22 - Allégeances
Les trois adolescents s’éloignèrent à pas de loup, permettant à Sarouh de récupérer Aura plantée dans le sol, tout en mettant de la distance discrètement avec la Sabishii. Il agita sa lame pour la nettoyer, avant d’adresser un regard vide à Dozo :
- Et donc ? Qu’est-ce que vous me voulez ?
Kana se recroquevilla, comme mordue par ces paroles, alors que l’animosité se ravivait dans les yeux du gorille. Instinctivement, l’illusionniste sut quel genre de dynamique avait pris place. Et il s’en foutait éperdument, l’exaspération pointant déjà le bout de son nez. Il n’avait pas une seconde envie de jouer à nouveau à la nourrice avec eux.
- Tu en penses quoi, de tout ça ? continua Dozo, englobant l’endroit d’un geste de la main.
- Il va falloir préciser. Je pense à beaucoup de choses, contrairement à toi.
Le combattant s’avança en grognant. Il montrait déjà les crocs, ce n’était même pas drôle. La main de Kana posée sur son épaule le ramena à la raison. Bon toutou.
- Qu’est-ce qu’elle fout là ? interrogea Kana d’une voix acide. Et c’est quoi cette mission à la con ?
- Donnez-moi une seule bonne raison de répondre à la première ou à la seconde de vos questions et je m’exécute.
Un silence gêné lui répondit. Sans prendre le temps de tergiverser plus, Sarouh rangea Aura dans son fourreau et commença à s’éloigner, avant d’entendre la jeune femme derrière lui :
- Je m’excuse. J’ai été injuste avec toi. J’ai peur que ça cache quelque chose, donc dis moi ce que tu en penses, s’il te plait.
L’illusionniste s’immobilisa un instant, indécis. Quelques mois auparavant, il aurait sauté de joie en entendant ça. Aujourd’hui, il n’en était plus rien. Il se retourna lentement, avant de répondre, d’une voix si faible que ce fut presque inaudible :
- J’ai mal agi moi aussi. J’ai mis du temps à le comprendre. Et je suis désolé.
En redressant la tête, il fut frappé par le contraste entre ses deux interlocuteurs. Kana se tenait le bras en se mordillant la lèvre inférieure, là où Dozo semblait prêt à lui sauter dessus. Sarouh expira doucement, avant de reprendre de manière claire :
- Mey doit vouloir participer à l’examen le plus vite possible. Donc je suppose qu’elle enchaîne les missions, surtout les faciles et peu chronophages. Être avec moi a le double intérêt de faire oublier notre dernier échec.
- Votre échec ?
La voix blanche de la Genin le surprit. Était-ce si difficile à imaginer ? De plus, le QG avait tant insisté que l’adolescent s’était résigné à croire tout le Village au courant de ses déboires.
- Ca arrive, vous savez ? ironisa-t-il, en manque de mots.
- C’est juste que…
- Et est-elle fiable ? trancha Dozo.
Kana se tortillait sous ses yeux, en proie à la gêne, alors que son partenaire était de plus en plus incisif. Une froide colère commença à se disséminer dans le corps de l’illusionniste.
- Expliquez vous. C’est quoi, le problème exactement ? Elle est bien plus forte que moi, ça devrait vous suffire.
Les deux Genins échangèrent un regard plein de surprises et de sous-entendus. Etaient-ils vraiment en train de remettre en cause ses compétences simplement parce qu’elle était héritière ? Son énervement dû transparaître, car Kana tenta de l’apaiser :
- Pas mal de rumeurs circulent en ce moment, on voulait juste savoir ce qu’il en était pour elle.
- Des rumeurs, hein ?
Le Tsumyo expira doucement. D’où pouvaient-elles provenir ? Des dires de la jeune femme, Mey n’était pas la seule prise pour cible. Quels clans se cachaient derrière ça ? Il était curieux qu’une influence capable de médire les principales familles de Gensou ait recours à ce genre de stratagème. Pire, cela devait les impacter également par ricochet. Cela ne laissait pas beaucoup de suspects. Sarouh allait répondre quand Dozo reprit la parole :
- Tu sais bien comment sont les héritiers de clan.
