Chapitre 18 - Partie 3
Il m’entraine ensuite dans un autre magasin de torture : une boutique de maquillage. Il jette un œil aux rayons et m’invite à prendre ce avec quoi je suis à l’aise. Je reviens avec une baby crème, du mascara et un fard à paupière brun.
- Tu n’as pris que ça ?
- Euh… Tu voulais que je prenne d’autres trucs ?
- Che sì ! Un eye-liner, du rouge à lèvres, du blush… De quoi faire un maquillage complet !
- Oh. Euh… Je saurais pas quoi choisir. Je ne me maquille jamais. Je ne suis même pas sûre de le faire correctement les rares fois où j’en mets.
Personne ne s’est donné la peine de m’apprendre, et quand bien même on l’aurait fait, ça n’aurait rien changé. Il valait mieux éviter que j’attire encore plus l’attention - plus j’étais transparente, et mieux c’était.
- Je vois. Laisse-moi faire.
Jona disparaît entre les rayons et revient quelques minutes plus tard, les bras chargés comme un enfant le jour de Noël. Il dépose devant moi un assortiment impressionnant : crayons, pinceaux, rouges à lèvres de toutes les teintes, poudres, gloss, et même un petit miroir de poche.
- Tu sauras te servir de tout ça ?
Il sourit, presque fier.
- Oui. J’ai trois sœurs. Quand on était petits, je jouais avec leur tête à coiffer. Peut-être même plus qu’elles.
Je ne peux m’empêcher de sourire à cette évocation d’un Jona miniature, plus douce, moins attendue que la façade charmeuse et sûre de lui.
- Est-ce qu’on achèterait pas un petit bijou en plus du reste ? suggère-t-il.
Je grimace franchement.
- Je préfèrerais éviter. Je déteste ça. J’ai dû batailler pendant des heures pour faire entendre à Nate que je ne voulais pas de bague de fiançailles. L’alliance c’était déjà trop. Pas question d’avoir deux anneaux pour le prix d’un.
- Le naturel à tout prix, hein ?
Nos emplettes terminées, nous nous posons dans un petit restaurant, un de ceux qu’on remarque à peine mais où l’on mange bien. A l’intérieur, l’ambiance est tamisée, chaleureuse, et un doux brouhaha de conversations enjouées accompagnent nos pas.
Installés à une table au fond, face à face, nous feuilletons rapidement le menu, Jona doit me faire la traduction de la plupart des plats, et nous commandons.
- Bon, maintenant il faut réfléchir à un code. Pour pas se faire griller. Un truc simple pour se dire “oui”, “non” et “stop”.
- C'est-à-dire ?
- On ne va pas se lécher le visage à peine arrivés au bar, ça ne marcherait pas. Il faut faire monter la tension progressivement. Et comme tu as l’air… inquiète, je vérifierai avec toi que tu es toujours partante à chaque étape. Ça te va ?
- Ok.
- Il faut que ça passe pour de l’intimité. Cédric ne doit se douter de rien. Voilà ce que je propose : “non”, tu passes ta main dans tes cheveux; “oui”, tu me souris; et “stop”... je n’ai plus d’idées, rit-il.
- J’aime bien, mais j’ai peur de te dire “non” toute la soirée sans faire exprès. Autre proposition : “non” je passe une main dans tes cheveux; “oui”, un léger baiser sur la joue; et “stop”, je pose ma main sur la tienne. Vu de l’extérieur, on pensera que je t’encourage alors que c’est tout l’inverse. Ça te paraît bien ?
Ses yeux brillent.
- Perfetto !
Je souris, pince-sans-rire :
- Ok. Je noterai tout ça dans le contrat.
Il me regarde, un peu moins taquin, un sourire de confidence sur les lèvres.
- Dis…, commence-t-il. Je peux te poser une question un peu… personnelle ?
- Tu peux toujours essayer.
- Tu m’as expliqué, en gros, comment c’est entre Cédric et toi. Mais… Quand est-ce que tu as commencé à avoir des doutes ? C’est quelque chose qu’il a fait ? Qu’il a dit ?
Je reste un instant muette, désarçonnée par sa question et ce mélange d’intérêt et de voyeurisme qu’il manifeste. Je pousse un soupir et regarde mes mains jointes sur la table.
- Quelque chose qu’il a dit. Il y a eu plein de petits détails avant et après. Mais je pense que c’est à ce moment-là que j’ai vraiment compris. C’était à Pâques. On était à la plage. La famille de Zed s’y retrouve chaque année, c’est une espèce de rituel. Cette fois-là, il avait pu rentrer pour le week-end. Juste quelques jours.
Je m’interromps, un peu surprise de voir ce souvenir remonter aussi vif.
