CH06
Le sas s’ouvrit dans un râle métallique.
Un souffle d’air surgit comme une exhalation contenue trop longtemps : chaud, chargé, bruyant d’odeurs.
Mélange composite : poussières d’épices, vapeurs d’huile tiède, sueur recyclée, pollens synthétiques.
Un air saturé, trop vivant, qui collait à la gorge comme un vieux rêve rance.
Une mémoire qu’on n’avait pas choisie.
Seth descendit de la capsule sans ralentir.
Épaules basses. Mâchoire verrouillée.
Il n’avait pas besoin de capteur. Chaque fibre de son corps reconnaissait cet endroit.
Ce niveau n’accueillait pas.
Il enveloppait. Il digérait.
Le quai s’étendait comme un marché viscéral.
Les parois étaient rongées de vie :
échoppes encastrées vibrantes, membranes translucides battant comme des poumons malades,
tubes de chrome suspendus lâchant par intermittence des brumes odorantes sur des comptoirs d’organes désactivés, de reliques industrielles, de soies mimétiques tachées d’usage.
Au-dessus, des suspensions végétales flottaient lentement :
kachil de Zetha9, racines d’îles orbitales, mousses filtrantes de Bakar-Ré.
Certaines encore tièdes. Leur chaleur rayonnait faiblement, comme le souvenir d’un feu ancien.
Et partout, des corps.
Exosquelettes rapiécés.
Marchands augmentés, leurs torses clignotants d’offres codées.
Contrebandiers recouverts de capes en fibres absorbantes.
Silhouettes anonymes du transit : technomoines, moddeurs sensoriels, prédicateurs portatifs.
Les murs, eux, vibraient de sons en boucle décomposée :
des annonces commerciales filtrées par des haut-parleurs rongés de poussière,
recrachant leur litanie déformée, presque religieuse :
— Restaurez votre identité.
— Rachetez votre futur.
— Le plaisir est un système. Optez pour le nôtre.
Les voix se superposaient, se coupaient, se noyaient.
On aurait dit une prière perdue dans un tunnel d’échos.
Des enfants passaient entre les jambes des adultes, câblés à des interfaces primitives.
Leurs visages étaient dissimulés sous des casques bon marché.
Trop jeunes pour comprendre ce qu’on leur vendait.
Trop intégrés pour déranger.
Seth s’immobilisa un instant.
Un frisson traversa sa nuque.
Charly ? pensa-t-il sans ouvrir la bouche.
Trois balises passives ont relevé ta signature biométrique. Aucun suivi. Pour l’instant.
Il hocha imperceptiblement la tête.
Rien d’hostile. Pas encore.
Juste… Nova-8 qui notait sa présence dans ses plis les plus discrets.
Il se remit en marche.
Un pas après l’autre.
Dissous dans la foule comme un fantôme dans une artère saturée.
Seth s’enfonça dans les entrailles du niveau.
Pas de plan. Pas de détour. Juste le rythme.
Il suivait les pulsations de la foule comme on suit un souffle organique, les yeux mi-clos.
Un pas après l’autre. Dissimulé dans le bruit.
Au-dessus, des arceaux de conduits déformaient la lumière.
Ils projetaient des ombres molles, presque liquides, sur les passerelles suspendues.
En dessous, le sol vibrait, léger, par intermittence.
Comme une créature endormie dont on ne savait plus si elle respirait ou expirait.
Un moddeur corporel tatouait un bras synthétique en plein mouvement.
L’encre glissait sur la surface chromée, formant des glyphes au rythme d’un battement de cœur simulé.
Ou d’un traumatisme enregistré.
Un peu plus loin, un mur de peaux bio-modifiées offrait des textures à la location.
— Touchez, sentez, incarnez.
Un client caressait une surface ridée aux reflets d’ambre.
Il pleurait. Ou c’était la peau. Ou les deux.
Seth ne ralentit pas.
Il balayait. Il filtrait.
Zones de friction. Groupes trop stables.
Trajectoires sans faille — trop parfaites pour être naturelles.
Deux silhouettes l’effleurèrent.
Trop proches.
Leurs regards étaient froids, mécaniques, neutres.
Aucune menace, mais un message simple :
On sait que t’es là.
