plus vil des êtres vivants).

Néanmoins, aucun ancien ami, aucune nation, aucune coalition ne put l'obliger à abdiquer. La supériorité que lui conférait la téléportation sans conduit lui assurait un règne éternel. Les Narweens s'évertuèrent tant et plus à en percer les secrets, mais sans l'aide de Cipos le Grand, même Kondo et Kamelia en furent incapables. Et ce n'était que le haut de l'iceberg. Durant tout son règne, Jari fit preuve de qualités scientifiques extraordinaires, à faire pâlir les directeurs de laboratoires sur Najol. Plus personne ne pouvait espérer suivre le rythme des avancées technologiques révélées par l'Empereur, dont une bonne partie étaient clairement destinées à marquer la différence et imposer sa vérité comme une évidence à tous : Jari était l'Empereur, Jari était immuable, Jari était l'égal de Dieu.

Pour les peuples de milliers de mondes, les années passèrent sous le joug de l'Empereur Jari comme les minutes passent pour un homme abrité sous un arbres sans feuilles lors d'une pluie d'orage, courbant l'échine, impuissant, attendant patiemment des jours meilleurs, tiraillé par la question ultime : dois-je tenter de me sortir de cette situation ou simplement continuer d'attendre ? Tout cela, l'ensemble des chefs des différentes nations le ressentait quotidiennement. Tout cela, plus la solitude. Celle qui nous étouffe quand on est au milieu de ses proches qui attendent une décision impossible de notre part. Car Jari contrôlait toutes les transmissions qui passaient via le Sanctuaire, et donc l'immense majorité des communications entre les différentes nations. La division de l'Empire rendait difficile toute concertation sur une potentielle rébellion et anéantissait la plupart des velléités des populations les plus rebelles.

Jari était connu pour être un seigneur sans scrupules, capables du pire pour arriver à ses fins. Et ses fins ne semblaient pas avoir de limites. Il gouvernait sur des milliers de mondes, des centaines de nations et des dizaines de systèmes, mais restait obnubilé par l'extension de son Empire. Certains dirent qu'il orienta une partie significative des laboratoires impériaux vers des recherches destinées à voyager jusqu'à d'autres galaxies. L'Univers Connu n'était pas assez grand pour lui. Certains psychologues aux analyses aussi vives qu'approximatives y virent la concrétisation de la prophétie infantile : après avoir été considéré comme un demi-dieu par tout l'univers depuis sa plus tendre enfance, Jari, une fois adulte et convaincu de sa semi-divinité, s'attaquait à l'étape suivante de son destin et aspirait assez naturellement à se mesurer aux Dieux. On peut éventuellement accorder un semblant de justesse à cette lecture de l'âme de notre souverain. Cependant, elle n'est d'aucune utilité, car postérieure aux événements qu'elle décrit. Les prophètes qui annoncent l'apocalypse en regardant les cendres du monde depuis l'Enfer n'ont pas plus de mérite que mon pad qui me prévient de la pluie que je vois tomber par la fenêtre.

De manière plus concrète que n'importe quelle analyse fumeuse d'un esprit fumant si ardemment, j'ai pour ma part, et par la force de l'expérience, réussi à mettre la main sur un enregistrement de l'Empereur s'entretenant avec un de ses conseillers, dont le nom n'a malheureusement pas pu être reconstitué. On l'y entend clairement formuler son souhait d'expansion :

--- Cessez vos excuses ! Elles ne m'intéressent pas. Ce que je veux en revanche, c'est un moyen sûr et rapide d'aller visiter toutes ces galaxies.

On peut supposer qu'il fit un geste large en direction d'une représentation tridimensionnelle de l'espace pour appuyer ses propos, ou, a minima, vers le ciel nocturne.

--- Tous ces points lumineux, toutes ces galaxies inexplorées... nous devons y aller !

Le conseiller tenta d'adoucir son humeur :

--- Êtes-vous bien certain de leur existence Mon Maître ?

--- Comment cela ?

--- Eh bien... comme vous dites, ce ne sont pour le moment que de petits points lumineux, qui illuminent nos rêves mais dont personne n'a encore expérimenté la réalité. Aucun être vivant n'est sorti de l'Univers Connu. Personne n'a jamais vu ces prétendues galaxies autrement que comme de minuscules taches tapissant la toile de fond de l'espace. Peut-être n'est-ce là qu'un mirage ?