- J’étais ravie de le revoir. Je me souviens que je l’ai pris dans mes bras, comme c’était devenu une habitude entre nous. Rien de spécial, pas de gêne. Et je lui ai dit que j’étais contente qu’il soit là, qu’il devait arrêter de partir aux quatre coins du monde, que ces foutus CDD c’était bien gentil mais… combien de temps ça allait encore durer ? je plaisante. Et là, je l’ai entendu marmonner quelque chose. Pas vraiment pour moi. Pas vraiment fort. Juste… “Je sais pas, tu comptes rester combien de temps encore avec Nate ?”.
Je lève les yeux vers Jona, il ne dit rien, mais ses sourcils se sont légèrement arqués.
- C’est resté coincé quelque part, dans un coin de ma tête. J’ai fait comme si je n’avais rien entendu. Comme si c’était une mauvaise interprétation. Mais à partir de là… je crois que j’ai commencé à me demander si tous les autres petits détails et attentions que j’avais relevées n’étaient pas le signe de quelque chose de plus grand.
Je termine mon récit sur un souffle, un peu surprise d’avoir autant parlé, de m’être autant confiée et pourtant soulagée de l’avoir fait.
Les plats arrivent, chauds, fumants, pleins d’odeurs rassurantes, et la conversation s’étire, s’adoucit, se fait moins stratégique. Il me demande, presque par curiosité douce, comment je suis devenue traductrice, et sa question fait remonter des souvenirs anciens, mais tenaces, précieux. Je raconte tout en mangeant.
J’avais cinq ans, je me souviens de vacances à la montagne et d’une petite fille croisée un été, quelque part sur un chemin de randonnée. Elle s’exprimait dans une langue que je ne comprenais pas douce, musicale, fascinante, et j’étais incapable de lui parler.
Le soir même, j’ai demandé à ma mère de m’apprendre et elle m’a enseigné les mots élémentaires — les couleurs, les chiffres, les verbes les plus simples. Plus tard, j’ai été happée par la frénésie Harry Potter, je les ai lus jusqu’à les savoir presque par cœur, d’abord en français, puis en anglais, dictionnaire à la main. J’ai vu et revu les films en version originale et sous-titres anglais des centaines de fois, pour reproduire le rythme des phrases, la musique des mots.
J’ai appris seule, par besoin, par obsession aussi peut-être, et à chaque langue nouvelle, j’avais l’impression d’ouvrir une fenêtre supplémentaire sur le monde, moi qui grandissais dans un univers de plus en plus sombre.
Jona m’écoute, sans m’interrompre. Il ne commente pas, ne se moque pas, il a ce regard attentif, presque grave, comme s’il cherchait à lire entre les lignes. Je joue avec mes couverts, avec les restes de mon plat pour échapper à son regard.
- C’est fou…, souffle-t-il. On dirait que tu es tombée amoureuse d’une langue comme d’autres tombent amoureux d’une personne.
Je hoche la tête, un léger sourire aux lèvres.
- C’est un peu ça, oui. Bon, à ton tour ! je lance. Raconte-moi un truc un peu personnel.
Ses doigts effleure le pied de son verre dans un geste absent, il prend une gorgée avant d’annoncer :
- Je suis propriétaire de l’appartement de Cédric.
- Pardon ?
- Quand Matteo a racheté le bar, on savait que le logement allait devenir un vrai casse-tête. Alors j’ai investi dans deux appartements, juste en face.
Il marque une pause, avant d’ajouter avec un sourire en coin :
- À l’époque, Matteo vivait dans celui de Cédric. C’était son QG, gracieusement prêté, vu qu’il m’embauchait. Moi, j’étais en face. Et puis le bar a commencé à marcher, Matteo s’est payé son propre appart. On s’est rendu compte qu’en basse saison, je gère la partie bar, mais en haute… C’était évident qu’il nous fallait une personne supplémentaire. Mais qui va accepter de louer un appart pour six mois ?
Je hoche lentement la tête, les pièces du puzzle s’imbriquant dans mon esprit.
- Donc… Zed est ton locataire en plus d’être ton employé.
- Si on veut. Il ne paie pas de loyer. Ça fait partie du deal : le barman qu’on embauche a un toit pour la durée de son contrat.
Je souris, mais au fond, je suis troublée. Il n’est pas juste le type sûr de lui qui me torture dans des magasins de mode. Il est aussi l’homme attentif dans l’ombre, solide, prévoyant. Et dans le rôle du joueur, peut-être plus stratège qu’il ne veut le dire.
Nous quittons le restaurant dans une lumière d’après-midi éclatante, les estomacs pleins et les idées claires. Il propose de passer par chez lui, pour y déposer mes sacs. L’idée est bonne : si je retourne chez Zed maintenant, il y aura forcément des questions, des regards trop attentifs, un détail qui trahira quelque chose. Mieux vaut qu’il découvre tout ce soir, d’un seul coup.
Et alors que je marche à ses côtés, je sens cette sorte de calme nerveux s’installer — celui d’avant les grandes représentations. Ce soir, tout bascule peut-être, mais pour l’instant, il reste un peu de temps, juste assez pour régler les derniers détails.
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