Chapitre 9
Les siècles avaient filé, mais moi, Pont-Neuf, je restais au centre de Toulouse, observant tout. La ville, à la fin du XXe siècle, avait changé plus que jamais auparavant. Les avenues et les boulevards s’étaient élargis, de nouveaux ponts avaient surgi, mais moi, je demeurais le passage historique, l’âme de la Garonne, le témoin immuable de ce temps qui s’accélérait.
Le trafic automobile s’intensifiait. Les voitures passaient sans arrêt sur mon tablier, parfois lentes, parfois pressées. Le bruit, la pollution, le vrombissement des moteurs étaient un souffle permanent, mais je m’y étais habitué. Les bus, les camions, les deux-roues, tout se mêlait dans une danse urbaine que je supportais, robuste, imperturbable. Chaque vibration dans mes arches me rappelait que la vie continuait, plus pressée, plus bruyante, plus moderne.
La ville grandissait autour de moi. Les immeubles montaient, le béton et le verre remplaçaient parfois les anciennes pierres. Les marchés traditionnels coexistaient avec les grandes surfaces et les centres commerciaux. Les enfants jouaient toujours sur mes abords, mais désormais avec des scooters ou des bicyclettes modernes. Les adolescents parlaient d’ordinateurs, de musique amplifiée, de téléphones portables, et moi, je les voyais s’emparer du monde avec cette énergie qui fait les siècles.
Les touristes vinrent aussi. Chaque année, je voyais des visages venus d’ailleurs contempler mes arches et photographier mes pierres. Je sentais leur curiosité, leur émerveillement. Ils marchaient lentement, admirant le fleuve et la ville, et parfois chuchotaient : « Quel pont magnifique, et quel âge ! » Ces mots me réchauffaient, car ils savaient ce que j’étais : un témoin fidèle de l’histoire de Toulouse.
La Garonne continuait de murmurer et de rugir. Certaines années, elle menaçait de déborder, rappelant à tous la crue mémorable de 1875 que je portais encore en mémoire. Les pluies printanières et hivernales faisaient gonfler ses eaux, et je sentais l’énergie du fleuve frapper mes piles. Mais je tenais bon, fidèle à ma mission, imperturbable face aux colères de la nature.
Les passants étaient devenus différents. Les familles se promenaient, les amoureux s’arrêtaient sur mes parapets, les joggeurs et cyclistes passaient à toute vitesse. Je percevais le rythme effréné de la ville moderne, mais je restais là, immuable, portant tout avec la même attention que jadis. Chaque pas, chaque regard, chaque souffle résonnait en moi, et je savais que la mémoire de Toulouse se construisait sur mon dos.
Et puis il y avait les fêtes et les rassemblements. Les concerts, les manifestations, les célébrations citoyennes traversaient mon tablier. Les cris, les chants et les tambours faisaient vibrer mes pierres, me rappelant les cortèges d’antan, les manifestations de Mai 68, les fêtes de la Belle Époque. Tout cela me confirmait que, malgré les changements, certaines choses restaient inchangées : la vitalité des hommes et des femmes qui vivent dans leurs villes.
Les nuits étaient également différentes. Les lampadaires électriques illuminaient mes arches de manière constante. La ville ne dormait plus vraiment. Les bars, les restaurants et les activités nocturnes faisaient circuler les habitants et les visiteurs. Je percevais les éclats de voix, les rires et parfois les pleurs. Tout cela passait sur moi, et je conservais chaque instant comme un fragment d’histoire.
Ainsi, à la fin du XXe siècle, Toulouse était devenue une ville moderne, vibrante, complexe et bruyante. Moi, Pont-Neuf, j’avais survécu à tous les changements, aux guerres, aux révolutions, aux crues, aux fêtes et aux deuils. Et je savais qu’un nouveau siècle approchait, avec ses promesses et ses défis. Je resterais là, solide, immuable, témoin fidèle des pas, des vies et des histoires qui continueraient à défiler sur mon dos.
Annotations
Versions