20 - Une journée normale

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  C’était un jour absolument, totalement, indéniablement normal. La monotonie des dernières semaines avait érodé la capacité de Sarouh à sentir le passage du temps. La fin de l’été et les averses glacées d’un automne tardif étaient le seul indice du glissement imperceptible du temps. Mey-Lynn s’était évaporée de son quotidien comme la rosée du matin, comme tous les autres. Ne demeurait que sa famille. L’entraînement accaparait tout son temps, la tour de livres de genjutsu à son chevet était si haute que la pile d’ouvrages en tombait parfois d’effarement. Et plus aucune équipe ne se risquer à prendre celui qui avait désormais une indécrottable réputation de porte-poisse. L’affaire Sumikawa était venue à bout de six mois de travail irréprochable en quelques instants.

  C’est donc comme à son habitude que Sarouh passa devant l’Académie pour aller au Quartier Général. Aucune mission ne l’y attendrait, et il pourrait vite rejoindre ses parents. Mais une nouveauté attira son attention. Sur le banc, face au bâtiment qu’il avait tant maudit, son ancien professeur dans l’art des illusions était avachi sans aucune considération pour sa dignité. Intrigué, le Tsumyo ne put retenir sa curiosité. Il l’alpagua avec un grand sourire :

  • Vous vous êtes finalement fait virer ?
  • Ca te plairait, n’est-ce pas ? Disons qu’on m’a offert un congé.

  L’ironie leur convenait depuis toujours. Le vieil homme chauve se redressa, chassant toute surprise de son visage, tout en l’invitant en tapotant sur le bois à s’asseoir. Ito Muramachi, l’enseignant intemporel de Gensou, savait dissimuler ses émotions aussi bien que tous les autres shinobis vétérans. Sarouh ne se risqua pas à essayer de les déchiffrer. Que le revêche professeur l’invite de la sorte était encore plus curieux.

  • Que s’est-il passé, vos cours étaient pourtant corrects ?
  • Corrects ? Tu veux en ajouter à l’insulte, gamin ?

  Pourtant, Ito souriait. Il avait toujours aimé le répondant. Et avec Sarouh, il était servi. C’était sûrement le seul interlocuteur de l’Académie qui lui manquait. L’adolescent lui sourit, avant de repartir à la charge :

  • J’ai assez lu de bouquins pour savoir que vous survoliez largement le sujet.
  • Avais-je le choix ?

  Avec un soupir dramatique, le vieil homme plongea son regard dans le sol. Le poids des années sembla soudainement s’abattre sur ses épaules. Comédie ou sentiment réel, Sarouh n’en avait aucune idée. Il reprit, avec un ton acide :

  • Il fallait faire du fonctionnel. Plus personne ne s’intéresse au genjutsu en tant qu’Art. Ce qui compte, c’était d’avoir une génération de soldats toute prête. Et ta promotion était encore pire que les autres.
  • C’est ce qui vous a été reproché ?
  • Pas tellement. Tu l’as vu toi-même, il me semble. Je pouvais difficilement aller plus à l’essentiel.

  Ito s’empara d’une cigarette. Il en proposa une à Sarouh qui refusa silencieusement, stupéfait :

  • Cela faisait bien trente ans que j’en avais pas grillée une. L’exemplarité, tout ça. Ton tour viendra bien assez vite, gamin.

  Il enfonça son paquet dans sa poche et en sortit une allumette qu’il alluma d’un mouvement sec sur le banc. Le vieil homme inspira profondément, avant de répondre à la question muette de l’adolescent :

  • J’ai remonté une fois de trop mes inquiétudes. On m’a gentiment fait comprendre que si cela ne me plaisait pas, je pouvais partir avec les honneurs. Mes bagages ont été vite pliées, crois moi.