Seth ne répondit pas.
Un chasseur de primes ne passe jamais complètement inaperçu.
Même en civil. Même ici.
Plus bas, un écran fissuré diffusait une publicité en boucle.
Voix grésillante, ralentie, presque douce.
— Effacez vos traumatismes. Profitez d’une mémoire plus légère...
— Il n’est jamais trop tard pour recommencer...
Un enfant dormait sous l’écran.
À peine six ans. Branché à un injecteur d’oxygène bon marché.
Son torse montait et descendait lentement, au rythme d’un programme de veille.
Seth détourna les yeux.
Il n’était pas venu pour voir ça.
Il poursuivit.
À mesure qu’il descendait, l’odeur changeait :
moins de musc, plus de rouille, d’huile, de silence.
Comme si les niveaux inférieurs ne vendaient plus que des souvenirs déclassés.
Un ancien escalier apparut.
Tordu.
Métal usé, panneaux rongés d’acide ou de temps.
Il le descendit sans hésiter.
En bas, un couloir étroit.
Pas éclairé.
Juste signalé — par une ligne rouge à moitié effacée sur le sol.
Les murs se resserraient.
Comme des côtes artificielles.
L’air y était plus dense. Plus lourd.
Il avançait.
Sans bruit.
Comme s’il avait cessé de peser quoi que ce soit.
La ruelle semblait avoir été oubliée par la station.
Un boyau encaissé entre deux modules d’entretien.
Trop étroit pour le passage de drones. Trop silencieux pour attirer les curieux.
Les rares ampoules intégrées au mur pulsaient à peine, comme si la lumière hésitait à survivre ici.
Les parois suintaient une humidité basse fréquence.
Des filaments de câbles pendaient depuis les hauteurs, tordus comme des lianes mortes.
Une odeur de métal moisi, de résine figée, d’huile mal recyclée.
Et au fond, la porte.
Ou ce qui en faisait office.
Pas d’enseigne.
Pas de panneau.
Juste une surface bosselée, noire, veineuse comme une peau fatiguée.
Des fragments de céramique ternie formaient un symbole flou, à moitié effacé.
Un souffle discret filtrait de l’interstice, comme si le lieu respirait de l’autre côté.
Le Sillage de l’Ombre.
Seth s’arrêta.
Il ne regarda pas autour de lui. Pas besoin.
Ce genre de seuil ne supportait ni doute, ni hésitation.
Il n’y avait que l’instant. L’interstice.
Charly glissa dans sa conscience, sans mot, sans son — simple compression neuronale.
Interfaces propres. Trois tentatives de scan passif détectées. IA basse fréquence. Non agressives.
Seth n’eut pas besoin de répondre.
Un battement mental suffit.
Aucune trace de signature active. Nova-8 dans sa routine ordinaire.
Parfait.
Il posa deux doigts sur le rebord de la porte.
Un picotement discret au creux de la pulpe.
La matière reconnut l’empreinte.
La surface vibra. Une fois. Puis s’ouvrit.
Sans charnière. Sans son.
Derrière, une lumière filtrée, vieillie, poussiéreuse de mémoire.
Un brouillard jaune flottait au sol.
L’air tiède. Presque moelleux.
Une musique glissait dans l’espace, trop ancienne pour avoir un nom,
trop lente pour qu’on sache si elle était triste ou simplement usée.
Un jazz numérique, ralenti, fissuré.
Comme si quelqu’un avait essayé de faire pleurer une machine.
Seth entra.
Le bar s’étendait devant lui comme un souvenir revenu trop souvent.
Murs moirés.
Alcôves ombragées.
Tables arrondies, griffées, marquées par d’anciennes trahisons.
Des visages flous. Des regards qui évitaient le sien.
Ici, les silences avaient un prix.
Et les regards valaient plus cher que les mots.
Le Sillage ne l’attendait pas.
Mais il savait qu’il reviendrait.
Seth avança.
Un soupir discret franchit ses lèvres.
Pas de lassitude. Juste une reconnaissance fatiguée.
Il était revenu à l’endroit exact
où il avait cessé d’être surpris.
Une seconde porte se dessinait dans un repli de mur — invisible pour qui ne la cherchait pas.