--- Un mirage ? Une toile de fond ? Non ! Vous dites n'importe quoi mon cher. Je vous apprécie et j'apprécie en général votre vivacité d'esprit, mais sur ce point, vous me décevez. Pourquoi les Dieux auraient-ils créé tant de beauté sinon ? Pour nos rêves ? Nos rêves n'en ont pas besoin. Les étoiles proches de nous et les océans où nous trempons nos pieds suffisent largement à cela. Nourrir nos rêves de mondes imaginaires que nous ne pourrions jamais conquérir ? Voilà bien une fourberie trop malsaine pour des Dieux. Je ne peux pas le croire.

Voyez comme quoi, même les plus illustres personnages, les demi-dieux et empereurs de galaxies entières, peuvent parfois se fourvoyer dès lors que le sujet touche leurs désirs les plus profonds. Tentez d'expliquer rationnellement à l'homme qui marche trois jours dans le désert sans eau que l'oasis qu'il voit n'est qu'un mirage. Vous obtiendrez le même résultat : une simple perte de votre temps si précieux. Ainsi vous reconnaîtrez qu'il n'est pas nécessaire d'argumenter longuement, tout comme ce conseiller était parfaitement conscient de l'inutilité d'une telle discussion :

--- Vous avez certainement raison. Il est tard et mon esprit fatigué divague.

--- Je le crains, répondit sèchement l'Empereur.

On imagine aisément le pauvre conseiller se sentir alors obligé de remonter dans l'estime de son maître. À tel point qu'il exprima la première idée qui lui passa par la tête, sans avoir pris suffisamment le temps de l'analyser :

--- À défaut de résoudre le problème de la vitesse, nous pourrions peut-être augmenter le temps.

--- C'est à dire ?

--- Votre but est d'assurer la survie à long terme des peuples de l'Empire, je le sais. Dans ce cas, il nous suffit d'envoyer des groupes de volontaires drastiquement sélectionnés pour leur capacité à vivre en autarcie au sein d'un vaisseau sur plusieurs siècles. J'ai déjà lu quelques études sur les profils psychiques les plus complémentaires et susceptibles de survivre à un enfermement de longue durée dans un environnement clos... Je pourrais y jeter à nouveau un coup d'oeil.

--- Non.

--- Non ?

--- Non.

--- Ah.

Une longe expiration exprimant le mépris pour un esprit significativement plus lent, puis, sur un ton de professeur aidant un enfant en difficulté :

--- Que contiendront vos groupes de volontaires, même drastiquement sélectionnés ?

--- Je ne sais pas, comme je le disais, il faut que je regarde à nouveau ces études et...

--- Je ne vous parle pas de vos études. Je vous parle des gens qui se porteront volontaires, car nous ne pourrions pas leur imposer une mission aussi périlleuse et espérer qu'ils la mènent à bien avec toute la motivation nécessaire sans être volontaires.

--- Ah oui, eh bien... quelques-uns des plus courageux de vos fidèles de toutes les races les plus résistantes ?

--- Les plus courageux. Vous auriez tout aussi bien pu répondre une bande de têtes brûlées prêtes à se sacrifier inconsciemment.

--- Peut-être qu'effectivement, cela demande une petite part de folie...

--- Même si ce n'était qu'une petite part, il est hors de question que j'offre les millions de mondes de ces galaxies inconnues, ou l'avenir de l'Univers Connu, à une bande de tarés dont la principale qualité intellectuelle sera de rivaliser d'ingéniosité pour prendre de vitesse ses voisins et transformer la mission la plus importante de l'Histoire en vulgaire course spatiale meurtrière ! Nous devons y aller nous-mêmes ! Instaurer là-bas ce que l'Empire a de mieux ici, et non y envoyer nos détritus en espérant qu'ils se transforment en compost pour faire pousser une civilisation digne de ce nom. Est-ce bien clair ?!

--- Oui, tout à fait clair. Je n'avais effectivement pas vu toutes ces implications.

--- J'ai l'impression que vous ne voyez plus grand chose à cette heure-ci. Allez donc vous coucher. Demain, vous reprendrez le travail et chercherez...

--- Un moyen sûr et rapide de voyager jusqu'à ces galaxies lointaines. Bien évidemment.

Ainsi se termine l'enregistrement, mais nous pouvons imaginer le conseiller s'en allant la tête basse, alors que Jari continue de ruminer sur ce qui l'énerve le plus au monde : la téléportation sans conduit fonctionne bien sans installer de tuyau à l'autre bout, mais elle ne permet cependant pas de voyager dans l'inconnu. La destination doit être parfaitement et précisément cartographiée en amont. Et, pour les petits malins qui ne maîtrisent pas le sujet, non, il n'est pas possible de se lancer dans un voyage au hasard sans fixer de coordonnées à l'avance. Le système n'est tout simplement pas prévu pour ça.

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