Chapitre III. La petite fille de la forêt. 2/2

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« Ferme les yeux et tu verras. » Joseph Joubert.

_ Bien maintenant je veux que vous vous concentriez. On ne dit plus rien, on écoute juste, d'accord. Aliénor, Jonas ?

 Pour seule réponse, elle eut le hochement de tête d'Aliénor. Tendue au possible, la petite fille avait du mal à calmer son cœur. Trop d’appréhension et une pointe d’excitation tournoyaient dans sa tête pour pouvoir se concentrer correctement.

_ Et bien Jonas, tu n'es pas d'accord ?

_ Bien sûr que si je suis d'accord avec vous. La preuve, j'ai écouté et j'ai rien dit comme vous nous l'avez demandé. La tête, toujours penchée en avant, les lèvres de Jonas étaient tirées en un sourire de petit coquin.

 Le petit gloussement d'Aliénor dissuada la professeure improvisée de le réprimander. Oh le petit malin, distraire son amie en faisant le pitre, chassa toute la tension du corps d'Aliénor. L'atmosphère redevenue propice à l'apprentissage Heaven reprit ses explications.

_ Je veux que vous inspiriez et expiriez tranquillement. Pas de précipitation, nous avons tout notre temps. Toi Jonas, je souhaite que tu déploies ton pouvoir pour explorer la mécanique de ce rêve. Et pour toi Aliénor, tu vas te concentrer sur ce que tu ressens. Laisses-toi guider par ton instinct, ne réfléchis pas, harmonise ta respiration sur celle de Jonas. Laisses-le te montrer le fonctionnement d'un rêve. Je me charge du reste.

 Les deux apprentis magiciens firent de leur mieux pour suivre les instructions de leur mentor. Pour aider au mieux les deux enfants dans leurs tâches, Heaven posa délicatement une main sur le dos des deux enfants. Installée  de cette manière Heaven faisait office de passerelle entre les deux énergies des enfants. Au bout de quelques minutes, un long souffle d'exaspération coupa court au silence qui les entourait.

_ J'arrive pas. Heaven il y a trop de résistance, Aliénor bloque toutes mes tentatives d'exploration. Jonas releva juste assez la tête pour ancrer ses yeux à ceux d'Aliénor. Il faut que tu me laisses passer au travers du voile des songes.

_ Je comprends pas, je fais comme tu m'as expliqué Heaven alors pourquoi ça marche pas ?

_ Tu réfléchis trop, mon ange. Laisse-toi faire, vide ton esprit. Parfois Heaven oubliait d'où venait Aliénor, et par extension son manque de connaissance. On va tenter une autre méthode, tu veux bien. De nouveau Aliénor hocha la tête en signe d'approbation. Et si au lieu d'être face à face, vous vous installiez autrement. Jonas lève-toi et colle ton dos à celui d'Aliénor. De cette manière, vous pourrez plus facilement harmoniser vos respirations.

 Aussitôt dit aussitôt fait, et au centre de la clairière, il y avait une dame avec, en face d'elle, un garçon et une fille dos-à-dos. La main sur le cœur des jeunes, Heaven se mit à inspirer et expirer lentement.

_ Très bien, mes chers petits apprentis, vous allez faire comme moi. On inspire... On expire... On inspire... On expire. Et si cela peut vous aider, vous pouvez fermer les yeux. Ressentez le mouvement du dos de l'autre à chacun inspiration. On inspire... On expire...

 Avec leurs respirations, enfin en harmonie, l'entraînement pouvait commencer. Quand la concentration des élèves se fissurait, Heaven suggérait une pause pour mieux repartir ensuite. Bien sûr, il fallut du temps pour que les premiers signes de réussite apparaissent. Après avoir assisté à deux peut être trois levers de soleil, l'exclamation de victoire de Jonas retentit dans leurs oreilles.

_ Vous avez senti, dites-moi que vous avez senti vous aussi. La forêt, elle a vibré. J'en reviens pas, j'ai réussi à faire ça. Je vais pouvoir rajouter ça dans mon carnet de réussite. Réussir à changer la nature d'un rêve qui n'est pas le mien. Bon d'accord ça n'a duré que quelques secondes, mais j'ai quand même réussi. Je suis vraiment trop fort.

 Un raclement de gorge et de gros yeux noirs firent descendre Jonas de son petit nuage d’autosatisfaction. Il se rendit enfin compte qu'il sautillait dans tous les sens et qu'il avait de nouveau fait perdre la concentration du petit groupe.

