Chapitre 34 - Partie 3
Quand j’émerge, je mets quelques secondes à comprendre où je suis. La lumière du jour filtre à travers des rideaux violets hideux — ceux que Ben traîne de logement en logement depuis la mort de sa mère. J’ai la bouche sèche, un goût de papier mâché sur la langue et le crâne qui bourdonne, mais je suis vivante, entière, ce qui, compte tenu de la journée d’hier, relève presque du miracle.
Il y a du bruit au bout du couloir : une tasse qu’on repose sur du carrelage, le froissement d’un pyjama, un sifflement tranquille. Je me lève, à contrecœur, chaque pas tirant un peu sur ma tête.
Ben est dans la cuisine, silhouette tranquille dans un pyjama à carreaux d’un autre temps, mais qui, par un mystère absurde, lui va comme un gant. Ses cheveux sont encore plus ébouriffés que d’habitude, et la vapeur du café brouille les contours de son visage. Je frappe du bout des doigts contre la porte. Il se retourne, son expression quelque part entre la tendresse, la mélancolie et le dégoût.
- Sans vouloir te vexer, tu as vraiment une sale tête, dit-il.
- Merci. Je sens que j’ai vraiment une sale tête, je confirme.
Un demi-sourire passe sur son visage constellé de tâches de rousseur, le genre qui veut dire “au moins, tu as l’air de nouveau toi-même”. Il me tend une tasse de chocolat chaud — pas du café, jamais du café pour moi — et la chaleur me mord presque la peau quand mes doigts se referment autour. Je la garde entre mes mains, toujours un peu honteuse de mon comportement de la veille.
- Je suis désolée… Pour hier. Et merci. Pour tout.
- Je le referai sans hésiter. Il n’y a rien à pardonner.
- Si, un peu quand même. T’étais obligé de rien, et pourtant tu étais là. Encore. Je pensais pas que t’aurais à nouveau à gérer une crise comme ça. J’espérais vraiment que c’était fini tout ça…
Il pousse un soupir, long et bas, et s’appuie contre le plan de travail. Sa voix est calme quand elle revient, mais je sens le poids derrière.
- Maud… Peu importe le nombre de fois où tu craqueras, je serai là. Tu sais pourquoi ?
Je secoue la tête.
- Tu te rappelles comment on s’est connu ? demande-t-il.
Bien sûr que je m’en souviens. Je parcourais les couloirs du collège à la recherche d’un endroit où me cacher pour lire un énième roman. Et puis je l’ai vu, ses cheveux roux en bataille, adossé contre un des murs auxquels je m’appuyais de temps en temps. Il était absorbé par un jeu vidéo et ne m’a même pas vue arriver. Il a à peine levé les yeux quand je me suis assise près de lui.
- Je t’ai dit de pas t’asseoir près de moi. Que les autres disaient que je puais et qu’ils allaient dire pareil de toi.
- Oui, je t’ai presque agressé en retour, je souris.
- Tu as fait mieux que ça. Tu t’es penché sur moi… et tu m’as senti !
- Eh ! Il fallait bien que je vérifie ! je proteste en riant.
Son rire éclate, clair, presque enfantin, et le mien suit, un peu en décalé parce que je me rappelle de ce qui a suivi.
- Et dans le plus grand des calmes, tu m’as dit “C’est des mensonges. Tu sens la crème.”. Et tu es retourné à ton livre, comme si de rien n’était.
Il secoue la tête, un éclat tendre dans le regard.
- Tu te rends pas compte de ce que ça m’a fait. J’étais un gamin qui croyait qu’il ne valait rien, jugé et écarté d’avance. Et toi tu es restée. Mieux, le lendemain, tu es revenue t’asseoir au même endroit.
Je souris, un peu gênée.
- C’était sympa d’avoir un peu de compagnie, même silencieuse… Je m’attendais à tout moment que tu me dises de dégager.
- Tu veux rire ? C’est moi qui m’accrochais à toi. J’avais peur que tu disparaisses, que tu te lasses de moi, rit-il. Mais c’est jamais arrivé. Et c’est ça qui a tout changé pour moi. Toi, tu m’as montré que je ne devais pas m’arrêter à ce qu’on me disait. Ça m’a donné envie d’essayer de parler, de sortir de l’ombre. Et un jour, je me suis rendu compte que j’avais une bande d’amis, une vie. J’étais plus juste “le roux”.
- T’exagères. Je t’ai juste dit que tu sentais bon. Ce que t’as fait après, ça n’a rien à voir avec moi.
- Tu crois que c’est rien, mais sans toi, je serais probablement resté ce gamin qui évite les regards. Tu m’as appris à oser. A aller vers les gens, même vers les filles, à assumer qui je suis. Tu étais au premier rang à ma remise de diplôme. Et plus tard… quand ma mère est morte, t’étais là aussi.
Il sourit de plus belle et enchaîne :
- Sans toi, je n’aurais jamais eu le courage d’aller en école de commerce. Ni celui de croire que je pouvais réussir. Tu devrais même avoir des parts dans mes placements futurs, à ce stade, plaisante-t-il.
- Dix pour cent minimum ! je le taquine en retour.
- Cinq. Et seulement si tu paies la déco.
On rit tous les deux et dans ce rire-là, il n’y a ni douleur, ni honte, ni fêlure. Juste deux amis qui reprennent leur souffle, puis il ajoute, plus bas :
- Je sais que mes réussites je les dois à mon travail et à ma détermination. Aujourd’hui, j’ai trouvé ma place. Des amis, des collègues, des gens qui comptent. Mais sans toi, je ne me serai même pas lancé. Tu es de ma famille. Je te soutiens, tu me soutiens. C’est comme ça que ça marche entre nous. Je me fiche du nombre de fois où je devrai t’aider à te relever, parce que je sais que tu feras pareil pour moi.
Et il a raison. Il n’y a jamais rien eu de plus entre nous pour cette raison : on a trop à perdre si ça ne marche pas. Le jeu ne vaut même pas la peine d’être envisagé.
J’ai malgré tout un pincement au cœur. Ben parle toujours de son équipe, de ses amis, des dîners où il rit jusqu’à en pleurer. Je suis heureuse pour lui, mais il y a cette part de moi, minuscule et honteuse, qui se demande pourquoi je n’arrive pas à appliquer à ma propre vie ce que j’ai offert à la sienne.
Il a construit une vie solide, peuplée, vivante. La mienne est stérile, réduite à Nate, Ben et, avant que je ne découvre le pot-aux-roses, Zed.
Ben a tort : je suis un désastre. Je vis en me raccrochant aux autres, espérant qu’ils ne me lâchent pas, en dépit du chaos que je sème malgré moi.
Annotations
Versions