L'autre
Je me demandais bien ce qu’il faisait, mon colocataire. Je ne le voyais pas de la journée. Même pas pour l’apéro. C’est seulement quand j’avais fini mes trois can’ de bières, ma quille de vin et que j’avais pris une lichette de vodka, qu’il se pointait. Il était souvent très tard, je voyais flou au mieux, je vomissais dans un seau au pire. À ce moment-là il apparaissait, il venait à côté de moi, il s’asseyait sur mon lit, me caressait la tête, me touchait tendrement les cheveux et me murmurait que j’étais un bon à rien. Je n’étais jamais en état de le contredire ; le voulais-je, autrement ?
Il m'avait rendu service il y a peu ; j’avais une réunion importante pour le travail en fin d’après-midi, je devais réaliser une sorte de compte-rendu à mes chefs, et je ne le sentais pas… J’avais mal fait mon boulot, et ils allaient probablement me mettre à la porte à cause de cela. Il était venu me voir à midi alors que je mangeais seul. J’étais allé prendre un tacos et m’étais posé sur une petite table en bois dans un parc lorsque je l’aperçus.
Je ne le reconnus pas tout de suite à cause de la netteté due à ma sobriété. À dire vrai, il me semblait ne jamais l’avoir vu. Il était maigre et couvert de bandage de la tête au pied comme une momie, seul un de ses yeux dépassait. Un œil sombre et vil. Il s’approcha avec une certaine grâce près de moi et vint s'asseoir à ma table. Il fouilla quelque chose en dessous de la table de pique-nique et en sortit un whisky et deux verres qu’il posa devant moi. Je croquai dans mon tacos.
– Arrête de manger cette merde ! envoya-t-il en me prenant mon repas des mains et en le balançant dans un buisson.
Je regardai d’un air las l’endroit où avait atterri mon tacos L, deux viandes + nuggets et supplément sauce algérienne. Pendant ce temps mon coloc’ remplissait les deux verres de whisky.
– Alors ta réunion ? interrogea-t-il dans une parole rauque, mais étouffé par les bandages.
– Alors quoi ? soupirai-je - nous trinquâmes - c’est ce soir…
– Je sais que c’est ce soir. Mais tu comptes y aller morose comme cela ?
À cet instant, je crus en sa bienveillance. À quoi d’autre pouvais-je croire sinon ? Je me tus, haussai les épaules, et bus une gorgée d’alcool. C’était un bon whisky, japonais, quelle chance qu’il ait trouvé cette bouteille en dessous d’une vieille table en bois moisie. À moins qu’il l'ait déposé là ? Pff… Je me posais trop de questions.
– Tu as fait un taf de merde, renchérit-il, ils le savent, tu le sais. Et bien, quand ils t’engueuleront, soit nonchalant, n’aie aucune émotion. Les émotions te desservent : la peur te rend minable, la colère te fait trembler et tu n’es pas crédible, et que dire de l’amour… Ça donne la pire version de toi-même.
Il utilisa sa main gauche pour écarter les bandages au niveau de sa bouche et but une gorgée avec sa main droite. Sa bouche était noire et sèche, comme nécrosée.
– Quelle est la meilleure version de moi-même ?
Il me sonda avec son unique oeil, il rit, il réalisa la même manipulation pour boire son whisky cul sec, il se resservit, il me resservit (alors que je n’avais pas terminé), et il lança :
– Soyons honnêtes entre nous. Aucune version de toi-même ne vaut le coup d’être vécue.
Il s’arrêta un moment, regarda un corbeau qui s’approchait du buisson au tacos et revint vers moi.
– Cela dit, tu as un certain charme quand tu es triste.
Je le regardai, un poil interloqué.
– Je veux dire quand tu es triste à mourir, pas triste comme tu es d’habitude !
– Aucune émotion ? répétai-je.
– Nada ! Tu y vas, tu fais ta présentation, tu te foires et quand ils te critiquent : rien. Pas une moue, pas un sourire, pas un haussement de sourcil, pas de surprise. Juste le vide. Un regard lointain…
– Un peu endormi ?
– Pas trop non plus; juste lointain. Dans un autre univers.
– Dans un autre univers, réitérai-je, dans un autre univers… lointain… très lointain.
Je finis mon verre en fermant les yeux et en essayant de visualiser la scène. Lorsque je les rouvris, mon colocataire était évidemment parti.
Je suivis ses conseils, je présentai mon travail et au moment des questions, mes chefs me regardèrent d’un air déçu. J’étais vide.