  Il éclata d’un rire acerbe qui se transforma en toux grasse. Sarouh garda un silence respectueux, sûr que la suite ne tarderait pas. Les éléments qu’il possédait n’allaient pas ensemble. Ito était bien trop fier de son métier pour le quitter si facilement. La promotion précédente était un succès total, en sous-effectif. Dans ce contexte, se passer du vieil enseignant n’avait aucun sens. Le silence s’éternisa plus longtemps que l’adolescent n’était prêt à attendre, il le relança donc d’une voix douce :

  • Et donc ? Qu’est-ce qui vous inquiétait exactement ?
  • Toujours aussi patient toi, cracha le sexagénaire, avant de reprendre une bouffée de cigarette. Je n’aime pas ce que je vois. L’intégration des étrangers à la va-vite, l’absence de préparation pour la paix, les conflits internes…

  Comme si l’énumération se suffisait à elle-même, Ito s’arrêta pour souffler sa fumée, les yeux dans le vide. il se retourna vers Sarouh, avec une moue indescriptible.

  • Tu es l’incarnation de tout ce qui va mal dans ce Village. La paix t’engloutira plus sûrement que la guerre.

  Le Tsumyo ne s’attendait pas à cette remarque brutale et son cœur se serra sous la remarque. Le professeur le sentit vaciller et continua :

  • Tu es incapable de comprendre l’honnêteté. Je le sais, c’est moi qui t’ai appris ça. Tu serais incapable de voir la sincérité même si elle te crachait au visage.

  Blessé, l’adolescent resta silencieux, aussi impassible qu’il en était capable. Ito était un homme bourru et sans filtre, mais qui l’avait toujours considéré avec justesse. Sa critique n’en était que plus douloureuse. L’ancien professeur ne s’arrêta pas là :

  • J’étais contre ton inscription à l’examen Genin. Trop jeune. Le talent ne compense pas les années qui passent. Et vous allez reproduire l’erreur avec le rang de Chuunin. Je voulais t’épargner tout ça.
  • Comment vous le savez ?
  • Tes parents ont déjà inscrit ton nom. Eux non plus ne sont pas étouffés par la patience. Et je suis sûr que tu n’as toujours pas compris ton erreur le jour de ton admission.

  Sarouh fit non de la tête. Était-il si défectueux ? Voyant son élève se rembrunir, Ito posa une main qui se voulait rassurante sur son épaule.

  • Fais de ton mieux, petit. Je ne te reproche rien. C’est le système qui est pourri. Mais n’écoute pas les vieux croulants. File, tu as bien mieux à faire.

  Il se leva, s’étira, et partit sans plus de cérémonie, ignorant l’adolescent complètement perdu à ses côtés. Une bise glacée le sortit de ses pensées. Ses parents l’attendaient, ainsi que le Q.G. Il aurait tout le temps de réfléchir plus tard à tout ça. Il se demanda si Ito réalisait que ses propos étaient proches de la trahison, avant de s’élancer vers le bâtiment administratif. Plus tard, se rappela-t-il.

*****

  D’un pas las, Sarouh revint vers la demeure des Tsumyo, frissonnant dans l’air chargé d’humidité. Le bruissement lointain de la grande cascade, symbole de Gensou, berçait l’adolescent au regard vide. Comme prévu, rien n’était retenu pour lui. Le soldat ne pouvait sortir les paroles de son ancien professeur de sa tête. Tout ce qu’il avait retenu de la conversation, c’est qu’il symbolisait à lui seul l’échec de son Village.

  Morose, l’illusionniste essayait d’en déchiffrer le sens. Sa promotion était riche en héritiers de clans majeurs. Pourtant, les autres enfants n’étaient pas totalement isolés. Il se souvenait clairement que des petits groupes de familles mineures s’étaient constitués. Et certains enfants ignoraient clairement les différences sociales, volontairement ou par manque d’éducation protocolaire. Le visage de Chiraku lui revint. Décidément, il n’était jamais loin quand quelque chose l’agaçait.

  L’unité de la Cascade était donc si mauvaise ? Sarouh trouvait le ressenti de l’enseignant exagéré. Ito était pourtant un homme sagace. Que savait-il qui lui avait échappé ? Le conflit Mizu - Maboroshi montrait des signes d’escalade ? Le regard triste de Mey-Lynn s’imposa au Genin. Qu’importe. Il serra le pommeau d’Aura, signe de sa volonté. Il lui fallait devenir plus fort.

