Carpe mortem
L'Immortalité a sonné chez moi par un soir d'automne. Son doigt, trop long, trop blanc, appuyé sur ma sonnette comme sur une promesse dérisoire. Je l'ai surprise à travers le judas – sa beauté presque obscène sous le halo jaunâtre du palier. Ses yeux sans âge. Sa peau translucide où nul sang ne circule.
J'ai ouvert. À peine.
— Qu'est-ce que tu veux ?
— Toi.
Sa voix – un cristal qui ne s'est jamais brisé.
J'ai ri. Dans ma bouche, le goût métallique du vin bon marché. Entre mes dents, les miettes du pain d'hier. Ma langue contre mon palais – cette mécanique miraculeuse qui pourrira bientôt.
— Entre.
Elle a franchi le seuil de mon appartement comme on franchit une frontière interdite. Reine déchue visitant les bas-fonds. L'odeur de ma vie l'a saisie à la gorge – café froid, sexe ancien, papier moisi, sueur séchée. Odeur d'homme. Odeur de temps.
— Tu vis ainsi ?
— Je meurs ainsi.
Son regard a parcouru les lieux – livres empilés, draps froissés, papiers inachevés. Sur ma table, des cerises, brillantes comme des yeux d'enfants. J'en ai pris une. L'ai mordue. Le jus a coulé sur mon menton – pourpre, épais.
— En veux-tu ?
Elle a détourné les yeux.
Comprends-tu, toi qui me lis ? Toi dont les yeux fatigués vieillissent à chaque ligne ? Sens-tu cette urgence sous ta peau ? Ce brasier de cellules qui s'épuisent en te maintenant en vie ?
J'ai fait asseoir l'Immortalité sur mon canapé défoncé. Son corps parfait – insulte à mes coussins éventrés. Je me suis placé face à elle, à genoux sur le parquet usé. Nos regards se sont affrontés – le sien, limpide comme un lac glaciaire ; le mien, trouble comme un fleuve en crue.
— Je t'offre pour toujours, a-t-elle murmuré, sa main frôlant ma joue mal rasée.
— Je n'en veux pas.
— Tu préfères ce corps qui vieillit ? Cette chair qui se flétrit ? Cette conscience qui s’éteindra ?
— Oui.
J'ai saisi une cerise. L'ai écrasée entre mes doigts. Sa peau s'est fendue – soudain vulnérable.
— Regarde.
Le liquide s'est répandu, a taché le tissu, ma peau, le bois du plancher. L'Immortalité a frémi.
— Sa beauté vient de sa fragilité. De sa fin imminente. De ce qui s'écoule. De sa peau qui cède.
Je me suis levé. Lui ai tendu la main.
— Viens.
Je l'ai conduite à ma chambre. La lumière du soir filtrait entre les volets disjoints – barres d'or sur le désordre des draps. J'ai ôté ma chemise. Lui ai montré mon corps – cette carte de la finitude.
— Touche.
Ses doigts ont effleuré la cicatrice sur mon flanc gauche. Chute. Sept ans.
Puis celle sur mon genou. Chute en danse. Dix-huit ans.
La brûlure sur mon avant-bras. Cuisine. Trente ans.
Les vergetures sur mon ventre. Vie. Temps. Gravité.
— Chaque marque est une histoire. Chaque douleur m'a sculpté. Sans elles, que serais-je ?
— Tu pourrais vivre des milliers d'années, ne jamais souffrir.
Je prends ses mains. Les place sur mon ventre où la peau se relâche déjà.
— Je préfère mourir mille fois que ne jamais vivre vraiment."
Pour la première fois, je vois son regard vaciller.
L'Immortalité a posé sa paume sur ma poitrine. A senti mon cœur – ce métronome affolé qui compte à rebours.
— Mais tu peux vivre éternellement, a-t-elle plaidé, sa voix comme une harpe lointaine.
— Ce ne serait pas vivre.
Ses yeux – deux lacs gelés – ont semblé, l'espace d'un instant, se troubler.
Je l'ai emmenée devant mes poèmes. Textes, visages, abstractions – tous inachevés. Tous imparfaits.
— Sans la certitude de ma fin, je n'aurais jamais écrit. Sans ma douleur, je n'aurais rien à dire.
— Tu pourrais écrire pour l'éternité, perfectionner ton art...