- Pas autant que vous, apparemment. Comment sont-ils donc ?
La menace à peine voilée dans la voix de l’illusionniste était bien trop discrète pour la montagne de muscles. Son visage se déforma en une moue hargneuse, pleine d’une colère disproportionnée :
- Toujours à se servir des autres. Tous les privilèges, mais sans assumer les responsabilités. Ils se la coulent douce en sachant pertinemment qu’on leur passera tout ensuite.
Un ange passa. Dozo comprit trop tard son erreur, alors que Sarouh se tournait vers sa partenaire.
- Tu penses la même chose ?
Elle se contorsionna, illustration même du malaise, avant de répondre d’une petite voix :
- Tu sais bien, tu l’as vécu toi aussi. Ils passent leur temps à parler de talent, alors qu’on a commencé plus tard, sans tuteur, ni formation de famille. Sans parler des avantages génétiques. Leur mérite est tout relatif…
Sa voix mourut devant la flamme qui s’était embrasée dans les yeux émeraude. Sans s’en rendre compte, il fit un pas menaçant vers ses interlocuteurs. Kana ne pu s’empêcher de reculer. Le pire arrivait. Un rictus sarcastique et une voix glaciale furent les signes avant-coureur de l’éruption du Tsumyo :
- Du talent ? Qui êtes vous pour parler de talent, vous n’en avez jamais vu la couleur ?
- Tu penses valoir mieux que nous ? s’exclama Dozo. Tout le début de ta carrière est entaché d’échecs !
- Parce que tu penses que je parlais de moi, sombre crétin ? La promotion avant la vôtre était peuplée de véritables monstres. Vous n’avez aucune idée de ce à quoi ressemble le génie.
Le shinobi ne pu s’empêcher de penser à Chiraku. Cela alimenta sa colère aussi sûrement que l’huile sur le feu. L’envie de marteler cet idiot de genjutsu comme de coups dans sa tête de pioche devenait irrésistible. Les poings serrés et la voix enrouée, il poursuivit :
- Vous me parlez de privilèges, alors que vous ne savez rien du fardeau d’être né dans ces familles. Le pire des entraînements qu’on a pu vous infliger, c’est sûrement la routine quotidienne pour l’enfant qu’était Mey-Lynn. Vous ne lui arrivez pas à la cheville.
- Mais…
- La ferme ! Quand on ne sait pas, on reste à sa place. Vous êtes même pas foutus d’exécuter, vous vous déresponsabilisez de votre propre incompétence, mais osez juger ceux qui porteront le poids de vos échecs ? Pathétique.
Sa propre véhémence le surprit, mais bien loin de se calmer, l’adolescent était de plus en plus sur les nerfs. Le mépris qu’il ressentait n’était que le reflet de ses échecs. Kana s’était complétement figée, incapable de choisir entre la fuite et le combat. Son ami n’avait pas la même sagesse.
- Alors t’es de leur côté ? C’est ta famille de shinobis qui te fait croire que tu peux nous parler comme ça ? On s’est retenus pour pas se donner en spectacle pour Kurimi, mais crois-moi, à deux, on peut largement te faire regretter tes paroles.
Et le gorille avança d’un pas. Sarouh éclata d’un rire malsain, à gorge déployée. Il le pensait un peu naïf. En réalité, il était complètement stupide. Le Tsumyo mourrait d’envie de l’éclairer sur l’étendue de son erreur.
- C’est tout ce que t’as retenu de ce que j’ai dit ? Je ne suis pas de votre côté, donc je suis du leur ? Qui c’est “eux” d’ailleurs ? Les shinobis privilégiés ?
L’illusionniste avança et pour la première fois, Dozo ressentit la peur. Sarouh se passa une main devant le visage, vaine tentative pour dissimuler son envie de meurtre.
- Quel privilège, de ne jamais voir les miens. Quel privilège d’avoir toutes nos récompenses récupérées par le Village et de vivre comme un hors la loi, à côté des bas-fonds. Quel privilège, d’être condamné à être vu soit comme une menace, soit comme un outil cassé par mon Village d’adoption. Ça ressemble à la vie des clans prestigieux d’après toi ?
