Le vieil homme
Paris, 1932, 12ème arrondissement
Le vieux réveil, d'un son métallique strident, sonna. Sortant de sa torpeur, le vieil homme ne le laissa retentir que quelques secondes avant de le faire taire.
Il resta alors allongé là, à fixer le plafond blanc délavé de son appartement parisien délabré. On entendait les pas du voisin du dessus, qui se préparait à partir au travail. Le rire de ses enfants, leurs pas pressés, la voix de sa femme. La vie fourmillait autour de lui, au contraire de notre homme.
Enlisé dans le silence de sa vie, il restait là, à attendre. Non par réflexion, mais davantage par simple habitude. Aucunes pensées ne lui traversaient l'esprit, sa voix intérieure s'était tut voilà bien longtemps. Il l'avait muselé, pas par choix, davantage par crainte. Ou bien était-ce par lassitude ?
Mais ces questions existentielles ne l'intéressait guère. Il poussa sa couette pour venir s'asseoir sur son matelas et enfiler ses vieilles pantoufles. Après s'être levé non sans mal, en prenant gare à ne pas glisser sur son parquet aux lattes grinçantes, il se dirigea doucement vers sa petite cuisine.
Prenant son paquet de céréale, il observa au travers de la fenêtre la rue, depuis son troisième étage. Les calèches et les passants s'affairaient. Les manteaux longs, en ce début d'hiver, se bousculaient sur les pavés gris, se hâtaient pour ne pas arriver en retard. Tous étaient attendu, tous avaient un lieu où se rendre, un but à atteindre.
Le vieil homme se versa un verre de jus d'orange, contre lequel étaient adossé ses pilules. Il les avala, une à une, sans broncher, comme à son habitude. Il s'asseya alors, encore une fois avec précaution. Son dos le lançait.
Entre deux gorgées, le regard vide, il contemplait les carreaux blancs du mur de sa cuisine. Il lui arrivait de repenser à ses anciens collègues, lorsqu'il travaillait encore au bureau. La plupart était mort lors de la guerre.
Lui aussi aurait aimé être assez jeune pour mourir à la guerre. Il n'aurait alors pas eu à connaître le décès de sa femme. Bien qu'il ne l'appréciait guère, elle lui avait tenu compagnie au cours de son existence lassante.
Plus jeune, il avait renoncé au grand amour. Lucie, c'était son nom, son visage flottait encore dans son esprit. Il avait du la quitter lorsque ses parents lui avaient conseillé de partir en ville pour travailler dans les bureaux, bien que la ferronnerie le passionait. Il avait alors renoncé à tout, pour la vie toute tracée qu'on lui destinait.
"Ah, la jeunesse", murmura-t-il. C'est ce que ses parents lui avaient dit lorsqu'il évoquait ses envies. C'est ce que le vieil homme disait lorsqu'il voyait un jeune plein de fougue.
Son verre de jus d'orange terminé, il attendit. Sans enfant, veuf, ayant mené la vie d'un autre, rien ne le retenait, personne ne l'attendais.
Parfois, dans son vieil appartement délabré, parfois, quand la nuit tombait, il souhaitait la mort. Ce pourrait être la première décision de sa vie. Mais alors, brusqué par les lamentations de sa voix intérieure, le vieil homme préferait allumer la radio, pour la faire taire.
Drâpé du silence de son esprit, le regard vide, il préférait attendre, l'attendre.
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