_ Oups... Désolé, mais vous l'avez quand même sentie. Le sourire de pirate de nouveau sur son visage, Jonas se rassit docilement à sa place.

_ Oui mon agneau nous l'avons senti mais à l'avenir reste concentré pour que cela aboutisse vraiment à quelque chose de concret. Et désolée de devoir te le rappeler, mais tu n'étais pas seul pour réussir cet exploit, c'est seulement en combinant vos deux pouvoirs que cela fonctionne. Donc c'est une victoire en équipe, pas solitaire.

 Dans l'incapacité de retrouver son calme et sa concentration, Jonas se remit à décrire leur nouvelle prouesse. Avec le chahut de Jonas, une petite pause s'imposa d'elle-même. Curieuse de nature, Aliénor ne put s'empêcher de questionner Jonas sur sa fameuse liste d'exploits.

_ C'est ma maman qui l'a créée quand j'étais bébé, après avoir découvert la nature de mon don. Dessus, il y a par exemple la première fois où j'ai réussi à endormir le vieux chien de nounou en éternuant. Je crois que j'avais cinq ans à ce moment-là. Enthousiaste à raconter ses prouesses, Jonas parlait en faisant de grands gestes avec ses mains. Il y a aussi la fois ou, quand j'étais encore un bébé, rien quand bâillant, les personnes proches de moi se mettaient aussi à bâiller. Maman dit aussi que c'était un vrai calvaire de me faire dormir, mais, une fois cela fait, mon sommeil était contagieux. Il y a aussi la fois où j'ai réussi à attraper un crapaud à main nue pour l'offrir à Lili. J'avais choisi le plus joli pour elle, mais mon cadeau ne lui a pas plu. Pourtant elle avait dit à nounou, qu'elle préférait embrasser un crapaud plutôt que de vider une nouvelle fois la cuve à déchets.

_ Trop bien, tu crois que je pourrais en avoir un moi aussi. C'est qui nounou et Lili ?

_ Tu veux un crapaud toi aussi, décidément je ne comprends rien aux filles. Elles veulent toutes des crapauds, mais, quand je leur en offre un, elles hurlent toutes de peur. La réponse de Jonas fit beaucoup rire la jeune fille. Pourquoi rigoles-tu ? Nounou, c'est ma nourrice, c'est elle qui m'aide à m'habiller et à me laver, et Lili, c'est une des aides de cuisine.

_ Mais non pas un crapaud, c'est moche ces trucs-là. Je parle d'un carnet d'exploits.

_ Ah d’accord ! c’est vrai que c’est moche un crapaud. Oui sûrement. J'ai une idée, quand tu viendras chez moi, je t’offrirai un carnet tu pourras ensuite le compléter.

 Leur discussion reprit de plus belle sur tous les succès, plus ou moins intelligents, selon les points de vue, et ce jusqu’au coucher du soleil. Lancé dans l'une de ses histoires qui ne manquaient jamais de faire rire Aliénor, Jonas se tut soudain. Quelqu'un prononçait son nom, et une douce chaleur caressait sa joue.

_ Je vais devoir me réveiller. Ma maman commence à se demander pourquoi je ne me suis toujours pas levé. Si je reste plus longtemps, elle va s'inquiéter. J'ai super faim moi en plus. La nuit prochaine, tu veux bien que je revienne te voir, et on continuera à bien s'amuser.

 Après avoir poliment salué Aliénor et Heaven, et déposé un baiser sur la joue de sa nouvelle amie, Jonas leur souhaita une belle journée. Les paupières du garçon papillonnèrent et à chaque battement de cil le jeune rêveur disparaissait un peu plus.

 Aliénor n'avait jamais envisagé une seule seconde que Jonas pouvait partir, alors quand le moment fut venu, elle resta muette de surprise. Heaven n'eut pas besoin d'un don de télépathie pour savoir quelle question trottait dans la tête de sa protégée. Elle lui confirma donc qu'au moment où Jonas dormirait, elle irait le chercher et le ramener dans son rêve à elle. Pour que le temps semble passer plus vite pour la fillette, Heaven, lui proposa de lui apprendre les rudiments de la magie. Après tout, autant se servir de ce temps pour faire quelque chose d'utile et combler un peu les lacunes d'Aliénor dans ce domaine. Toujours assoiffée de connaissance, Aliénor accepta volontiers le programme qu'on lui proposa, surtout s'il y avait des démonstrations à la clé.