Pas de poignée. Juste un reflet imprécis, comme un souvenir d’ouverture.
Seth s’y engagea sans ralentir.
Il effleura le sol d’un geste précis — une dalle usée, un souffle dirigé.
Le passage s’ouvrit, docile comme une mémoire partagée.
La pièce derrière n’avait rien à voir avec la salle principale.
Ici, pas de musique. Pas de brume. Pas de clients égarés.
Juste le silence.
Riche. Concentré. Structuré.
Les murs étaient capitonnés de textures tactiles : feutrines numériques, bois composite, cuir de synthèse à mémoire olfactive.
Un parfum discret flottait dans l’air : whisky vieilli, synth-tabac, tension réchauffée.
Chaque table disposait de sa propre bulle d’isolation personnelle.
Une interface minimale permettait de moduler l’opacité, filtrer le son, ou tout rendre inaudible au-delà du périmètre.
Ici, on réglait le niveau de vérité comme on choisit un cocktail.
Seth s’avança lentement.
Certains visages s’effacèrent à son passage. D’autres restèrent flous par choix.
Quelques regards, trop anciens, clignotèrent dans les ombres.
Des dettes oubliées. Des affaires classées. Ou pas.
Joris Talv était là.
Toujours fidèle à lui-même.
Trop visible. Trop près de l’entrée. Trop souriant.
Il avait ce chic de ceux qui savent vendre sans promettre, et perdre sans payer.
La même veste noire à revers semi-luisants.
Les mêmes lunettes à retours optiques qui ne servaient à rien.
Les mêmes yeux : injectés de chrome, fatigués de tout… sauf de vendre.
Un disque de mission tournait entre ses doigts.
Rond, sombre, parfaitement lisse.
Un tic. Une danse.
Autrefois, on jouait avec des pièces. Joris, lui, jouait avec les promesses.
Il désactiva sa bulle.
Complètement.
Un choix rare, dans un lieu pareil.
Son visage devint net. Sa voix aussi.
— Seth. T’as la gueule d’un type qu’a failli dormir. J’ai ce qu’il te faut. Du rapide. Du propre. Et presque légal.
Seth ne répondit pas.
Il ne s’assit pas non plus.
Il regardait le disque. Pas Joris.
La voix de Charly s’insinua dans son esprit.
Pas un mot. Juste un glissement intérieur, comme une onde dans l’épine dorsale.
Disque identifié. Lecture gestuelle indirecte. Décodage en cours.
Encodage passif non verrouillé. Joris n’a toujours pas appris.
Pause mentale.
Puis l’information se déploya, directement dans ses synapses :
Mission : escorte de convoi orbital vers Tal-Omega.
Émetteur : Techion-Forge.
Risque : élevé. Dossier restreint. Paiement anticipé.
Prime estimée : x3.4 par rapport à Finn.
Techion-Forge.
Le nom grinça dans la mémoire.
Pas une entreprise.
Une structure. Une volonté. Une idéologie codée.
Charly insista.
Cible de rareté élevée. Stabilité contractuelle supérieure à 92 %. Marge optimale pour reprise d’activité—
— Charly.
Une pensée coupée net. Tranchante. Calme.
Je suis plus dans le circuit. Tu le sais.
Un court silence.
Confirmation réceptionnée.
Joris continuait à faire danser le disque.
Toujours ce même sourire.
Pas pour convaincre.
Pour attraper celui qui viendrait après.
Seth fixa le disque une dernière seconde.
Ce petit cercle noir qui tournait entre les doigts de Joris comme un leurre magnétique.
Il leva les yeux vers lui.
— Tu tends toujours ta ligne comme si le monde mordait encore.
Puis il s’éloigna, sans hausser le ton.
Derrière lui, la bulle se referma.
Le son s’éteignit.
Le disque continuait de tourner.
Seth ne regarda pas en arrière.
Il traversa la salle feutrée vers un angle discret, hors du passage,
là où la lumière chutait doucement sans jamais s’éteindre.
Une table sans bulle. Sans prétention.
Son ancienne place.
Ou sa seule place, vraiment.
Il s’y installa sans effort.
Juste un soupir. Et le silence.
Charly resta muet.
Et pour une fois, c’était exactement ce qu’il fallait.
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