Il s’approcha de Dozo et posa une main sur son épaule. Celui-ci, gelé par l'effroi, ne bougea pas d’un pouce. Il lui glissa à l’oreille, promesse glacée de violences indicibles :
- La différence entre vous et moi, c’est que vous êtes trop médiocres pour avoir une chance d’être perçus comme une menace. Un conseil, chien de garde au rabais : reste à ta place et ne m’adresse plus jamais la parole.
Il passa devant lui, jeta un dernier regard plein de haine à Kana, toujours prostrée et s’éloigna d’un pas décidé. Il ne supportait pas l’idée que ces crétins amenuisent les efforts de Mey-Lynn à de simples passe-droits. Ses propres entraînements, jusqu’à défaillir, quelque soit le temps, quelque soit le jour n’avaient pas le goût du privilège. Les mois sans voir les siens, en danger il ne savait où dans le Yuukan non plus. Chiraku, Mey et même Masiku avaient-ils toujours été vus comme ceci ? Par leurs propres camarades ?
Sarouh prit le chemin du terrain d’entraînement de l’équipe Irumi. Au lieu de rentrer se préparer, il voulait passer ses nerfs sur les mannequins d’entraînement qu’il y trouverait. Il tapa de toute sa force dans le premier qu’il trouva, le faisant voler sur quelques mètres. Ces saloperies étaient lourdes. pendant plusieurs minutes, il se défoula sur les objets inanimés en se représentant le gorille à leur place. Furieux, il n’entendit pas l’espionne le rejoindre.
- Je dérange ?
- Non.
Il ne se tourna pas. L’illusionniste ne savait s’il était soulagé ou agacé de sa présence. Sarouh frappa une dernière fois rageusement le mannequin, avant de demander :
- Je peux faire quelque chose pour toi ?
- Kurimi m’a envoyée te dire de passer la voir en avance tout à l’heure. Et m’a prévenue que tu serais sûrement fâché.
- Pas pour les raisons qu’elle imaginait, je suppose.
Évitant soigneusement le regard de la Genin, il continua à déverser sa colère sur le morceau d’acier renforcé. L’espionne resta à ses côtés, mains croisées dans le dos, dans un silence respectueux. Après de longues minutes, Sarouh finit par se tourner vers elle en haletant.
- Merci.
- Pas de quoi. Tu veux en parler ?
- Tu serais prête à écouter ? C’est pourtant toi qui a tracé la limite.
Mey ne sourcilla pas, parfaitement consciente de ses contradictions. Et Sarouh n’avait pas la force de lui en vouloir. Son silence eu valeur de réponse et l’adolescent se livra d’une voix lasse :
- Je suis fatigué d’être l’ennemi de tous. Je fais de mon mieux et même les outils sont mieux traités. Et j’ai même pas le droit de vous envoyer vous faire foutre.
- Tu n’es pas l’ennemi de tous.
- Je me le répète, mais faut savoir se rendre à l’évidence. Les pauvres cloches là-bas n’ont pas complètement tort. Les Tsumyo n’ont pas de place à Gensou, et nous n’en aurons jamais.
- Je pense que tu fais erreur, le corrigea Mey avec douceur, rencontrant enfin son regard. Tu ne t’en rends peut-être pas compte, mais tes alliés de demain auront du poids. Kurumi, moi-même, la Mizu. Et peut-être même la Banshee.
- Cacaunoy, corrigea dans un souffle Sarouh, sans violence. Elle s’appelle Cacaunoy Marwais.
L’hésitation traversa le regard de l’espionne. Elle hésita, puis enlaça Sarouh de ses bras, posant sa tête contre son torse.
- Tu n’as pas besoin de tout gérer. Une étape à la fois.
Il lui rendit son étreinte, étrangement apaisé. Une larme coula sur sa joue sans qu’il ne sache pourquoi. Peut-être avait-elle raison. Sarouh voulait y croire. Lorsqu’ils se séparèrent, sa résolution n’en était que plus grande. Il était trop tard pour craquer.
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