Chapitre 5
Je me réveillais chaque matin sous un ciel plus clair, témoin d’une ville qui respirait un air nouveau. Le XXe siècle s’annonçait, et Toulouse semblait plus vivante que jamais. Les tramways roulaient sur des rails fraîchement posés, les automobiles faisaient leurs premiers essais, maladroites mais fascinantes. Mes arches vibraient parfois sous le passage de ces nouvelles machines, et je m’émerveillais de voir comment les hommes s’adaptaient à chaque progrès.
Les cafés et brasseries bordaient les rues, et leurs terrasses débordaient de gens riant et discutant. Les enfants, vêtus de vêtements plus légers et modernes que ceux de mes souvenirs, couraient sur mon tablier, jouant à cache-cache entre les passants. Les marchés continuaient de prospérer, mais l’échange n’était plus seulement celui de légumes ou de fromages : on parlait désormais de nouveautés, de gadgets, de livres, de journaux fraîchement imprimés.
Je voyais la ville se transformer avec une curiosité silencieuse. Les hommes portaient de nouvelles idées dans leurs poches, et leurs conversations vibraient d’optimisme. C’était l’époque que l’on appelait la Belle Époque : la lumière électrique éclairait mes arches la nuit, et les festivités semblaient ne jamais s’éteindre. Les bals, les fêtes de quartier, les cortèges colorés, tout cela passait par moi. Je me sentais encore plus vivant, car chaque rire et chaque applaudissement résonnait jusqu’au fond de mes fondations.
Mais la beauté a toujours un revers.
À mesure que le temps avançait, des nouvelles inquiétantes parvenaient à mes oreilles : les tensions en Europe montaient, et les hommes parlaient de guerres lointaines, de conflits qui semblaient d’abord éloignés. Puis, brutalement, tout bascula. L’été 1914 éclata, et je vis la ville changer. Les drapeaux s’alignaient sur mes parapets, les chants patriotiques résonnaient, et les soldats franchissaient mon tablier, valises en main, pressés de rejoindre les gares et les trains qui les conduiraient vers le front.
Je sentais leur peur et leur espoir mêlés. Les femmes restaient sur les rives, les yeux embués de larmes, regardant les silhouettes disparaître dans la fumée des locomotives. Les enfants serraient des poupées ou des jouets, comme s’ils pouvaient retenir un instant la vie qui partait. Et moi, Pont-Neuf, je portais tout cela. Chaque adieu, chaque étreinte, chaque regard désespéré ou courageux était gravé en moi.
Pendant les quatre années de guerre, je vis la ville changer de visage. Les nouvelles passaient, sombres et lourdes. Des hommes ne revenaient pas, et certains quartiers semblaient vidés de leur énergie. La Garonne continuait son cours, indifférente, mais parfois plus tumultueuse que jamais, comme pour rappeler que la vie continuait malgré tout.
Les soirs, je voyais les veillées : des familles rassemblées autour de bougies, des prières pour les disparus, des espoirs suspendus à chaque coup de cloche. Le pont n’était plus seulement un passage : il devenait un témoin silencieux de l’angoisse et de l’attente. Certains venaient poser des fleurs, se recueillir, comme s’ils cherchaient à me confier leur peine. Je portais ces souvenirs comme un trésor invisible, un témoignage que la ville devait garder en mémoire.
Puis la paix revint. Les hommes qui avaient survécu revenaient sur mes arches, le visage marqué par la fatigue, parfois par la douleur. Les rues se remplissaient de nouveau, les marchés reprenaient vie, et les rires revenaient timidement. Mais le monde avait changé. Les idéaux, les espoirs, les certitudes d’avant-guerre avaient été bouleversés, et moi, je sentais la gravité de cette transformation à chaque pas des nouveaux arrivants.
Malgré tout, je continuais à accueillir la vie. Les enfants jouaient de nouveau, les amoureux s’asseyaient sur mes parapets, les marchands reprenaient leurs transactions. Mais quelque chose avait changé dans l’air : une conscience de la fragilité de la vie flottait au-dessus de moi. Je savais que ce que j’avais vu ne s’effacerait jamais. La guerre avait laissé des traces indélébiles, et moi, Pont-Neuf, je les gardais en mémoire.
Le XXe siècle n’avait fait que commencer, et déjà, je pressentais d’autres bouleversements. Les automobiles deviendraient plus nombreuses, les villes s’agrandiraient, les nouvelles technologies transformeraient la vie quotidienne. Mais quoi qu’il arrive, je resterais là, debout, solide, portant en moi le flot des vies, des rires et des larmes. Toujours.
Ainsi se terminait ce chapitre de ma vie. Entre fêtes et adieux, rires et larmes, j’avais encore une fois été le témoin silencieux de l’histoire humaine. Et déjà, je sentais que le monde allait continuer à changer, que d’autres époques allaient défiler sur mon dos, et que moi, fidèle Pont-Neuf, je resterais là pour tout voir passer.
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