  De retour devant la maison familiale, Sarouh eu la surprise d’y trouver ses deux parents en tenue. Les vêtements bleus pastel laissaient une grande liberté de mouvement. Dédiés à l’entraînement, ils ne retiraient rien à la grâce des Juunins.

  • Vous me rejoignez à l’entraînement ? C’est pas ce qui était prévu.
  • Surprise.

  Le sourire de son père n’annonçait rien de bon. Naniki avait façonné le guerrier qu’il était devenu avec amour mais sans tendresse. Le corps de l’adolescent se souvenait très bien des dernières simulations de combat. Mais plus surprenant encore, la présence de Takaneiki, s’étirant sous l’un des rares rayons de soleil avec nonchalance, tel un félin prête à jouer. Avoir un Tsumyo sur le dos était rare. Les deux ? Une première. Une lueur amusée dansait dans l’émeraude de son regard, avertissement silencieux d’une session particulièrement épicée. Sarouh sentit son excitation grimper en flèche.

  Il masqua sa joie, alors que ses parents lui faisaient signe de les suivre, sans un mot. Ils s’engagèrent dans la forêt, les sentiers boueux et traîtres ne les ralentirent même pas. Ils se déplaçaient avec fluidité à travers les pièges marécageux. Curieux, l’aspirant les suivait avec aisance. Son père brisa le silence, sans un regard, concentré sur un point entre les arbres :

  • L’entraînement se poursuit comme tu le souhaites ?
  • Je n’ai que ce mot en tête, le rassura l’adolescent.
  • Alors tu devrais être prêt pour ce qui arrive.

  Un sifflement derrière lui réveilla l’instinct de Sarouh qui esquiva d’un roulé-boulé l’attaque du prédateur. Les mâchoires claquèrent à ses oreilles D’impressionnantes créatures quadrupèdes les avaient encerclés. Bicéphales, les écailles changeaient d’orientation pour moduler leurs couleurs, et même les shinobis s’y laissaient prendre. Deux paires d’yeux, les gueules grandes ouvertes laissaient entrevoir dents acérées luisantes de toxine et langues bifides. Très large pour un mètre de haut, ces vicieux reptiles survivaient grâce à leur coordination, leur vitesse ainsi que leur venin. Une seule attaque et c’était l’hôpital assuré. Plus proche de l’hydre que du varan, leurs longs cous semblaient monter sur ressort, capables d’une allonge surprenante. Saloperies.

  Sarouh pesta contre ses parents et leurs idées de génie. Mais la surprise avait changé de camp. La créature tournait autour de son appétissante proie, sifflant pour intimider sa proie. Puis elle s’élança à nouveau, décidée à l’engloutir. Le ninja esquivait sans relâche, incapable de trouver une faille. Le varan bicéphale marqua une pause dans son assaut, les langues sifflantes comme seule marque de son incompréhension. Avec un sourire carnassier, l’illusionniste fit danser sa lame en une vaine provocation. Il avait saisi comment en venir à bout. Le reptile s’élança à nouveau, prêt à le recevoir cette fois, Sarouh fut stupéfait de le voir balayé sur le côté.

  Une lueur d’incompréhension dans le regard, l’jeta un œil autour de lui. Une dizaine de ces créatures gisaient sans vie, dans un amas de chair sanguinolente. L’affrontement n’avait duré qu’une poignée de secondes, et cela n’était le résultat des efforts que de l’un d’entre eux. Sur une branche, sa mère se curait théâtralement les ongles en attendant patiemment qu’il réalise. Nanini, face à lui, essuyait son sabre avec minutie, arborant un sourire malicieux :

  • Je ne voulais pas t’interrompre, mais le temps est précieux.
  • Vous êtes pas croyables.