“L’objectif n’a pas été atteint Monsieur Vayle”
Lointain.
Le regard lointain.
“C’est du travail à moitié terminé !”
Dans un autre….
“C’est un peu branlant comme résultat, si vous me permettez.”
…Univers.
“Monsieur Vayle ?”
“Monsieur Vayle?!”
“ Victor ?!!!”
Je m’étais évanoui.
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Finalement mes chefs ne m’avaient pas viré ce jour là, et je me disais que c’était grâce à mon colocataire. Ils ne me virèrent qu’un mois après. Pour faute grave. J'avais bus au travail, l'accident bête.
Et alors l’équation habituelle : pas de travail = plus d’alcool. La perte de sens, et la perte des sens. Heureusement j’avais l’amour. Ce qu’il restait de moi était pour l’autre. Mon colocataire était très critique à ce propos; les rares fois où je pouvais discuter avec lui, le soir, tard. Ce jour là c’était le lendemain d’un soir où j’avais beaucoup bu, qui était le lendemain d’un soir où j’avais beaucoup bu et qui était le lendemain de… Je ne me souvenais plus.
Je buvais du rosé dans un cubi de 5L. Il arriva par la porte d’entrée. Il s’approcha vers moi, dans sa grâce désarticulée, son regard était plus horrible que tout ce que j’avais vu auparavant. Cette fois, le bandage au niveau de sa bouche était manquant. Il souriait. Un sourire noir. Pourri. Et des cicatrices autour de ses lèvres. Il s’assit sur le canapé à côté de moi en gardant la même expression faciale. Il mit son bras autour de mes épaules.
– Que j’aime te voir comme ça, Vic’ !
Je bus mon verre de rosé et commençai à pleurer. Je me resservis. Il souriait toujours.
– Si le pathétique pouvait être peint, tu serais un chef-d’œuvre, haha !
Je pleurais toujours et je balbutiai :
– Je te… déteste.
Il se leva, et fit semblant d’être outré. Il se moquait de moi. J’augmentai le son de la musique pour cacher son rire. Il commença alors à danser.
Je le regardais se dandiner sur de la bossa nova, il ne se débrouillait pas trop mal. Je bus mon verre de rosé et me resservis.
– Attention ! Avec modération ! m’envoya-t-il en riant.
J’éclatai de rire et je bus d’une traite mon verre, et lui balançait le reste à la figure. Il me prit par le bras et nous dansions ensemble. La danse macabre. Nous passâmes une bonne soirée avec tout ça, nous dansâmes, nous bûmes, nous mangeâmes, il me scarifia le poignet avec un couteau émoussé, et nous chantions les musiques d’autrefois.
C’était le milieu de la nuit, nous étions au bout, affalés sur le canapé; mon coloc déjà dans son linceul.
– Pourquoi restes-tu avec elle ? souffla-t-il.
– Je l’aime voyons, tu le sais, dis-je en me tenant fermement le poignet.
– Je le sais… C’est ce qui m’emmerde. Tu pourrais faire de grandes choses Vic’, tu n’es pas né de la première rosée du matin, tu sais comment ça se finira, pourquoi ne pas finir sous tes conditions et être libre.
– J’ai déjà fait ça la première fois. Ça n'a pas marché.
– Nous ne nous connaissions pas la première fois.
Il détourna le regard puis le posa sur mon poignet.
– Écoute Vic'… Je me suis emporté… Tu sais bien que je veux te tuer, mais pas maintenant. Il faut que tu vives avant, que tu sois heureux, puis que tu perdes tout. Absolument tout. Et qu’il te reste une lueur d’espoir. Et à ce moment-là… Je t’éliminerais. Ça… c'était juste un avertissement.
Je le regardai, il semblait presque honteux de lui. Ses bandages vibraient à cause du ventilateur que j’avais mis à pleine puissance. Cette fois, ce fut moi qui posai mon bras sur ses épaules. Il était chaud.
– Ça te ferait plaisir de me tuer ? articulai-je.
Il ne souriait plus, il faisait la moue.
– Pourquoi les miroirs ont besoin d’autres miroirs pour se voir ? avança-t-il. Il pleurait de son unique œil. Des larmes noires.
Je l’observais. J’étais vide, aucune émotion.
– Je t’aime, lui avouai-je.
Il me jeta un regard digne de la mort face à la vie, sachant qu’elle était supérieure en tout points, il sourit.
– Et moi je te déteste !
Et nous nous enlaçâmes.
Fin
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