— Pour qui ? Pour quoi ? L'urgence est ma muse. La peur, mon aiguillon. La souffrance, ma palette.
J'ai pris une plume. L'ai trempé dans du rouge – vermillon, sang séché, coquelicot au zénith.
— Ce rouge n'existerait pas sans souffrance. Sans mort.
L'Immortalité est restée silencieuse. Son visage – masque parfait – semblait soudain moins serein. Moins sûr.
J'ai posé ma main sur la sienne – ma peau rugueuse contre sa douceur inaltérée.
— Tu ne comprends pas, n'est-ce pas ? Tu ne peux pas comprendre.
Sais-tu ce qui fait chanter le poète, pleurer l'amant, trembler le musicien ? C'est cette conscience aiguë : tout passe. Tout meurt. Tout cet instant qui nous file entre les doigts.
Je suis revenu à la table. Ai pris une poignée de cerises. Les ai laissées couler entre mes doigts – cascade rouge, luisante.
— La souffrance est ma compagne la plus fidèle. L'amante qui ne m'a jamais menti.
L'Immortalité s'est approchée de la fenêtre. La nuit tombait, drapant la ville d'une écharpe violette.
— Les mortels sont étranges, a-t-elle murmuré. Vous chérissez ce qui vous détruit.
— C'est précisément ce qui nous détruit qui nous fait vivre. C'est la brûlure qui nous fait sentir. C'est la blessure qui nous fait exister.
Elle s'est tournée vers moi – son profil pur découpé sur le crépuscule. Pour la première fois, j'ai cru voir une ombre traverser son visage. Une fêlure dans sa perfection.
— Tu ne regrettes jamais ?
— Quoi donc ?
— De finir.
J'ai souri. Mes dents – jaunies par le café, le vin, le temps – ont brillé dans la pénombre.
— Je regretterais davantage de ne jamais avoir commencé.
L'Immortalité s'est approchée. Son corps éthéré semblait moins consistant maintenant, comme traversé par les dernières lueurs du jour.
— Laisse-moi te montrer, ai-je murmuré.
J'ai pris un fruit. L'ai portée à ses lèvres trop parfaites.
— Goûte.
Elle a hésité. Puis, d'un mouvement presque humain, a entrouvert les lèvres. J'ai glissé le fruit. Ses dents ont percé la peau tendue. Le jus a coulé – première obscénité sur ce visage immaculé.
Ses yeux se sont écarquillés. Surprise. Plaisir. Douleur, peut-être.
— C'est...
— La vie. La vraie. Celle qui tache. Qui coule. Qui finit.
L'Immortalité a fermé les yeux. Une larme – première et dernière – a glissé sur sa joue d'albâtre.
— Je comprends maintenant.
Sa voix – moins parfaite, plus rauque.
— Tu ne peux pas avoir ce que j'ai, ai-je dit doucement. Tu ne peux pas connaître cette beauté qui naît de la précarité. Cette joie désespérée d'exister pour un temps seulement.
Elle s'est dirigée vers la porte. Son aura semblait moins brillante, comme voilée de mélancolie.
Sur le seuil, elle s'est retournée. Son regard a croisé le mien – une reconnaissance muette entre deux solitudes incompatibles.
— Adieu, mortel obstiné.
— Au revoir, éternité sans saveur.
Elle a disparu dans la nuit qui tombait – dernier acte d'un jour qui ne reviendrait jamais.
J'ai fermé la porte. Me suis assis parmi mes tableaux inachevés, mes livres écornés, mes cerises éclatées. L'odeur de ma vie – âcre, douce, unique – m'a enveloppé comme un linceul aimé.
Et toi, qui lis ces mots – toi dont le cœur bat plus vite à chaque mot qui s'éteint, s'use, s'épuise à toute seconde – n'est-ce pas merveilleux ? Cette communauté des périssables ? Cette fraternité des condamnés ? C'est parce que nous mourons que nous existons vraiment.
J'ai pris mon carnet. L'ai ouvert. Ai trempé ma plume dans l'encre e – liquide épais comme du sang, comme du temps concentré.
J'ai écrit ce poème – irrégulier, imparfait, mortel.
Comme moi.
Comme toi.
Et jamais je n'ai tant aimé sentir ma main qui tremble.
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