  La mise en scène était réussie. Le soldat d’élite adressa un sourire radieux à son fils, alors que sa femme le rejoignait au sol. Pas essoufflé, même pas une tâche de sang sur ses vêtements. S’il avait besoin d’une preuve supplémentaire de la puissance de son clan, c’était chose faite.

  • Un jour, tu seras aussi fort que nous, fils.
  • Mais ce n’est pas pour cela que tu es ici. Éloigne-toi et admire.

  Lentement et avec soin, Takaneiki composa ses mudras. Une puissante aura à la couleur de l’aigue marine emplit l’espace, chaude et indomptable, secouant ses habits avec violence. Sarouh ne perdit pas une miette du spectacle. Une puissante trombe d’eau se manifesta devant lui ; d’abord simple fil, rapidement puissant torrent. Devant la colossale vague qui ne cessait de grandir en serpentant sur elle-même, l’adolescent comprit l'instruction à s’éloigner. Intimidé, il sauta sur un arbre au loin, et contempla la création de sa mère. Telle une créature animée, l’eau s’était rassemblée sous forme serpentine, presque draconique. La splendide et tumultueuse création se divisa en deux. Soudainement bicéphale, le dragon aqueux de plusieurs mètres de long et de large tournait lentement et avec grâce autour de sa maîtresse. L’eau vrombissait à chacun de ses déplacements. L’eau reflétait le soleil, se teintant du vert des arbres et de la vase. Majestueuse et scintillante, elle posa délicatement ses museaux sous ses mains tendues de Takaneiki.

  • Elle est si belle quand elle fait ça.

  La voix attendrie de Naniki manqua de faire sursauter Sarouh. Son père l’avait rejoint discrètement, alors que le jeune homme était absorbé par la scène mythique en contrebas. Bien des contes faisaient pâle figure face à la vision du gigantesque dragon azur soumis à sa reine. La création explosa en une nuée de gouttelettes, sous laquelle sa mère dansa, alors que le surplus d’eau se répandait en un torrent à travers les marécages. Sous le choc, il demanda d’une petite voix :

  • Ce n’était pas une illusion, n’est-ce pas ?

Naniki éclata d’un rire sincère en ébouriffant ses cheveux. L’imposant Juunin ne lui montrait que rarement ce visage. Sévère et puissant, dur mais juste, son caractère taquin était dissimulé sous l’armure qui lui permettait de continuer à avancer. L’émotion étreignit brièvement l’adolescent, alors que sa mère le rejoignait en marchant doucement, savourant son effet. Autour d’eux, la nature s’était tue. Seul le bruissement des feuilles et les clapotis des gouttes perturbaient ce moment irréel. Sarouh brisa le silence harmonieux, alors qu’ils descendaient de l’arbre sur lequel ils s’étaient perchés.

  • Pourquoi me montrer ça ?
  • Ta mère est la dernière Tsumyo à maîtriser cette technique. A l’avenir, elle sera tienne.
  • Nous n’avons pas pu t’encadrer selon nos traditions. Je voulais au moins te donner un but, un encouragement et un conseil.

  Takaneiki posa sa main sur la joue de son fils, subjugué. Fraîche et encore humide, ce contact semblait tout droit sorti d’un songe. Confus, l’adolescent se tourna vers Naniki :

  • Tu n’en es pas capable ? Je te pensais aussi puissant qu’elle.
  • Pas en matière de ninjutsu. Tous mes efforts ne m’ont permis de maîtriser que la version de base de cette technique. Ta mère est à un tout autre niveau.

  Il n’y avait aucune amertume dans ces paroles. Au contraire, cet homme rayonnait de fierté. Et cette technique qu’il se savait incapable de maîtriser, il voulait lui transmettre. Takaneiki prit son fils dans les bras, et murmura au coeur de son étreinte :

  • Je vais t’apprendre les étapes. Je sais qu’un jour, tu en seras capable.

  Dans le silence surnaturel du marais, Sarouh admira sa mère lui enseigner ses mouvements. Il garderait ce jour normal en mémoire toute sa vie, promesse silencieuse d’être digne de porter le nom de Tsumyo.

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