~

 Assise au bord du lit d'un enfant, une mère caressa tendrement la joue de son fils. Ne le voyant pas venir pour prendre son petit déjeuner, elle s'était renseignée auprès de l'une de ses servantes sur le sujet. Aussitôt informée de l'endroit où il se trouvait, elle était partie le rejoindre. Pour cette famille où les obligations dues à leurs rangs ne leur laissaient que peu de temps ensemble, les repas étaient des moments que toute la famille appréciait tout particulièrement.

 Alors que son unique fils en manque un, c'était une chose bien étrange. De nouveau, elle déposa délicatement sa main sur la joue de son enfant, et d'une voix chaude l'appela tendrement. Au premier mouvement de paupière, la Duchesse de Brume sourit et lui laissa le temps de bien se réveiller. Tout le monde savait qu'il ne fallait jamais brusquer une personne au réveil, sous peine d'en subir les répercussions pour le reste de la journée.

_ Et bien mon petit rêveur on fait la grasse matinée. Ce n'est pas dans tes habitudes pourtant, toi qui es toujours le premier à table. À cette dernière remarque, un gargouillement retentit dans la chambre.

_ Maman j'ai fait un rêve incroyable. J'ai même réussi à rentrer dans le rêve d'une fille. Dis, on pourra rajouter ça dans mon carnet ? En plus, c'est ma nouvelle amie. Encore à moitié endormi, avec la gorge enrouée du fait de dormir la bouche ouverte, Jonas embrassa sa mère maladroitement. Heaven m'a dit qu'elle ne venait pas d'ici. Dis maman, est-ce qu'elle peut venir à la maison ? Je lui ai promis de lui offrir un carnet à exploits comme le mien. On peut aller manger ? J'ai faim !

_ Et si tu t'habillais en premier lieu. Ensuite, nous irons manger et tu me raconteras tout de ton incroyable rêve, d'accord ?

 Jonas hocha la tête, se changea, et accompagné de sa mère rejoignit la salle à manger du manoir. Tout en savourant son repas Jonas narra ses aventures avec Aliénor. À l'évocation de ce nom, un sourire mystérieux se dessina sur les lèvres de la Duchesse Eryne. Ses cartes de divination avaient encore vu juste, le jour était enfin arrivé. La petite fille au manteau beige avait fait son entrée dans leur monde. Les brides de rouleau d'avenir, qu'elle entrapercevait depuis longtemps, se déroulaient enfin devant elle. Après la fin du petit déjeuner, Jonas fila en direction de la bibliothèque où l'attendait son précepteur.

 Dans son bureau situé à côté de celui de son époux, la duchesse écrivit des missives à toute vitesse, quelques mots sur le papier suffisaient. Le moment était venu à l'ordre des Ombrumes de se regrouper et de préparer leur future mission. Les lettres, une fois scellées, furent ensuite confiées à ses hommes de confiance et envoyées aux quatre coins du continent.

 Une fois sa tâche accomplie, Eryne prit la direction de sa tour cylindrique. Lieu de prédilection pour la Duchesse, il lui avait été offert en cadeau de mariage par ses beaux-parents. De marche en marche, elle gravit les escaliers de la tour et atteignit bientôt son salon de divination, qui remplissait le dernier étage. Dans cette pièce, à la lumière feutrée et où une odeur d'encens régnait en permanence, aux murs tapissés avec goût, à l'ameublement élégant, et en son centre, un cercle dessiné à la craie lui servait d'outil de travail.

 Eryne foula le seuil de sa porte, et partit immédiatement en direction de ses cartes divinatoires, placées sur l'étagère à côté de son établi. Enthousiaste comme à chaque fois qu'elle usait de son pouvoir, la Duchesse rassembla le matériel nécessaire pour sa séance. Après plusieurs allers-retours, tous furent enfin placés au bon endroit sur le cercle. En premier, il y avait les cinq bougies disposées à égale distance les unes des autres sur la sphère. Ensuite les jeux de cartes divinatoires se situaient à l'extérieur du cercle. Et pour finir aux quatre points cardinaux un pot contenant chacun l'un des éléments de base, l'eau, le feu, la terre et l'air.

 D'un geste assuré, elle alluma la mèche des bougies et se plaça au centre de sa formation. Après des années de pratique, calmer sa respiration n'était plus un problème. Debout dans sa tour, alignée avec le ciel et la terre, elle fit appel au don reçu à sa naissance. L'atmosphère vibra du pouvoir ambiant, et dans un mouvement général, les cartes se soulevèrent d'elles-mêmes et tourbillonnèrent autour de la Duchesse. Doucement, mais sûrement, elle ferma les paupières et savoura le fait qu'ainsi elle pouvait entrapercevoir les secrets du monde.

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